Nous avions publié voici deux semaines l’intervention introductive de la militante marxiste et féministe indienne Kavita Krishnan à la réunion organisée le 23 octobre dernier par la Campagne socialiste de solidarité avec l’Ukraine (USSC) Plusieurs camarades ukrainiens du Sotsialnyi Rukh, notamment Denys Pilash, Vladislav Starodubtsev, Maksim Osadchuk, ont pu y participer.

Nous proposons une transcription-traduction d’une partie de leurs questions ainsi que les réponses de Kavita Krishnan lors de cette réunion.                                         

 Elles sont également disponibles sur le site d’Oakland Socialist.

Denys Pilash

Je suis Denys Pilash de l’organisation socialiste ukrainienne Sotsialnyi Rukh (Mouvement Social). J’interviens depuis Kyiv. Heureusement, nous avons aujourd’hui l’électricité, car les coupures de courant sont assez fréquentes maintenant, en raison des drones iraniens déjà cités [par K. Krishnan] utilisés par les Russes pour frapper les infrastructures civiles dans tout le pays.

Tout d’abord, je suis très reconnaissant à Kavita pour tout ce qu’elle a dit aujourd’hui et tout ce qu’elle a fait auparavant. Quand j’étais étudiant, j’ai fait un mémoire de maîtrise sur la pollution au Népal et je m’intéresse à ce qui se passe en Asie du Sud, en Inde et chez ses voisins. Et encore une fois, c’est de gros problèmes. Les gens ici en Ukraine et dans de nombreuses régions du Sud global semblent très isolés les uns des autres. De nombreuses personnes dans les pays du Sud sont désireuses de reproduire une sorte de récit primaire. Or nous devons construire des ponts. Donc, quand j’ai vu pour la première fois des personnes, des signatures et différents manifestes féministes et autres appels, c’était un très bon signe parce que nous avons assoupli ces rapports avec les mouvements du « Sud global ». Nous avons eu des contacts en Amérique latine, en Afrique du Sud, principalement via différents groupes trotskystes. Mais l’Asie du Sud n’était pas encore là. Kavita arrive, avec la clarté puissante de son analyse de ce qu’est réellement la nature néocoloniale et impérialiste de la politique agressive de la Russie contre l’Ukraine. Alors je voudrais  d’abord demander si cette position présente dans la gauche indienne qui est, comme tu le dis, une position  ouverte, même si vous tu as mentionné que ce n’est pas encore suffisant : est-ce une position ouverte pour écouter les Ukrainiens et leur accorder une certaine conscience, reconnaître au peuple ukrainien une certaine capacité à s’organiser lui-même ?

Et aussi tes articles et messages dénoncent des aspects de la politique stalinienne en Union soviétique et en Ukraine, auprès de militants qui pour beaucoup, d’après ce que nous voyons dans les mouvements en Asie du Sud, sont très combatifs, et sont véritablement liés aux masses ouvrières et paysannes. Ceux issus de la tradition maoïste semblent nombreux. Est-ce que cette dénonciation du stalinisme et de la culture politique stalinienne, fait son chemin dans la gauche indienne ou est-elle encore loin d’avoir une dynamique favorable ?

Et enfin, je soulignerai également ton analyse du prétendu « pont de multipolarité » construit par le régime de Poutine. Comme tu l’as bien dit il s’agit véritablement pour eux, de fabriquer une internationale d’extrême droite et la Russie de Poutine est un modèle pour beaucoup de partis d’extrême droite en Occident : les fascistes et les conservateurs d’Orban et Marine Le Pen et pour de nombreuses personnes comme Modi et Bolsonaro etc. Mais en fait cette notion de multipolarité ne dessine pas une carte politique plus diversifiée à travers le monde. Il s’agit en réalité de revenir à un certain vieil impérialisme du XIXe siècle, quand vous aviez plusieurs grands acteurs et que tous les autres pays, tous les autres peuples, se voyaient refuser tout genre de souveraineté. C’est le cœur même de la compréhension de Poutine de la multipolarité. Vous avez la Russie, vous avez les États-Unis, vous avez la Chine, peut-être l’Inde, peut-être le Brésil, et c’est tout. Tous les autres peuples d’Asie et d’Afrique sont niés en fait ; si tu peux également développer là-dessus, merci !

Kavita Krishnan

Bien sûr, je vais le faire. Et peut-être que s’il reste une ou deux questions, alors vous pouvez simplement les poser dans la discussion. Dennis et Vladislav ont posé une question très similaire – en gros, vous demandez,  » existe-t-il des groupes en Inde qui sont ouverts à l’écoute des Ukrainiens et prennent une meilleure position de solidarité claire avec l’Ukraine ?

