Avertissement : les quelques éléments développés dans cette présentation ont été glanés par petits bouts dans plusieurs sites dont :

https://www.facebook.com/ellayevtushenko (la page Facebook Ella Yevtouchenko)

https://www.facebook.com/Nextmodern.Istyn.Iv/ (la page Facebook de Mykola Istyn)

https://fragile-revue.fr/auteur-e/istyn/ (Site français sur Istyn)

Nous avons la chance qu’une jeune poétesse ukrainienne, Ella Yevtouchenko, connaissant parfaitement notre langue, traduise un certain nombre de textes de Mykola Istyn. Pour la transmission de la poésie ceci est important, car c’est le mode d’expression littéraire qui perd souvent beaucoup à la traduction. Le génie propre d’une langue, ce sont des sons, donc une musique et des associations d’images, dont il est souvent difficile de transcoder dans le génie d’une autre langue. Je ne sais ce que donnerait, par exemple, le célèbre vers de Joachim Du Bellay : « Et plus que l’air marin, la douceur angevine… », s’il était traduit en ukrainien !

Nous savons qu’elle travaille actuellement avec l’éditeur Bruno Doucey à la traduction et publication de textes de poètes ukrainiens sous les bombes. Bruno Doucey, poète et éditeur, a vécu la fin de l’aventure Pierre Seghers (1906-1987). Il persévère en 2002 pour poursuivre dans l’esprit du fondateur, puis doit y renoncer. Il crée alors sa propre société d’édition dans un esprit d’ouverture à ce qui peut se créer mondialement sur le terrain de la poésie. Les amateurs de poésie en France ont toujours dans leur bibliothèque les petits carrés Seghers, poètes d’aujourd’hui, qui permit de faire connaître à un lectorat large, entre 1945 et 1986, date de la disparition de l’éditeur, quelques-uns des plus grands noms de la littérature mondiale. Outre la publication des poètes de langue française après le surréalisme, Seghers avait su faire connaître, venant d’Amérique latine, du Québec, de Tchécoslovaquie, dans les pays du glacis stalinien des voix qui se dressaient contre la double oppression sociale et nationale. Bruno Doucey s’inscrit dans cette tradition aujourd’hui. Ce travail annoncé sera publié avec 24 poètes ukrainiens à la fin de l’été.

En lisant le nom d’Ella Yevtouchenko, on ne peut que penser à celui d’Evgueni Evtouchenko (1932-2017) : sans doute il n’y a là aucun lien de parenté, mais celle d’une parenté plus profonde que les prétendus liens du sang. Dans la période qui suivit la grève générale de 1968 en France et l’invasion de la Tchécoslovaquie par le régime stalinien de Brejnev, les textes d’opposants au régime russe passaient en Europe occidentale par le Samizdat essentiellement grâce au mouvement trotskyste. Le nom d’Evtouchenko est lié à la fois à la dénonciation des atrocités nazies de Babi Yar et à la naissance d’une opposition littéraire puis politique au régime stalinien ; Evtouchenko combattra contre les exactions en Tchétchénie, contre la double oppression sociale et nationale. Il faut rappeler que dans la tradition de la littérature slave, ukrainienne incluse évidemment, Evtouchenko disait « En Russie,[il faudrait ajouter et en Ukraine] un poète est plus qu’un poète » ; la poésie n’est pas enfermé dans son support imprimé mais s’inscrit dans un rapport social par des lectures publiques qui peuvent devenir massives. La protestation littéraire a toujours cherché un débouché vers la révolution sociale. En 1956 le nouveau cercle Petöfi, animé par un groupe d’étudiants et d’intellectuels hongrois, organise une manifestation de solidarité avec les Polonais contre le régime de Moscou. Partis de la révolte littéraire, et intégrant à travers le nom de Pétofï la question de la résistance à l’oppression nationale, l’affaire met le feu aux poudres et ce sera la Commune ouvrière de Budapest…

C’est le cas en Ukraine aujourd’hui. A l’étape les éléments disponibles sur Internet restent un peu délivrés de manière lacunaire. Toutefois, un nom me semble important et a retenu mon attention sur 2 points, c’est celui de Mykola Istyn : d’abord par ce qu’il traduit dans la langue de Pégase et ensuite par les implications politiques de sa position.

