La carte illustrant cet article provient du site la voie de l’épée.

J’ai consacré principalement deux articles à faire le point sur la situation militaire en Ukraine en la situant dans la situation politique globale, les 24 mai puis 1° juillet dernier. Les dernières semaines peuvent être ressenties comme une phase (toujours meurtrière) d’ « incubation », préparant des possibilités différentes, ce qui va se résoudre d’une façon ou d’une autre prochainement. Dans le présent article, je fais le point sur ces potentialités au plan international.

L’impérialisme nord-américain, dans cette affaire, avait une ligne – il faut le souligner car, depuis 2008, il a souvent peiné à en avoir vraiment une dans bien des situations. Au fait de ce qui se préparait et ne s’en cachant pas, il avait prévu de ne pas l’empêcher, mais de s’en servir pour couper la Russie du circuit mondial des capitaux, briser ainsi l’unité du marché mondial, et la livrer en quelque sorte à la Chine – un cadeau tout à fait empoisonné dans ces circonstances. La formule « saigner la Russie », tout à fait déplacée et indécente car c’est l’Ukraine qui est saignée par la Russie, que nous trouvons dans la « gauche » qui n’avale pas l’existence de l’Ukraine, de la Monthly Review aux Etats-Unis au Monde Diplomatique en France, ce point de convergence entre néogaullisme et néostalinisme, a été abondamment prodiguée par les défenseurs ouverts ou honteux du Kremlin. En fait, il s’agit de « saigner » la finance et donc le capital russe, dans une logique de concurrence féroce des capitaux et des Etats. Rappelons les mesures clefs prises à cet effet : retrait des banques russes du système de transferts de fonds Swift, gel des avoirs de la Banque centrale russe, puis embargo sur l’or.

Pour Washington, la fonction clef de ces mesures est d’aligner les impérialismes européens et les pays membres de l’OTAN sur sa politique et sur ses intérêts économiques et énergétiques. La suspension de North Stream II en Baltique, et l’acceptation (moyennant le sacrifice des YPG-FDS kurdes pour satisfaire Erdogan) des candidatures suédoise et finlandaise à l’OTAN, le tout suscité par la peur provoquée par Poutine – avec des limites sur lesquelles je vais revenir – ont été des succès américains certains, sur l’Europe plus que sur la Russie.

Que l’on admette ou non (je suis pour ma part porté à l’admettre) que la présidence Trump a gravement affaibli le Pentagone dans sa sécurité nucléaire et informatique, ce qui ne pouvait qu’accentuer cette politique, celle-ci est d’autant plus brutale en matière commerciale, économique et, avant tout, financière, envers Moscou, qu’elle tient en même temps à éviter à tout prix toute confrontation militaire. Le prix c’est l’Ukraine. Ce choix s’explique d’autre part, avant tout, parce que l’adversaire impérialiste fondamental, le concurrent planétaire, n’est en aucun cas Moscou : c’est Beijing.

Ce qui n’était pas prévu, bien que ceux qui analysent les relations internationales non pas dans les rets de la « géopolitique » mais sur la base de la lutte des classes, eux, s’en doutaient (notre site en est la preuve !), c’est qu’une invasion russe provoquerait une guerre populaire de libération ukrainienne. Biden proposait à Zelensky de l’évacuer, à la rigueur de le relocaliser à Lviv, mais certainement pas de le soutenir comme cœur d’une résistance populaire et nationale, mais c’est ce qui s’est produit dans la journée du 24 février. L’initiative autonome des masses, démocratique et révolutionnaire, voilà bien le chainon manquant sans lequel aucune géopolitique n’est prospective …

L’aide en armes des États-Unis, et très secondairement des autres États européens ou membres de l’OTAN (à l’exception spécifique des drones turcs, motivés par la peur d’une emprise russe sur la mer Noire dans son ensemble), n’est donc pas l’explication du revers historique subi par Poutine dans les premières semaines, et elle n’a jamais, ni alors ni depuis, eu pour fonction de faire gagner l’Ukraine. Car l’Ukraine victorieuse, reprenant tout son territoire ainsi que la Crimée (dont l’identité ukrainienne, russe ou tatare, n’est pas évidente mais qui doit être arrachée à Poutine), cela veut dire une crise de régime décisive à Moscou, qui effraie les grands de ce monde. Par contre, une Ukraine asservie était compatible avec le plan financier et économique initial d’isolement d’un bloc russe du reste du monde.