Alors je dois dire qu’il semble qu’il n’en y ait guère si l’on considère la gauche organisée.  Il y a un très petit groupe qui se nomme « Socialistes Radicaux« . Je pense qu’ils sont liés à la Quatrième Internationale et en Inde, et il y a là le groupe d’intervention d’un très bon ami. Ses positions, comme celles des Socialistes Radicaux ont largement été correctes … mais c’est aussi quelqu’un qui, depuis quatre décennies, est passé par la multipolarité, vous savez ce vrai genre « réaliste » de conneries sur les relations internationales, avec la Palestine à toutes les sauces. Il est donc très doué pour ça.

Mais, vous savez, le problème pour moi c’est que la Quatrième Internationale aussi est un grand sac dans lequel vous avez aussi bienTariq Ali, qui dit des trucs faux sur l’Ukraine depuis 2014. Et donc, pour moi, je trouve qu’en Inde comme delà de l’Inde, et aussi en ce qui concerne « l’anarchisme » et Chomsky est… eh bien, mon problème est qu’en ce moment, je pense que toute la gauche, qu’elle soit trotskiste, qu’elle soit anarchiste ou qu’elle soit marxiste-léniniste, stalinienne, etc. connait cette désorientation due à cette notion que, comme vous savez, « l’Amérique doit être le grand méchant tout le temps dans n’importe quelle situation internationale ». C’est quelque chose de très répandu.

Tariq Ali a déclaré des choses épouvantables sur l’Ukraine. Il a justifié l’annexion de la Crimée en 2014, en disant : « Oh, tout cela s’est fait avec un référendum » etc. Donc je pense que le problème aujourd’hui dépasse les anciennes divisions historiques. Avec les trotskystes par exemple, dans les pays capitalistes occidentaux le plus souvent l’antistalinisme a été une façon de se distinguer des partis communistes. Mais les trotskistes n’ont pas vraiment examiné de près ce que l’Union soviétique et le régime de Staline en particulier ont fait à l’Europe de l’Est et aux peuples. Et à tous ceux qui ont été les victimes des invasions, des annexions, etc. du régime stalinien. Je pense donc que cela a été un problème, avec lequel ils ont toujours du mal. Je les vois incapables de regarder en face ce que signifie l’Ukraine en tant que colonie, comme la relation de colonisée que l’Ukraine entretenait avec l’Union soviétique.

Dans la gauche indienne c’est une idée complètement nouvelle. Quand j’ai commencé à parler de l’Ukraine en ces termes, à cause de ce que je lisais depuis quelques années (je lisais autant tout ce que je pouvais trouver, des recherches sur les documents soviétiques), les mâchoires des gens tombaient : « ils seraient donc comme une « colonie ? » Et je disais « Oui, mais vous savez, l’Inde n’a pas connu de colonisateur qui habite à côté. Le colonisateur des Ukrainiens lui, habite à côté ». C’est une découverte complètement nouvelle !

Donc en Inde, vous avez tout l’éventail, avec parfois des métaphores étranges, toutes pro Poutine. Vous avez droit à la métaphore du mari et de la femme, la femme garde un couteau sous un lit et dit : « Oh, il est juste là pour ma sécurité » … hé oui l’Ukraine est la femme et elle garde le couteau de l’OTAN sous son lit, et elle va tuer son mari dans la nuit, etc. ! Des trucs horribles ! Et les horreurs étaient répétées ! Et je leur répète : « Pour comprendre cette relation, il faut comprendre que l’Ukraine était la colonie. Et donc oui, ce sont eux qui ont le droit de se sentir en insécurité vis-à-vis de la Russie ». Je pense que tout est là,

 Chomsky aussi parle de paix. Le problème est qu’il parle de paix comme si les Ukrainiens avaient besoin d’être sermonnés sur la paix. Il est allé jusqu’à dire : « Wow, c’est Trump qui se comporte comme un homme d’État et qui parle de négociations ! » Des négociations sur quoi ? L’idée qu’il n’arrête pas de répéter dans sa dernière interview qu’il a faite avec Vijay Prashad, c’est que les Américains empêchent les négociations, qu’ils doivent autoriser les négociations. Comme si l’Ukraine a donné mandat à l’Amérique et que l’Amérique autorisera ou interdira les négociations. Le fait est [qu’avant le 24/02/22) l’Ukraine a pris toutes les initiatives pour des négociations et des engagements significatifs, et tout cela a été vain Poutine ne s’y intéressait pas. Sans compter que c’est aussi une question de savoir si Poutine respectera réellement des accords avec l’Ukraine ? C’est aussi ça le problème, j’ai l’impression. Et donc je ne peux pas apporter de réponses faciles, à aucun d’entre vous à ce sujet.

