La photo illustrant cet article vient de Laurent Degousé : manif parisienne le 16 avril.
Ce billet a été initialement rédigé pour poursuivre un échange avec Marc Daniel Lévy, et comme toujours la discussion permet d’approfondir la compréhension de ce qui se passe et de notre propre place là-dedans.
Marc a réagi à mon billet du 12 avril sur le second tour et sur les législatives, d’une part par un message sur le forum faisant suite à ce billet, contestant l’interprétation des propos de J.L. Mélenchon au soir du 1° tour comme appelant de fait à voter Macron, d’autre part par un billet selon lequel, au 1° tour, le fait dominant est bien, malgré tout, la « percée impressionnante » de « l’immense aspiration d’ « en bas » à l’unité ». Les nuances et perceptions différentes que nous avons là prolongent le fait qu’avant le 1° tour Marc estimait que malgré tout cette fameuse aspiration à l’unité, dans le cadre de la présidentielle et non par son boycott, devait encore être recherchée.
Car il s’agit de l’unité de qui et de quoi ? Marc ne le dit pas dans son article, comme si « l’unité » était une chose évidente et impérieuse que chacun doit entendre comme allant de soi. Répondons donc à cette question : il s’agissait de l’unité des « candidats de gauche » contre Macron et Le Pen. Marc me reproche de ne pas avoir vu l’irruption de ce fait nouveau qui aurait tendu à submerger tous les obstacles, sous la forme du score important de Mélenchon (cela malgré Mélenchon lui-même), le saisissant comme moyen d’exprimer cette aspiration.
L’aurais-je sous-estimé ? avant même le premier tour en fait, j’ai plusieurs fois écrit qu’un mouvement massif se produisait, parmi la couche encore décidée à voter de l’ancien « peuple de gauche » électoral, vers le vote Mélenchon, asséchant le score potentiel des autres candidats. Et je reconnais volontiers, car c’est un fait, que certains abstentionnistes initiaux ont finalement aussi fait ce choix. Mais pas au point d’en avoir fait le canal principal de la recherche d’une issue. Certes, les 27,9% d’abstentions et de votes blancs et nuls par rapport aux inscrits (le vote Mélenchon représentant, lui, 15,8% de ces derniers), ne sont pas tous de même nature, mais il me semble difficile de contester la part essentielle, difficilement chiffrable, parmi eux, des prolétaires, des précaires, de la jeunesse, de l’ancien « électorat de gauche ».
Certes, il faut faire attention à toute analyse unilatérale. Mais justement, Marc, quand tu nous expliques : « Regardez d’un peu plus près mes camarades les résultats, en particulier bien sûr dans les grandes agglomérations urbaines mais pas seulement, c’est vraiment impressionnant, avec de très nombreux résultats entre 50 et 60 % voire plus au premier tour ! … et pas comme dans les outremers avec une abstention massive… », réalise-tu que tu gommes purement et simplement le caractère massif de l’abstention, devant le vote Mélenchon, aussi dans les « grandes agglomérations urbaines », et pas seulement outremer ?
C’est pourquoi, quand tu m’expliques qu’il y a eu le 10 avril du « nouveau » que je n’aurai pas vu ou que je ne voudrais pas voir, je suis obligé de te retourner un tantinet la remarque : ce « nouveau » est-il si nouveau pour toi, étant cette « aspiration à l’unité » que tu voulais voir prioritairement depuis le début ? Analyser les faits ne peut pas consister uniquement à y prendre du « nouveau » qui confirme l’idée ancienne que l’on s’en faisait, mais à envisager tous les aspects de la réalité. Celle-ci est plus complexe que ce que l’un et l’autre nous tentions d’en présenter comme le résumé, comme toujours et tant mieux. Et si l’aspiration populaire – aspiration à quoi, je vais y revenir – s’était manifestée à la fois dans cette poussée de Mélenchon, certes, et dans l’importance première de l’abstention, sans oublier d’ailleurs le pauvre vote pour les « candidats de gauche » restants ?
Envisager les choses ainsi permet d’appréhender ladite aspiration comme beaucoup plus puissante encore. Elle a abouti dans le cadre corseté et antidémocratique de ce scrutin au plus haut niveau d’abstention de l’histoire de la V° République après le 1° tour de 2002 ET à une poussée de Mélenchon qui n’avait pas du tout été son but de campagne initial, et qui ne vaut pas adhésion à sa politique.
Mais, j’y reviens, aspiration à quoi ? A « l’unité » ? Pas en soi à l’unité « des forces de gauche », comme on dit. Plus qu’une aspiration à « l’unité », ce qui en soi ne veut pas dire grand-chose, c’est une aspiration au changement, à la rupture, à l’affrontement, qui vise de fait les rapports sociaux capitalistes, et les institutions politiques de la V° République. Bien entendu, ces aspirations majoritaires ne se désignent pas elles-mêmes avec ces termes. Là, c’est à nous d’interpréter pour leur « chanter leur propre musique ». Ce qui ne suppose ni de leur dire qu’elles ont d’abord et avant tout voté Mélenchon, car c’est faux, ni de leur dire qu’elles se sont d’abord et avant tout abstenues, car c’est faux aussi. Mais surtout, c’est déjà du passé.