Dans ces conditions, les livraisons d’armes, pour des raisons évidentes de crédibilité et aussi comme moyen de contrôle et de pression, devaient augmenter, et ce fut le cas. Mais pas au point de rendre l’Ukraine victorieuse, ce qui serait le cas si elles étaient suffisantes. Ces derniers jours, les lanceurs Himars (Hight Mobility Artillery Rockets System), de l’île aux Serpents au Donbass, permettent effectivement à l’Ukraine de casser en partie la capacité de l’artillerie russe à pilonner son armée, mais ne permettent pas par eux-mêmes une contre-offensive victorieuse défaisant l’armée russe. Cela bien que, par elle-même, l’armée ukrainienne tende à une telle contre-offensive dans la région de Kherson. Nous sommes là sur la ligne de crête militaire qui sépare l’aide limitée apportée à l’Ukraine et sa propre dynamique de défense et de contre-attaque cherchant, bien entendu, à utiliser au maximum ladite aide.

Pour comprendre les développements possibles, il faut maintenant nous tourner vers la Russie, impérialisme à la fois financier et exportateur de capitaux et maillon faible de la chaine impérialiste mondiale, reposant sur les piliers militaire, nucléaire et énergétique et en dépendant totalement.

Poutine et la chape de plomb s’abattant sur la société russe, le rashisme, Pашизм, expression ukrainienne désignant la forme nationale-étatique spécifique de fascisme qui semble s’instaurer et qui arbore comme emblème le « Z », ont franchi la première étape de l’échec de leur plan d’asservissement de toute l’Ukraine. Ce fut pour eux une lourde défaite mais dans cette défaite, ils ont une victoire, celle d’avoir mis au pas la société en Russie.

Cela ne veut pas dire un soutien de masse, mais un silence de masse. Les manifestations ont été vaincues, et les formes de protestation populaire se concentrent dans les régions non russes qui sont les plus mises à contribution pour fournir des troupes coloniales – pas encore dans la Tchétchénie sous la botte de Kadyrov, mais au Daghestan, en Oudmourtie, au Touva, en Bouriatie, en Yakoutie … En Biélorussie s’appesantit le processus d’interdiction des syndicats indépendants.

Poutine a donc résisté à l’ébranlement de son échec initial et de la crise qui sans aucun doute, a alors traversé l’armée de bas en haut. C’est bien entendu une mauvaise nouvelle, qui se traduit par l’absence, la faiblesse ou, parfois, la confusion et l’ambiguïté, des expressions oppositionnelles en Russie, ce qui indigne à juste titre, même si leurs réactions bien compréhensibles sont parfois excessives, les militants de gauche ukrainiens, qui souvent partagent légitimement le rejet de tout ce qui est « russe » qui a gagné le peuple ukrainien, y compris voire surtout quand il est russophone.

D’autre part, l’aspect économique de cette résistance de l’ordre poutinien consiste en une évolution vers une économie de pénurie et de guerre qui, à certains égards, renoue avec des aspects « soviétiques », surtout brejnéviens. Le rouble, d’abord menacé, résiste bien, car les importations se sont effondrées par rapport aux exportations, dans lesquelles la part monétaire, du fait de la hausse des prix et non des volumes, du pétrole et surtout du gaz, est plus forte que jamais. Autrement dit, les autres pays capitalistes, avant tout européens, financent la guerre de destruction de l’Ukraine, et ce fait, d’un point de vue purement matériel, a plus de massivité que les livraisons d’armes qui effraient tant certains « pacifistes » prétendus. C’est dire que la ligne Biden du cordon sanitaire financier et commercial présente de nombreux trous dans la raquette.

