Dans le n°3 des Cahiers APlutsoc, V. Présumey a évoqué l’histoire des trotskystes durant le second conflit mondial, la PMP et les enseignements à en tirer pour la guerre en Ukraine (1). Son analyse historique du trotskysme durant la guerre de 1939-1945 et ses lendemains correspond pour beaucoup à la thèse de Francesco Giliani. Ci-joint une recension de ce travail :

Francesco Giliani, « Troisième Camp » ou nouvel « Octobre » ? Socialistes de gauche, trotskistes et Deuxième Guerre mondiale (1938-1948), Université Lumière Lyon 2, décembre 2020, Thèse d’histoire, Directeur : M. Vergnon Gilles, 709 pages.

Le 19/8/2022 la version 1 (unique à cette date) a été copiée sur le site officiel theses.fr à l’adresse suivante : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03227424

Cette étude visait à comprendre les différences de programmes et d’orientations politiques séparant les socialistes de gauche et les trotskystes pendant la période 1938-1948. A cela s’ajoutait pour l’auteur l’objectif de continuer la thèse de Michel Dreyfus consacrée aux mêmes courants politiques mais de 1933 à 1940 (2).

Certes, la période étudiée paraît lointaine. De plus, les socialistes de gauche et les trotskystes constituent alors des tendances ou des organisations marginales dans le mouvement ouvrier international. Malgré leurs efforts, la Seconde Guerre mondiale amène un affaiblissement du premier courant et une progression limitée du second. Pourtant, leurs analyses et débats demeurent d’actualité, comme nous le montre l’actuel conflit en Ukraine. De plus, les socialistes de gauche apparaissent particulièrement mal connus pour cette période. Quant à la IVe Internationale, ses partisans actuels ou passés expliquent mal son échec à s’implanter parmi les masses travailleuses à l’issue du conflit.

Une lecture attentive de cette thèse d’ampleur nous amène à formuler les remarques suivantes. Commençons par des points qui en rendent la lecture parfois difficile.

L’auteur a opté pour un plan chronologique, cela paraît un choix pertinent pour ce sujet. Par contre, les chapitres se succèdent de manière trop mécanique : les socialistes de gauche durant une période puis les trotskystes pendant la même séquence. En conséquence, le courant politique à étudier change d’un chapitre à l’autre, ce qui désoriente le lecteur. Le choix de traiter ces deux mouvements ensemble durant une décennie semble en outre contestable. M. Dreyfus l’avait fait pour la période 1933-1940, mais socialistes de gauche et trotskystes n’étaient pas clairement séparés avant 1936-1937. Le divorce s’avère consommé pendant la décennie suivante, et il existe peu d’interactions entre les deux courants.

F. Giliani a décidé de ne pas traduire les citations en anglais mais de le faire pour les autres langues (p. 52). Pour l’anglais, cette décision nous semble contestable. De plus, certaines citations ont une taille excessive (23 lignes en p. 196-197) et l’auteur se dispense de les commenter ou de les expliquer. Par ailleurs, il mêle parfois deux langues dans une même phrase (exemple p. 61). Enfin, certaines citations en italien ou en espagnol se trouvent sans traduction (ex. p. 292 et p. 367).

L’absence de certaines informations ne contribue pas à une bonne compréhension du texte. Ainsi, F. Giliani décrit de manière sommaire les organisations citées. Cela se révèle gênant pour un parti comme l’Independent Labour Party (ILP) britannique, acteur majeur. Nous disposons de peu de renseignements (p. 57) sur sa ligne politique, ses mots d’ordre, sa structuration… Par contre, quand l’information existe, il faut constater des répétitions. Ainsi, l’auteur indique deux fois l’effectif du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan (PSOP) en 1938 (p. 57 et 64). Nous avons aussi remarqué des erreurs. Par exemple, la « Déclaration des Quatre » date de 1933 et non de 1934 (p. 336). Surtout, nous devons mentionner nombre de coquilles, fautes d’orthographe ou de conjugaison… La version mise en ligne sur thèses.fr est-elle la version soutenue ?