La « Lettre d’amour d’un poète ukrainien à son pays en guerre », portant un titre qui peut apparaitre un peu rébarbatif « De l’artefact du nexmodernisme » mérite explication. Ce terme artefact d’origine anglaise signifie élément ou objet qui est le produit du savoir-faire technique, artistique ou industriel. Mykola Istyn est fondateur d’un courant littéraire et artistique, le texte que nous reproduisons ci-dessous, se présente comme un Manifeste. Les associations d’images font incontestablement penser à un texte d’André Breton de la période 1920-1930. Ce mouvement poétique se donne pour fonction de libérer totalement la parole, alors que cette dernière a été longtemps étouffée depuis le XIème siècle, s’émancipe du cadre des conformismes littéraires imposés par les dominateurs. Il défend la langue ukrainienne elle-même, amputée de son génie propre par divers envahisseurs au fil des siècles : de l’empire des tzars au stalinisme, et du stalinisme au retour du pouvoir impérial de Poutine aujourd’hui, niant jusqu’à l’existence d’une nation en Ukraine. Ce nexmodernisme ne peut se résoudre à être seulement un courant littéraire, le modernisme actuel défendu par d’autres écrivains y satisferait. Il s’agit de relier cette aspiration à la transformation profonde de la société ukrainienne en commençant par la débarrasser de l’envahisseur. Ainsi le poète écrit :

« C’est ce qui anime et traverse mes œuvres. Par exemple, ce n’est pas là seulement une introversion et la création d’un monde qui vous est propre, mais une création dans laquelle votre monde personnel influence le développement social et établit de nouveaux modèles étatiques. »

Et dans ce poème-manifeste il écrit :

Car dans le pays où même les terres et les eaux

sont oligarquées…

Où la loi est comme une écharde irritante dans

la jambe…

Où même le ciel est divisé par les раsteurs…

L’idée illimitée de la liberté n’est possible que

dans la parole.

Le problème de l’heure pour lui n’est pas de remplacer les oligarques russes par d’autres oligarques d’origine ukrainienne. Dans cet autre poème, il écrit :

Oh, est-ce vrai que toutes nos victimes et nos

Prouesses c’était pour changer le groupement

des oligarques par d’autres oligarques

et pour remplir l’Europe par les « ostarbeiters »

volontaires

Savoir comment le peuple, libéré du monstre Poutine et de ses envahisseurs, se donnera les « modèles étatiques » permettant son émancipation réelle. Nous sommes au cœur d’une démarche qui est très loin de se satisfaire des positions du gouvernement Zelensky, même si aujourd’hui le mouvement des milices territoriales, à composition prolétarienne, intégrant les syndicats indépendants, fait bloc pour infliger une défaite à Poutine.

Pour l’heure, ce n’est plus de se limiter à écrire des vers sur les malheurs de l’Ukraine, et qui au demeurant est parfaitement respectable, mais de prolonger la parole poétique. Ce choix Mykola l’a fait dès le 24 février : il s’engage alors dans la résistance armée. Honneur au poète et à l’homme d’action !

On ne peut, en soulignant la qualité littéraire de ses textes, à la place qu’a occupé chez nous, après la boucherie impérialiste de 1914-1918, alors que la société capitaliste était secouée par « ces dix jours qui ébranlèrent le monde » (John Reed), la Révolution russe, à ce mouvement surréaliste qui a irrigué tout l’art et la littérature mondiale sur plusieurs décennies. « Le surréalisme, écrivait le poète René Guy Cadou, auquel nous devons d’avoir conscience de nous-mêmes, que nous n’avons cessé d’estimer pour tout ce qu’il a mis en notre pouvoir, de rêves, de cris de haine, d’images, d’espoir dans une liberté prometteuse et totale de l’esprit… » D’emblée, la révolte surréaliste chercha son lien avec la révolution sociale, puis dut affronter la question du stalinisme…

Robert Duguet, 24-07-2022.

