Médiapart a publié, le 24 décembre, un long entretien avec l’un des fondateurs du NPA, dirigeant historique du Secrétariat Unifié puis du Comité Exécutif International de la 4° Internationale, François Sabado. Présenté comme un vieux sage, celui-ci est introduit comme allant nous donner le « bilan critique » et « les suites » dans ce qui solde « un changement d’époque pour la gauche révolutionnaire ».

Le lecteur restera sur sa faim envers toute explication de l’échec du NPA, mais c’est, semble-t-il, parce que François Sabado a voulu prendre de la hauteur. Le NPA était trop substitutiste et ceux qui l’ont quitté vers le Front de gauche se faisaient des illusions, les uns et les autres n’ayant pas capté le « changement d’époque ». Voici la phrase clef, tout le reste est à l’avenant :

« La dernière révolution à dynamique socialiste qu’on a vécue, c’est celle du Nicaragua en 1979. Il n’y en a pas eu d’autre depuis. »

Tout est dit là. Qu’est-ce qu’une « révolution à dynamique socialiste » pour François Sabado ? Une révolution avec des drapeaux rouges, ou plutôt, d’ailleurs, dans ce cas, des drapeaux nationaux anti-impérialistes ? Des références idéologiques au « camp socialiste » que Guevara voulait secouer en ouvrant des fronts militaires ? La révolution au Nicaragua avait en effet ces attributs apparents. La « dynamique socialiste » est donc une coloration conférée à ladite révolution par ceux qui sont censés la diriger.

Le contenu social de la révolution, ce que ressentent et font les plus larges masses, n’est même pas écarté ici : il est ignoré, il échappe à l’entendement de notre dirigeant révolutionnaire, qui se targue en effet de faire partie des « révolutionnaires sans révolutions ». Difficile de mieux dire qu’il ne reconnait pas les révolutions comme telles. Il aurait pu aussi bien écrire – c’est le fond de sa pensée, ou plutôt de son sentiment – qu’il n’y a eu aucune révolution au monde depuis … 1979 !

Forcément : elles ne parlent plus sa langue, celle qu’il a appris dans sa jeunesse, en 68. La langue des peuples soulevés, de l’humanité souffrante et pensante, n’est donc pas la langue de la révolution. Il faut des grigris, il faut des chefs, il faut une armature dirigeante sur laquelle il y aurait matière à s’interroger vu les résultats …

Est ici occultée, déjà en 1979, la révolution prolétarienne en Iran : usines occupées, peuple soulevé, armée disloquée, nationalités debout … et l’année suivante, Solidarnosc en Pologne – un congrès représentant 9 millions d’ouvriers et d’employés revendiquant une « république autogérée », ça ne fait pas une « dynamique socialiste », ça, ce n’est pas comme le béret de guérilléro du jeune Ortega !

Occultées, bien évidemment, la grève des mineurs d’URSS et les mouvements démocratiques massifs, les gigantesques manifestations sur les places publiques, dans les pays d’Europe centrale et les républiques d’URSS en 1987-1992. Une révolution, la soi-disant restauration capitaliste dans les soi-disant États ouvriers ? Vous n’y pensez pas !

Occultées aussi les révolutions qui reviennent en Amérique du Sud, parfois d’ailleurs avec des grigris et des képis qui évoquent le glorieux passé seul reconnu par François Sabado, comme au Venezuela, et la guerre de l’eau et celle du cuivre en Bolivie, et le mouvement indien en Equateur, et l’Argentinazo en 2002 …

Occultées, bien entendu, les révolutions dites « oranges », soulèvement de masse pour la démocratie, pour la liquidation des polices politiques toujours présentes, et contre la corruption, de la Serbie en 1999 à l’Ukraine en 2004 en passant par la Géorgie et la Kirghizie …

Occultées, toujours, les révolutions dites « arabes » à partir de 2011, tournant de l’histoire du XXI° siècle commençant, en Tunisie, Égypte, Libye, Bahreïn, Syrie, Yémen, et leur formidable retentissement, le Burkina Faso en 2014, etc.

Toutes ces révolutions n’affichaient pas l’idéologie du XX° siècle, celle du socialisme, certes, entaché par le stalinisme, mais la simple exigence démocratique, l’exigence de dignité, l’exigence de survie : ce ne serait donc pas cela, la révolution prolétarienne de l’immense majorité ? Il faut croire que non …

Occultées encore, bien entendu à nouveau, le Maidan ukrainien par lequel l’affrontement de masse de la population contre l’État revient en Europe et qui ouvre un affrontement aujourd’hui déterminant à l’échelle mondiale avec la réaction au pouvoir à Moscou.

Occultées encore et encore, les insurrections à l’échelle de pays entiers qui surviennent de l’Algérie et du Soudan au Chili fin 2019, qui se rallument à plusieurs reprises depuis, le mouvement paysan indien, et j’en oublie.

Au passage, en France, du fond du prolétariat et de la petite-bourgeoisie paupérisée, survient une vague qui relève de la sans-culotterie et ressemble au Maidan, les Gilets jaunes, qui tentent de prendre le pouvoir exécutif d’assaut, littéralement, fin 2018-début 2019. Une « dynamique socialiste » ? Une possibilité de révolution ? Mais vous n’y pensez pas, vous disent les sages « révolutionnaires » propriétaires du label « révolution » !!!