Néanmoins, il faut reconnaître d’incontestables qualités à cette thèse. Signalons d’abord la masse d’archives consultée par F. Giliani pour répondre aux attentes précédemment évoquées. De plus, les dépôts correspondants se trouvent dans plusieurs pays et concernent nombre d’organisations. D’abord, il a utilisé les archives digitalisées de la IVe, du Socialist Workers Party (SWP) américain et de la revue des trotskystes britanniques disponibles sur le site Encyclopedia of Trotskyism On-Line (3). Ensuite, cet historien a consulté les fonds dans les dépôts de référence sur le sujet comme l’IISG d’Amsterdam, La Contemporaine de Nanterre, le CERMTRI… Il s’est aussi rendu aux Archives nationales britanniques et françaises. Enfin, F. Giliani a consulté des fonds personnels de militants aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en France. Les informations collectées lui permettent de relater les interactions entre des groupes politiques appartenant à différents pays. Cela le conduit à rendre compte d’épisodes ignorés ou peu connus. Ainsi, il relate la tenue de « parlements » de soldats au sein de l’armée britannique en 1943-1944. Les trotskystes jouent un rôle important dans ces organismes où ils peuvent exprimer leurs idées et combattre la propagande des autorités militaires. Ces dernières s’inquiètent de ces « parlements » et entreprennent de les liquider (p. 381-388).

Un grand atout de cette thèse consiste à présenter les profondes divisions des socialistes de gauche face au conflit. Ils se partagent entre pacifistes intégraux, partisans d’une distinction entre les deux camps impérialistes mais hésitant sur la politique militaire à mener, et enfin bellicistes disposés à apporter un soutien critique aux Alliés. Ces divergences conduisent à une régression de ce courant politique au cours de la guerre. Seul l’ILP britannique parvient à se développer (p. 332). A l’issue du conflit, il n’existe plus d’organisation internationale de cette sensibilité. Surtout, ses membres évoluent d’un anti-stalinisme de gauche à un simple anticommunisme proche de celui du bloc atlantiste (p. 489).

Pour les trotskystes, F. Giliani a principalement mené ses travaux en suivant les pistes de recherche énoncées par Pierre Broué. De 1985 à 1998, cet historien (et ex-militant lambertiste (4) ) a écrit sur cette période dans sa revue, les Cahiers Léon Trotsky (5). Ainsi, P. Broué a signalé l’action des trotskystes britanniques dans les « parlements de soldats » précédemment évoqués (6). A sa suite, F. Giliani raconte de manière détaillée leurs interventions.

Pour notre sujet, il s’avère donc indispensable de résumer le point de vue de P. Broué, amplement développé par F. Giliani dans sa thèse à l’aide de nombreux documents d’époque. Avant son assassinat, en août 1940, Trotsky constate aux États-Unis la haine de la majorité des ouvriers envers Hitler et leur volonté de lui faire la guerre. De même, dans les pays occupés par les nazis, les masses laborieuses et petites bourgeoises se sentent opprimées et humiliées. Cela peut constituer le détonateur d’une révolution sociale. Ces phénomènes conduisent le dirigeant de la IVe à préconiser une Politique militaire prolétarienne (PMP) à la place du défaitisme révolutionnaire défendu pendant la Première Guerre mondiale. Condamnant toute forme de pacifisme, la PMP prône la participation des ouvriers à la lutte contre le fascisme mais avec leurs propres mots d’ordre et des officiers issus de leurs rangs. De plus, il n’y a pas de pause dans la lutte des classes : pour Trotsky les travailleurs sous les armes doivent continuer à lutter contre leur État capitaliste (p. 163-169). Le SWP, le parti trotskyste alors le plus important, se trouvait en contact avec le dirigeant de la IVe. Il entreprend donc d’appliquer la nouvelle stratégie (p. 214-215). Pourtant, à partir de 1943, il juge l’impérialisme anglo-saxon aussi prédateur que l’allemand, abandonnant la PMP et retournant au défaitisme révolutionnaire. Selon la direction du SWP, les Anglais et les Américains ne rétabliront pas de démocraties bourgeoises dans les pays libérés, mais y instaureront des dictatures militaires. Les trotskystes européens ne doivent donc pas prôner des revendications démocratiques mais annoncer et préparer la crise révolutionnaire qui, immanquablement, éclatera à la fin de la guerre. Les insurrections ouvrières à venir seront, malgré Staline, aidées par l’armée rouge qui va se déployer en Europe (p. 341-347). Menée par le très autoritaire James Patrick Cannon, la direction du parti américain impose la nouvelle ligne au parti, marginalisant les opposants. Selon F. Giliani, « une tradition dogmatique et sectaire » s’établit alors au SWP (7).