En Inde, vous remarquerez, Denys, qu’il n’y avait pas que ma signature, j’ai même réussi à faire signer tout un tas de gens en faveur de l’Ukraine. Et c’est là, pour moi, la partie pleine d’espoir, celle des gens qui ne sont pas avec des groupes organisés, ou qui étaient avec des groupes organisés mais pensaient différemment de leurs organisations, beaucoup d’entre eux étaient prêts à écouter. Et malheureusement, le problème est que avec les groupes organisés, pas seulement les groupes de gauche, mais même, par exemple, avec l’Alliance nationale des mouvements populaires [NAPC : coalition de groupes de Dalits, Adivasis, féministes …] ou des organisations similaires, la solidarité avec l’Ukraine s’est confrontée à des difficultés comme « Oh, mais on ne peut pas prendre parti, on doit être très prudent, parce que ceci, parce que cela, parce que l’OTAN, parce que les nazis, parce que etc.»  Mais il y a des gens là-bas [en Inde] qui sont certainement, entièrement disposés à comprendre. 

 Pour ta question, John, sur la suite au plan organisationnel ? Je n’en ai aucune idée, franchement, je ne sais pas. Je me remets à peine en ce moment, du choc de reconnaître que quelque chose que je n’avais pas imaginé arriverait. Même il y a un an, si vous m’aviez demandé, j’aurais dit : « Je suis dans ce parti [CPI m-l] pour la vie ». Donc je n’ai pas vraiment réalisé, je pense que c’est très naïf de ma part, mais je n’ai pas réalisé sur quel genre de bouton je finirais par appuyer en parlant non seulement de tout cela sur l’Ukraine et ainsi de suite, car au fond la solidarité avec l’Ukraine m’a amenée à lire et mettre le doigt sur le régime de Staline et à en parler, en termes concrets.

En termes généraux, on est autorisé à dire : « Oh, d’accord, bien sûr Staline a fait beaucoup de mal au parti et à la démocratie socialiste ». Le CPI ML vous laissera dire cela. Sauf qu’à la minute où vous entrez dans les détails et où vous commencez à parler de génocides, de famine de masse et ainsi de suite, alors, vous savez que vous n’êtes fondamentalement pas bienvenu en dénonçant cela. C’est donc un problème. Je n’ai pas de réponse sur la prochaine étape.

Ted s’intéresse au thème du « monde multipolaire » pour la gauche en Inde. Je ne sais pas quand cela est apparu, je vais devoir effectuer des recherches approfondies là-dessus pour comprendre quand ce genre d’idée a commencé. C’est probablement au cours de la dernière décennie. Je pense que tout le problème s’est posé pour la base de la gauche pour en quelque sorte trouver un langage pour comprendre comment parler de la Russie et de la Chine et de la signification de leur croissance.

Au début des années 2000, quand les guerres en Irak et en Afghanistan ont eu lieu, on était dans une situation limite où vous parliez uniquement de l’impérialisme américain. Vous n’aviez pas vraiment besoin de faire une analyse, du moins en Inde, il n’y avait pas de débat sur la tentative d’intégrer ces évènements dans le vieux discours militant, d’intégrer un monde en évolution rapide plein de nouveaux dangers dans le vieux récit familier. Je pense que cela fait un peu partie du problème. Et je ne sais pas vraiment quand cela a commencé.

 Cheryl a posé des questions sur le mouvement de la classe ouvrière. J’y vais y venir pour finir. En ce qui concerne la question de Mudassir,  je ne sais pas… Je ne pense pas que ce soit un problème de communication ni que les gens supposent que nous sommes pour les États-Unis. Je pense qu’il y a de la mauvaise foi. Par exemple, personne, connaissant mon histoire, personne, connaissant mon passé, ne pourrait dire de bonne foi que je suis une fan de l’impérialisme américain ! Mais ils le disent.  Ils disent, je suis un agent de la CIA ou que je suis un agent sioniste, ce genre de choses … Les tankistes [tankistes veut dire campistes : c’est encore plus parlant !: NDLR] en Inde, c’est ce qu’ils font !