Et aujourd’hui, en cette fin d’année 2022 : l’auto-organisation de masse des Ukrainiens depuis février, pas « à dynamique socialiste » puisqu’il s’agit de défense nationale et de survie ? La prise du palais présidentiel au Sri Lanka, et l’énorme retour de la révolution iranienne, porté par les femmes : « Femme, Vie, Liberté », ben non ça ne vous fait pas une « dynamique socialiste », un soulèvement féministe et démocratique, mon bon monsieur …

Soit dit en passant, quel cadeau fait aux fractions-sectes fédérées dans l’autre NPA que l’aveu d’une telle vision du monde ! Or celles-ci en fait, sous les phrases révolutionnaires, la partagent : leur plate-forme C du congrès du NPA précisait bien que les soulèvements partout dans le monde ne sont pas des révolutions tant que les révolutionnaires en titre ne les dirigent pas. Là aussi, là plus encore même, les grigris sont décisifs et la révolution est l’attribut de ceux qui s’affichent révolutionnaires. Tôt ou tard, ceux-ci s’assagissent et finissent par dire que la dernière vraie révolution c’était quand ils étaient jeunes …

Et pendant ce temps les révolutions continuent, car elles sont notre époque.

Le clivage mondial pour ou contre l’armement des Ukrainiens, c’est la forme la plus pointue au moment présent du clivage de l’époque actuelle, qui en donne le caractère, entre démocratie et réaction, donc entre révolution et contre-révolution, donc entre socialisme et barbarie. Dans le monde selon François Sabado, ce clivage est réduit à un désaccord sur un point annexe : « Dans la dernière campagne, la divergence avec Mélenchon portait sur l’Ukraine. Sur le reste, il a fait une bonne campagne et a eu une bonne intuition avec la Nupes. »

On le voit, l’ami Sabado n’est pas campiste, mais sa vision de la révolution, arrêtée à Managua en 1979, est le terreau sur lequel le campisme peut prospérer et, comme elle interdit de voir et de sentir, et donc a fortiori de comprendre et d’aider, les révolutions contemporaines, elle ne veut pas faire du campisme un vrai clivage, puisqu’il n’est pas question de révolution, et donc pas non plus de contre-révolution. Oh certes, l’époque est bien triste, le fascisme, le racisme et la réaction rôdent au coin de la rue, mais que peut faire le révolutionnaire sans révolution d’autre que tendre la main à ceux qui ont de bonnes intuitions, malgré des désaccords accessoires sur un pays qui s’appelle l’Ukraine ?

Reste que, qu’il le veuille ou non, le NPA « majo » se déleste de ce qu’il pensait être ses boulets pour se tourner vers un monde en cours d’effondrement dans lequel la guerre clive, dans lequel les salariés bouillonnent, et même dans lequel la FI a amorcé son implosion. Le monde de la révolution réelle.

* * *

Nous apprenons par ailleurs, par un communiqué du 20 décembre, que le groupe la Commune, avec lequel il nous est arrivé d’avoir des actions communes et des débats voire des polémiques, s’est autodissous lors d’une AG réunie le 20 octobre dernier. La raison : la Commune était la section française de la LIS (Ligue Internationale Socialiste), une des Internationales se réclamant du trotskysme via la référence au révolutionnaire argentin Nahuel Moreno (Hugo Bressano, mort en 1987), mais la direction de la LIS se serait tournée, dans son dos, vers les fractions du NPA qualifiées par elle d’« aile gauche » dans un texte du 18 décembre, singulièrement vers l’ancienne Fraction l’Étincelle de LO, qui publie Convergences révolutionnaires.

Le mort saisit le vif. En effet, le fait que toutes les « Internationales morénistes » aient pris position en faveur du soutien à la résistance armée ou non du peuple ukrainien est un test important, qui les distingue des LO, POI, POID, PTS argentin, des deux PO argentins, du POR bolivien … La LIS a un groupe ukrainien, la Ligue socialiste, dont nous avons reproduit des articles. Sa section turque l’a quittée par campisme, car elle ne comprend pas, littéralement, qu’on puisse être ukrainien. Et la voilà qui, en France, dit se tourner vers une vieille fraction, qui sur l’Ukraine depuis le 24 février s’en est tenue à des généralités abstraites (seul article de fond ici : contre la guerre de Poutine, la militarisation galopante, l’inflation, l’union sacrée partout, que se liguent les classes ouvrières russes et ukrainienne …) qui couvrent la vraie question de la forme contemporaine de la réaction impérialiste, et n’a strictement participé à aucune action internationaliste depuis le 24 février, de même que chacune des fractions de ladite « aile gauche ».

D’ailleurs, la LIS avait en septembre diffusé une intéressante interview d’une camarade d’origine argentine vivant en France, Virginia de la Sega, qui a quitté le CCR-Révolution Permanente sur cette question clef de l’internationalisme et de l’Ukraine. Est-ce pour passer de Charybde en Scylla et d’une fraction-secte à une autre fraction-secte ?

Car le mort qui saisit ici le vif, c’est le monde selon les fractions-sectes et l’idée que la construction d’un parti procède de telles fractions. Cette croyance, héritage là encore du XX° siècle, est contradictoire à la compréhension de l’importance internationale de la question ukrainienne, et en général de la poussée vers la compréhension de toute la situation révolutionnaire mondiale d’aujourd’hui.

La dissolution du groupe la Commune peut être une mauvaise et une bonne nouvelle. Mauvaise, si ces camarades renoncent à l’intervention politique. Bonne, s’ils sortent de cette représentation fictive pour tenter de se tourner vers le réel tel qu’il est – ce que nous tentons aussi de faire.

VP, le 28/12/2022.