Quelques textes :

(Traduit de l’ukrainien par Ella Yevtouchenko)

De l’artefact du nexmodernisme

Baissez les marteaux et détendez les doigts,

que les clous tombent de votre main,

ceux que vous enfoncez dans le cœur…

Pour ne pas complètement clouеr avec vos

dogmes la porte cordiale de la morale,

derrière laquelle il y a tout un éventail

de sentiments de volonté…

Comme jadis on portait les livres des idéologies

inviables aux centres de recyclage du papier,

faites maintenant de même avec les éditions

fraîches du don douteux de la culture restrictive,

ses couches folklo et ses technologies politiques.

Et il ne faut pas éprouver les frissons des

pissenlits de l’exécution.

La perte de la Crimée,

tel un biscuit tombé de la poche d’un enfant,

c’est une petite inattention,

un ennemi minuscule,

comparée à la perte de la rime, à la défaite de la

littérature qui est la structure,

la base

et la carcasse

de l’Ukraine,

malgré les batailles politiques dans les sièges

économiques.

Car dans le pays où même les terres et les eaux

sont oligarquées…

Où la loi est comme une écharde irritante dans

la jambe…

Où même le ciel est divisé par les раsteurs…

L’idée illimitée de la liberté n’est possible que

dans la parole.

Les écrivains bricolent les escaliers des

constructions verbales,

les escaliers encore inconnus, nouveaux,

surpuissants,

en soi-même

et dans le ciel

ils ont leur propre voie vers le Dieu.

Et dans le champ de vision du monde

l’harmonie règne sur la Тегге.

L’âme doit être non pas dans une grotte

ascétique du destin, déshéritée,

mais incarnée dans les galaxies cosmiques,

où règnent un bien de toutes les dimensions

et l’amour entre tous les hommes,

où nos mondes rayonnent dans les bonheurs,

соmmе dans les plus grandes douceurs

Le sens usé, saigné à blanc du mot capté dans

les chaînes du conservatisme

ne peut être libéré que par les victoires

poétiques en allumant les mondes insolites —

de l’artefact du nextmodernisme.

Comme les éclats de la révolution littéraire

L’annotation de l’évolution cultuelle

Du phénomène créatif récemment appris…

Par les mondes qui se sont couverts…

Par les mondes qui se sont couverts, des paupières closes d’enfants,

des villes disparues sous les bombes,

et leurs habitants fondus dans les ruines de leurs maisons

dont le sang coule comme un fleuve,

pour la poésie de ce peuple,

vous êtes les guerriers de la vérité,

comme un bouclier et une épée en feu

vous luttez contre l’iniquité, pour la liberté,

et vous tous qui avez armé cette armée de lumière,

vous qui n’avez pas hésité à partager nourriture et logement à ceux qui en avaient besoin,

pour la victoire du bonheur

et l’épanouissement de la vie,

vous qui nous avez soutenus comme vous pouviez,

nous avez aidés comme vous pouviez,

vous qui avez propagé la parole ukrainienne –

merci, et gloire éternelle à vous !

***

Aujourd’hui c’est mon jour de service

Aujourd’hui c’est mon jour de service,

je veille sur notre champs

dont la terre se réchauffe souriant au printemps,

au-dessus de moi des avions volent comme des oiseaux de fer,

je les observe

pour voir si c’est l’ennemi et si des visiteurs importuns avec leurs parachutes n’arrivent pas,

mon chien est avec moi,

j’appelle ma femme

pour demander comment elles vont, elle et notre fille,

elle me répond qu’elles sont dans un abri anti-aérien,

qu’elles attendent que l’alerte soit finie

et je pense que pour qu’il n’y ait pas de guerres,

il faut fabriquer non pas les balles,

mais les produits paisibles de la culture,

et la poésie de l’évolution du bonheur général

c’ est ma position principale,

c’est pourquoi je défends la construction de l’état

principalement sur la base du bien poétique !