Que leur dit Mélenchon, justement, au soir du premier tour ? Que Sisyphe doive encore rouler sa pierre – traduction : vous en avez pour 5 ans – et qu’il ne faut surtout pas voter Le Pen. Toutes les forces politiques qui, en 2017, s’étaient offusquées de l’absence d’appel à voter ou ne pas voter de sa part, ont cette fois-ci entendu un appel à voter Macron, parfois en se plaignant qu’il n’ait pas été plus explicite. Mais l’explicitation est vite venue. C’est A. Quatennens qui explique que maintenant il faut imposer une cohabitation avec Macron aux législatives, donc le garder (alors qu’il n’est pas encore réélu !). Ce sont tous les responsables LFI qui développent cet « élément de langage » : Macron doit donner des gages pour qu’on ait envie de voter pour lui, « tend la main et nous te tendrons la nôtre », en quelque sorte.
La déclaration de Mélenchon n’a pas le sens que Marc veut lui voir, mais celui tout de suite perceptible et confirmé par les explicitations qui l’ont suivie : maintenant, on garde Macron – pour 5 ans ! – et on lui dit qu’il doit tendre la main et qu’une cohabitation pourra survenir avec le chef de l’opposition que, d’une manière parfaitement bonapartiste qui n’est certainement pas ce pour quoi une partie de la population l’a placé en 3° place à un haut niveau, Mélenchon serait désormais. Ce sont là des mesures d’ordre au compte de la V° République – on y reviendra, naturellement.
Ceci dit, ce que Marc pense avoir entendu de Mélenchon au soir du 10 avril, est une chose qui tient la route (mais que Mélenchon n’a pas dite ni signifiée !), et doit être à son tour explicité un peu plus. Or, chose intéressante, cette explicitation-là a été en grande partie faite dans la Déclaration de partisans du boycott en vue du second tour, signée par plusieurs camarades du comité de rédaction d’Aplutsoc et par des camarades comme Pierre Zarka et Pierre Goldberg et qu’a rendu possible, précisément, l’action commune pour le boycott du premier tour. Cette déclaration en effet insiste très fortement contre les tentations confusionnistes tout à fait réelles à propos du vote Le Pen, avant de récuser aussi le « zapping » du second tour au nom d’une perspective de cohabitation avec Macron. Par conséquent, elle ne met pas sur le même plan le vote Le Pen et le vote Macron, excluant et récusant totalement le premier, n’appelant en aucune façon au second mais comprenant que des travailleurs, des jeunes, vont le mettre en œuvre, d’autres s’abstenir, et mettant en avant le refus de l’élection présidentielle, et du régime de la V° République.
Je suis donc tout à fait d’accord avec Marc lorsqu’il écrit : « Si des électeurs et électrices de notre camp social veulent prendre des garanties supplémentaires en votant malgré tout « Macron » comme d’autres , très nombreux, ont voté « Mélenchon » au premier tour malgré tout ce qui les séparaient de lui, nous pouvons le comprendre et surtout, nous n’en sommes pas « comptables » … », mais je lui fais remarquer que l’expression publique, politique, organisée, aussi minime soit-elle, mais existante, de cette méthode « unitaire » au vrai sens du terme, est ici le produit de la petite campagne commune pour le boycott que nous avons menée. Ceci est fort significatif je pense.
Pour conclure, je voudrais envisager ce qui se passe dans le pays à mi-temps entre les deux tours. Avant tout, il y a une explosion non prévue d’une partie de la jeunesse, notamment étudiante. Il faut à tout prix les soutenir et les protéger. Ce mouvement exprime, en empruntant (c’est inévitable) les mots du « gauchisme », le refus de l’alternative Macron/Le Pen. D’un autre côté, les manifs traditionnelles « contre l’extrême-droite » – appelées pourtant, notons-le, « dans l’unité » -, ne font pas recette comme telles – le dynamisme de la manif parisienne est venu des jeunes. Elles ne font pas recette car c’est une histoire rebattue derrière laquelle se dessine le vieux « front républicain » c’est-à-dire Macron voire la cohabitation avec lui. Les mobilisations démocratiques contre des expulsions iniques de jeunes migrants comme au lycée de Riom (Puy-de-Dôme) voient la majorité des lycéens de leurs bahuts se mobiliser. Ajoutons au tableau la mobilisation pour le peuple ukrainien et la manif de samedi prochain : n’oublions pas que Marine Le Pen a été financée par Poutine et que Macron est le chef d’État qui cause au téléphone longuement tous les trois jours avec lui.
Il se passe quelque chose. Non pas un élan « républicain » pour garder Macron 5 ans quitte à cohabiter, mais un début de sursaut de la jeunesse, laquelle s’appuie sur la poussée « à gauche » du 10 avril, exprimée ET dans les abstentions ET dans la poussée du vote Mélenchon. L’élection de Marine Le Pen est de l’ordre du possible, mais la recherche qui parcourt surtout la jeunesse est celle de l’affrontement si elle est élue, affrontement ouvrant la crise du régime. Et cette idée porte bien entendu aussi celle de l’affrontement si c’est Macron l’élu. Comme nous avions pu le dire à propos de l’abstention, ce n’est pas l’indifférence qui prime, et maintenant c’est la jeunesse, cette flamme annonciatrice, qui nous le dit haut et fort.
VP, le 17/04/22.