L’installation apparente dans une « guerre longue » nourrit les hésitations de toutes les autres puissances capitalistes théoriquement opposées à la Russie de Poutine. L’Allemagne vacille sur la question du gaz. Le président hongrois Orban, dans son style de laquais impérial, se plaint qu’ « on n’en serait pas là si Monsieur Trump et Madame Merkel étaient toujours là ». La crise politique italienne met à l’ordre-du-jour une possible victoire électorale de la droite pro-russe (Cinque Stelle, Berlusconi et les néofascistes) face à une gauche qui dans l’ensemble ne l’est pas moins. Fait d’une haute signification symptomatique, l’ancien ministre de l’Énergie et de l’Environnement du premier gouvernement Tsipras en Grèce, l’ « eurocommuniste » Panagiotis Lafazanis, vient de fonder un nouveau parti ayant le « Z » poutinien pour emblème (dans une confusion volontaire avec le zêta de l’alphabet grec qui fut un symbole de la lutte contre les colonels), soldant la faillite des courants de gauche à tendances nationaliste qui avaient rompu avec Syriza lors de la trahison du vote majoritaire contre l’austérité au nom de l’euro, au référendum de 2015. En France, Macron ne veut pas « humilier la Russie ». En Afrique, le mercenariat impérialiste russe se porte bien, pénétrant dans les trous béants créés par l’impéritie impérialiste française et la pénétration, dument financée par les impérialistes pétroliers, des djihadistes, et tente de faire durer le contrôle du Mali, qu’il s’est assuré. En Amérique du Sud les pays du Mercosur appellent « acte de non-alignement » le refus lâche – ils n’ont même pas rendu public qui parmi eux l’a causé ! – d’entendre Zelensky. Et, last but not least, la discussion dans la grande presse financière US est ouverte sur l’opportunité d’armer un peu plus ou un peu moins l’Ukraine et l’advenue nécessaire du moment de la négociation et du « réalisme », si possible avant les élections midterm du 8 novembre prochain …

Loin des bouffonneries de l’idéologie « géopolitique » sur un prétendu « Sud global » qui ne voudrait plus s’aligner sur Washington, nous assistons tout simplement au fait que les États capitalistes dans leur ensemble craignent, au fond, plus une victoire de l’Ukraine qu’une satisfaction apportée à Poutine. S’ils déplorent que Poutine soit menaçant, qu’il prenne le monde en otage avec ses armes nucléaires et la séquestration militaire de la centrale de Zaporijia … ils déploreraient encore plus qu’il soit battu, voire renversé. Il n’est que de voir l’inquiétude soulevée par la chute d’un Rajapaksa au Sri Lanka !

Dans ces conditions, si les choix des dirigeants relevaient de la pure « rationalité », Poutine pourrait avoir pour vrais buts de guerre à présent, d’abord de re-normaliser les relations de la Russie avec l’économie mondiale et le marché des capitaux en misant sur un retour en force des courants qui lui tendent la main, ou qui pourraient le faire, dans les autres puissances capitalistes. Au plan militaire immédiat, l’objectif se limiterait de fait à terminer – et même cela sera très coûteux- la conquête du Donbass, donc du secteur restant de Sloviansk et Kramatorsk (oblast de Donetzk), en renonçant de fait, sans forcément le dire, à la « Novorossia » méridionale et en contrôlant la mer d’Azov, mais pas la mer Noire. L’objectif d’épuiser et russifier l’Ukraine demeurerait mais, en réalité, il serait compromis définitivement. Ces objectifs permettraient une négociation sur le dos de l’Ukraine, comme le demande Orban, pour voir quels territoires céder à la Russie (au moins le Donbass).

Les évènements de ces tout derniers jours ont bien montré que la pure « rationalité » ne prévaut pas, ce qui ne vaut pas que pour Poutine, mais exprime aussi la crise globale des rapports sociaux. D’autant que même cette realpolitik en réalité ne réglerait rien et ne ferait que différer les affrontements, sociaux comme étatiques.

Après une première sortie de Russie fin juin (depuis le 24 février) au Tadjikistan et au Turkménistan, Poutine s’est rendu à Téhéran le 19 juillet pour un « sommet » avec les présidents iranien (Raïssi) et turc (Erdogan). Mais loin d’être la manifestation de puissance désirée, il est apparu en demandeur … et a dû attendre Erdogan le faisant poireauter, ce qui l’a terriblement énervé comme en atteste la vidéo, qui n’a pas été filmée par hasard (est-ce pour cela que le lendemain l’aviation russe tuait 14 civils dans l’enclave syrienne d’Idlib où sont entassés, sous contrôle turc, des centaines de milliers de réfugiés fuyant Assad ? …).

