Nous avons tiré un premier bilan, très bref, des élections britanniques. Et publié une belle déclaration d’une députée Labour victorieuse, elle, dans sa circonscription, qui s’appuie pour l’avenir sur ce qu’aura représenté, entre 2015 et 2019, Jeremy Corbyn, parce que « nous avons besoin d’un parti socialiste démocratique qui veut sérieusement transformer le monde. »

L’offensive engagée, en s’appuyant sur cette victoire du capital pourtant ouvertement engagé dans une crise sans issue, pour interdire cette perspective, commence en entreprenant de salir Corbyn et par lui tout ce qu’il représente et qui continue.

Nous ne reprenons pas à notre compte l’orientation politique de Corbyn, que nous avons qualifiée de réformiste honnête et confus. Mais c’est le contenu de classe, le noyau dur sur lequel on peut avancer, qui est visé par ceux qui veulent la peau de la classe ouvrière – dans ses composantes de toutes origines nationales – en Grande-Bretagne.

Et sur le contenu de classe, le programme travailliste de 2019 est un point d’appui. Notre camarade Roger Silvermann le résumait ainsi : « le programme le plus radical depuis 1945, comprenant une révolution industrielle verte, un objectif zéro émission d’ici 2030, une semaine de travail de 4 jours d’ici 10 ans, un salaire minimum de 10 Livres de l’heure, une renationalisation de l’électricité, du gaz, de l’eau, des chemins de fer et des postes, la gratuité du haut débit, des médicaments, de l’éducation tout au long du cursus, des prestations sociales, la fin des frais de scolarité universitaire, un droit universel garanti à la justice etc… »

C’est un point d’appui pour répondre à ce à quoi il ne répondait pas : comment le réaliser ? En imposant la démocratie en Grande-Bretagne : parlement souverain à Londres n’obéissant pas à l’exécutif monarchique, droit à l’autodétermination des autres composantes de la Grande-Bretagne, réunification démocratique de l’Irlande. Et pour ce faire, affrontement non seulement électoral, mais social et par la « force physique » comme disaient les chartistes, avec l’État de la City, du Brexit et de la monarchie. C’est évidemment cette perspective de combat victorieux que n’avait pas Corbyn.

Sa vraie faiblesse était celle-là et c’est par elle que s’expliquent les difficultés à saisir le piège du Brexit.

En France, la réflexion des milieux militants sur la question européenne doit se saisir du fait manifeste que ni l’UE existante, ni la « sortie » illustrée outre-Manche ne sont des perspectives de progrès. Contre cette réflexion indispensable, le mort saisissant le vif consiste à s’en tenir à l’état des choses à l’issue du référendum chiraquien de 2005. On confond alors le référendum britannique de 2016 avec lui, et, par une logique absurde, on en vient à tenter de faire passer pour une victoire démocratique la victoire des pires héritiers de Thatcher ! Et si on ressent une contradiction, on s’en tire en mettant tout sur le dos de ce salopard de Corbyn ! Au passage, on a perdu tout repère de classe … (nous venons là de résumer la vulgate pour cadre FO ou CGT telle que la présente La Tribune des Travailleurs, organe du POID).

Une version particulièrement ubuesque et arrogante de cette présentation des choses est donnée par J.L. Mélenchon (cf. son blog) pour qui Corbyn n’était somme toute qu’un « socialo » et donc un traitre. « La synthèse mène au désastre », tel est le titre d’un artisan clef, après la victoire du Non en 2005 en France, de la « synthèse » au PS lui tournant le dos, et conduisant à la candidature S. Royal …

La preuve de la traîtrise de Corbyn ? Quand ils se sont rencontrés, ils ont parlé en espagnol (Mélenchon ne veut pas parler anglais mais Corbyn parle comme lui l’espagnol) « de ce qui se passait dans le monde » et Corbyn n’en aurait retenu qu’un entretien sur … « l’investissement public ». Diantre ! Dépit de Mélenchon, mais nous se sauront pas si Corbyn a en fait parlé de propriété publique, et Mélenchon de Maduro, Morales, Obrador, Zorro … Quoi qu’il en soit, Mélenchon n’est pas étonné, et au fond très satisfait, de la défaite de Corbyn. Et c’est logique, quand on veut remplacer l’organisation politique de classe par la construction du Peuple sous l’égide du Chef. Remarquons tout de même que le molasson de social-traître est, lui, battu avec 32 % du corps électoral …

En l’occurrence, le petit peuple anglais peine à se construire sous l’égide du chef « Bojo » et les Irlandais du Nord, les Écossais et, de plus en plus même, les Gallois se démarquent de cette décadence. Car il s’agit de décadence capitaliste. Le Brexit, à la différence du « Non de gauche » français en 1992 et en 2005, est un programme pour le secteur le plus parasitaire du capital financier et immobilier anglais.