Mais ce n’est pas un problème de ma communication. Le problème est qu’ils ne veulent pas de discussion… à la minute où vous critiquez Poutine, ou la Russie ou la Chine etc., en particulier la Chine, vous devenez en quelque sorte persona non grata. Et ce ne sont pas seulement des agressions de trolls de base. Par exemple, Vijay Prashad, a fait cela d’une manière que n’importe qui qualifierait de tankiste, ou stalinienne, il a tweeté un truc du genre « oh, tu sais, mon pote, tu es un agent de la CIA, et tu devrais le dire ouvertement ». Le genre de choses qui ont du poids quand elles viennent de personnes très influentes. Et je trouve plutôt épouvantable que ce genre de voix de gauche qui sont bien connues, qui sont influentes, qui sont perçues comme une sorte de référence… ou qui ont une emprise au-delà de l’Inde, utilisent un langage dangereux, d’attaque essentiellement ad hominem, contre quiconque conteste leur vision du monde.

Et leur vision du monde n’est tout simplement pas étayée par des faits. Vous ne pouvez vous accrocher à cette vision qu’en refusant de regarder la réalité en face. Sinon, vous ne pouvez pas vous y tenir. Et vous êtes en fait un fan du régime politique chinois actuel, un fan de la Russie.

Ce que Cheryl a demandé sur le mouvement de la classe ouvrière : Eh bien, en bref, il y a beaucoup de choses que je pourrais dire à ce sujet, mais très brièvement, voyez-vous, il y a de grands syndicats en Inde et beaucoup d’entre eux sont de gauche. sont dirigés par diverses formations de gauche. Il y a une très grande partie inorganisée, des secteurs où la syndicalisation est beaucoup plus faible, mais là aussi la gauche est en tête. Il y a donc des luttes et des mouvements considérables. Mais je dois dire que le fait est qu’il y a une dominante… vous savez, en ce moment, tout le pays est sous le régime de Modi, l’Inde précipite sa course pour devenir une sorte de nation hindoue totalitaire. Dans son contenu, sinon dans sa dénomination. Même s’ils gardent la constitution indienne comme une sorte de couverture extérieure, ils la vident de tout sens réel très rapidement. Dans cette situation ils se débarrassent aussi très rapidement du droit du travail, etc. Mais je pense que le mouvement de la classe ouvrière dans son ensemble n’a pas encore pleinement réalisé que cela se produit. Donc [il manque] une pleine prise de conscience de ce que représente ce danger dans toute sa dimension, et de ce qu’il faut faire. Bien sûr, c’est là et nous luttons tous encore. Je ne blâme personne. J’énonce simplement cela comme un fait.

Je veux juste ajouter une dernière petite chose ici. Denys le sait, parce qu’il a étudié le Népal etc. C’est un privilège d’avoir pu parler, ici à Denys, vous avez ma solidarité et mes pensées sont avec vous.

Je voulais juste confirmer que vous avez tout à fait raison de dire qu’en Asie du Sud en particulier et dans les pays du Sud en général on ne peut pas rejeter avec mépris, même les partis staliniens, etc. Vous ne pouvez pas parce qu’il y a beaucoup de mouvements courageux, il y a beaucoup de luttes remarquables qui ont eu lieu, qui ont lieu, et dans lesquelles fondamentalement les principaux acteurs sont des partis, qui, sur la question du stalinisme, sont très, très compromis. Je pense donc que c’est ce qui complique la situation. Et je trouve que beaucoup en Occident ne comprennent pas vraiment cela.

Donc, vous savez, quand j’ai dit ce que j’avais fait, en quittant mon parti, j’ai remarqué qu’il y avait beaucoup de sortes de trotskistes dans les pays occidentaux qui disaient : « Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Tout ça ce sont des vieilles histoires. Ça n’a pas d’intérêt », ce genre de choses, «Tu comprends juste ça maintenant ? Alors tu ne savais pas ? ». Et j’avais envie de dire : « Eh bien, oui et non ». Parce que le fait est, qu’ici [en Inde], c’est une situation très différente. Ce ne sont pas pas des sortes de groupes, comment dire, corrompus… qui s’accrochent à un vieux jargon idéologique sans issue. Ce sont des partis vivants : le parti que je viens de quitter, il mène aussi des luttes remarquables, il a, à son actif, des luttes très, très courageuses et des mouvements de masse et il continue. Donc vous voyez que c’est avec cela qu’il faut agir, combattre et expliquer.