Le produit apparent de ce sommet fut l’accord sur les céréales voulu par Erdogan, qui peut contrôler la sortie des navires de la mer Noire. Cet accord – en fait deux accords séparés mais dans les mêmes termes entre Russie, Turquie et ONU d’une part, Ukraine, Turquie et ONU d’autre part – fut paraphé à Istanbul le 22 juillet. Il prévoit la possibilité pour l’Ukraine de faire sortir ses céréales par les ports d’Odessa et de deux autres villes côtières, une sécurisation des couloirs de navigation et un accompagnement ukrainien des convois : donc il ne prévoit, implicitement, pas de sortie de céréales russes ou pillées en Ukraine par la Russie via la mer Noire, mais des inspections turco-ukraino-russo-onusiennes doivent avoir lieu au niveau du Bosphore … La presse internationale se réjouissait bien vite !

Pourtant, cet accord contenait deux éléments très positifs pour l’impérialisme russe souhaitant exporter marchandises et capitaux pour ne pas étouffer : des possibilités d’exportations alimentaires et, surtout, un début de remise en cause du gel des avoirs de la Banque centrale russe. Il constituait, ou constituerait, donc, le début du démantèlement du dispositif d’isolement préparé par l’administration Biden avant le 24 février et mis en œuvre depuis. Le chantage au blocus céréalier, prenant notamment les peuples d’Afrique en otages, semblait donc couronné de succès – les émeutes de la faim ont commencé de l’Afrique du Sud à la Tanzanie …

Le lendemain, 23 juillet, patatras, ou plutôt badaboum : la Russie bombarde (tout en disant que ce n’est pas elle …) le port d’Odessa, ainsi qu’une usine céréalière. Autant dire qu’elle bombarde l’accord sur les céréales. Celui-ci n’est pas officiellement abrogé, mais on voit mal comment il peut s’appliquer désormais.

Les intérêts impérialistes « normaux » ou « purement économiques » de la classe dominante russe ont été ici refoulés par l’appareil militaro-étatique et la pure logique nationale-étatique, si tant est que l’on puisse parler de « logique ». Peut-être cela s’est-il passé ainsi parce que Poutine avait mal dormi et a piqué une crise, peut-être cela s’est-il passé ainsi à travers des querelles entre factions mal contrôlées, peut-être cela s’est-il passé ainsi parce que des secteurs de l’armée craignent que la région de Kherson, après celle située à l’Est de Kharkiv, soit perdue (alors qu’ils tentent d’y fabriquer une administration collaboratrice), peut-être …

Nous avons là, en tout cas, un cas chimiquement pur dans lequel l’impérialisme « politico-militaire » prend le pas sur l’impérialisme « économico-financier ». Cette combinaison, particulièrement envers la Russie, a été signalée de fait par Lénine qui parlait des deux types d’impérialisme (le « stade suprême du capitalisme » bien connu, mais aussi, dans des articles de 1915, l’ « impérialisme militaro-féodal » du tsarisme), comme l’ont rappelé – chacun à leur façon qu’il faut discuter – dans leurs articles récents un marxiste polonais, Zbigniew Kowalevski, et un marxiste russe, Ilya Matveev (voir le site russe Posle).

La Realpolitik ne prévaudra pas, et nous n’allons pas nous en plaindre. Elle ne prévaudra pas, d’une part, parce que la crise des rapports sociaux fondamentaux, consistant dans les crises climatique, géopolitique, économique, est bien réelle et « rend fous » les dirigeants lors des choix décisifs (« Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre »). Elle ne prévaudra pas, d’autre part, parce que les larges masses prolétariennes de l’humanité n’accepteront pas leur sort. La volonté farouche des Ukrainiens de bouter l’armée russe hors de la totalité du pays, et la volonté farouche des Sri-lankais, cinghalais ou tamils, de bouter tous les présidents corrompus successifs de leur pays, en sont la manifestation première. Et pas les dernières.

VP, le 23/07/22.