***

Dans notre ville c’est plus calme que dans d’autres…

Dans notre ville c’est plus calme que dans d’autres,

ce n’est pas chaque jour qu’on nous attaque avec des missiles,

et il ne faut pas descendre à l’abri chaque nuit,

c’est pourquoi on accueille dans notre maison

les réfugiés de l’enfer de tirs et d’explosions,

une jeune femme tient son ange de 5 ans par la main,

son autre petit ange de 2 ans est dans les bras de notre voisin,

la femme porte un grand paquet de doudous,

d’où se dévoilent des chatons en peluche, des lapins, des chevaux,

(ils ont pris ce qu’ils avaient de plus précieux)

tous réfugiés de guerre.

***

Poète du bien total, ne reste pas silencieux,

Poète du bien total, ne reste pas silencieux,

car la guerre crie,

mondes et univers enluminés de poèmes,

on ne pourra jamais couvrir votre ciel

fait de matières sublimes comme une âme supérieure,

haut comme l’éternité,

car pour que soit le bonheur total

vous existez, univers futurs,

et si les gens croyaient en la bienveillance des poèmes

et la politique et l’économie s’appuyaient plus sur la littérature humaniste,

les systèmes et les humeurs sociaux de toute la planète deviendraient vertueux,

et la vie terrestre ne serait pas dévalorisée par la mort,

voilà la véritable centralité de la poéticité

capable de tout transformer en bonheur et beauté

qu’on a dû défendre déjà aux abords,

au rez-de-chaussée des cultures,

et je veux espérer que tout cela est fait pour le développement des gens et des littératures…

Le monde ne dort pas…

Le monde ne dort pas

Grygoriy le philosophe, entend-moi le monde

ne dort pas !

Maïdan ressemble à une poêle brûlante.

Les pneus en feu crépitent.

La foule coule dans les rues comme de la lave

volcanique.

Les rebelles battent les tambours,

Ou plutôt les barriques.

Non pas dans l’eau mais dans le sang sont

lavées les mains des bourreaux.

Les corrupteurs perdent leurs couronnes.

Les hetmans (1) perfides montrent les talons.

Et puis, la guerre

Deux fronts adversaires.

Et on voit sortir les balles et on entend des

explosions de la part de la pseudo-culture

envahissante.

Les bottes de l’occupant écrasent l’impératif de

Kant.

Oh, est-ce vrai que toutes nos victimes et nos

Prouesses c’était pour changer le groupement

des oligarques par d’autres oligarques

et pour remplir l’Europe par les « ostarbeiters »(2)

volontaires

Mon Ukraine à une vision du monde différente.

La liberté, c’est ton butin.

Le pays des poésies

Améliore ton destin.

Les lois d’actualité qui délimitent la vérité sont

des fondements pour le nouvel ordre d’un

monde,

non au contenu de seconde main mais le monde

du nextmodernisme.

Nos autres mondes ont raison de rayonner dans

le ciel du cosmisme avec les soleils des autres

valeurs,

d’élever l’Ukraine jusqu’aux espaces

cosmiques, aux étoiles des idées et leurs galactiques.

Tes hivers froids passés debout au Maïdan

et les tableaux écrits rouge sur blanc par les

blessures sous les pansements

seront vains jusqu’à ce que le pays ait changé sa

vision du monde ordinaire

pour les mondes brillants nextmodernes.

Notes

1-Chef de l’armée polonaise du 15e au 18e siècle.

2-Ostarbeiters : terme employé par les nazis pour désigner les travailleurs étrangers d’Europe centrale et orientale, dont les Ukrainiens, chargés d’effectuer des travaux forcés pour le Troisième Reich.