Il était aussi un piège contre la résurrection du Labour comme parti ouvrier de masse, le plus important du monde, amorcée en 2015. Piège car depuis l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, en 1973, les couches profondes du mouvement ouvrier sont hostiles aux institutions dites européennes, alors que la casse thatchérienne n’a pas eu besoin d’elles (mais leur a au contraire ouvert le chemin sur le continent) pour opérer. Alors que la droite blairiste du Labour soutenait le maintien dans l’UE sur une ligne néolibérale, la nouvelle direction de Corbyn a senti le piège sans savoir comment le gérer.

Il eût fallu pour cela avoir déjà le « parti socialiste démocratique qui veut sérieusement transformer le monde » appelé par Nadia Whittome à Nottingam East, armé d’une perspective démocratique et révolutionnaire dessinant une véritable union des peuples européens. La dynamique Corbyn a été ainsi cassée malgré un programme réformateur anticapitaliste conséquent, car sa position « ni pour ni contre, bien au contraire » a souvent été inaudible.

Les hurlements des uns, pour qui Corbyn était rétro et pas assez « européen », et des autres pour qui il aurait dû se faire le parangon du Brexit et de sa prétendue « souveraineté populaire », ont pour point commun de vouloir larguer le contenu de classe sur lequel, au contraire, une Nadia Whitomme veut faire fond pour construire l’avenir. Pris dans la nasse où il était pris, Corbyn a limité les dégâts du mieux qu’il a pu compte tenu de ses propres limites, inutiles d’épiloguer encore sur lui.

Sauf sur un point, dont la place médiatique est disproportionnée par rapport au terrain réel : la question de l’antisémitisme.

Vraie question, mais vraie infamie quand il s’agit de peindre Corbyn et avec lui le mouvement ouvrier tout entier comme antisémite. Mais vraie question, incomprise et sous-estimée par un réformisme parlementariste et syndical imprégné depuis des décennies de représentations « campistes » dans lesquelles « la Palestine » fantasmée contre « Israël » tout autant fantasmé occupe une place sans rapport avec la question nationale palestinienne réelle (et sans utilité pour elle). Corbyn n’y a vu que du feu au point de ne pas voir immédiatement une fresque antisémite, puis s’est empêtré avec ce « sparadrap » que des adversaires malhonnêtes lui ont collé sans cesse, ne sachant pas combattre les tendances complotistes, campistes et antisémites insinuées dans sa propre base, ni dénoncer l’antisémitisme historiquement ancré chez ses adversaire de classe tories et blairistes, comme y appelait notre camarade Roger Silvermann.

Ceci dit, cette question n’a pas décidé du résultat électoral, soit qu’elle ait fait percevoir aux uns que Corbyn n’était qu’un odieux populiste démagogue – ce que précisément il n’était pas-, soit qu’elle ait permis au tout puissant « lobby juif » de le dégager – interprétation antisémite vers laquelle glisse J.L. Mélenchon, rallié, lui au « populisme » inter-classiste avec le brillant succès qu’on a vu, dans le texte déjà cité (en train de nourrir diverses polémiques) : « Il a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud (parti d’extrême droite de Netanyahou en Israël). Au lieu de riposter, il a passé son temps à s’excuser et à donner des gages. Dans les deux cas il a affiché une faiblesse qui a inquiété les secteurs populaires. » 

Les accusations ne venaient hélas pas que de là loin s’en faut, et si l’on comprend bien J.L. Mélenchon, cela inquiète « les classes populaires » quand on fait montre de « faiblesse » avec le … « grand rabbin », et c’est faire montre de « faiblesse » que d’être affecté par des accusations d’antisémitisme !

Nous avons là un exemple de la différence entre les tentatives récentes de populisme interclassiste en Europe et un courant du mouvement ouvrier avec ses limites, mais porteur d’avenir. Nous n’avons pas confondu et nous ne confondrons pas.

VP, 14-12-2019.