La nouvelle stratégie du parti américain influence les sections européennes d’autant plus que la plupart de celles-ci ignorent la PMP ou se montrent réticentes à l’appliquer. Cela les amène à ne pas participer de manière organisée à la Résistance ou à la lutte armée contre les nazis. Seulement quelques militants à titre individuel rejoignent un réseau clandestin voire un maquis. Les trotskystes se cantonnent à une action propagandiste quand de plus en plus de travailleurs européens rejoignent le combat contre le fascisme (p. 366-381). Aux lendemains de la Libération, la IVe se trouve dans une situation différente de celle prévue : les partis ouvriers – en particulier les partis communistes – se trouvent renforcés et la démocratie bourgeoise restaurée. Pourtant, cette Internationale conserve sa vision catastrophiste habituelle en prévoyant toujours une crise révolutionnaire prochaine.

Cette vaine attente provoque le découragement puis le départ de nombre de militants. Néanmoins, la direction du SWP maintient la même orientation. De plus, ses méthodes sectaires gagnent la IVe. Les sections nationales excluent des opposants. Le parti américain appuie la prise en main de la IVe par son allié Michel Raptis – pseudonyme Pablo, cadre trotskyste d’origine grecque et doté d’un caractère autoritaire. La grande scission de 1952-1953 se profile. Quand elle survient, les adversaires de Michel Pablo appartiennent principalement au SWP et à l’ancienne majorité du PCI français menée par Pierre Lambert et Marcel Bleibtreu. Ils dénoncent alors le « pablisme » caractérisé par la volonté de diriger la IVe de manière centralisée et la croyance dans les potentialités révolutionnaires de la bureaucratie soviétique (8). Selon ses opposants, cette doctrine vient d’apparaître alors que pour P. Broué et F. Giliani elle était apparue au sein du SWP durant la guerre.

Cette interprétation de l’histoire de la IVe Internationale dans les années 1940 mérite d’être discutée. P. Broué était un grand historien mais sur ce sujet l’ancien militant lambertiste a pris le dessus, comme l’a constaté J-G. Lanuque (9). Exclu de l’organisation lambertiste en 1989, P. Broué a néanmoins gardé une rancune antipabliste. Cela l’a conduit à expliquer l’échec des trotskystes à la Libération par des prémices du « pablisme » déjà présentes au SWP (10). Certes, il y a des similitudes entre le J-P. Cannon de 1943 et le M. Pablo de 1952. Pourtant, faire du « pablisme » un courant politique pérenne, né durant le second conflit mondial et se perpétuant pendant des décennies semble exagéré. Il existe des exemples de comportements peu démocratiques adoptés par des dirigeants de sections avant le décès de Trotsky. Ainsi, en 1939-1940, la minorité du SWP se plaint du « conservatisme bureaucratique » de la « clique Cannon » et des « ragots » qu’elle répand (11). Dans les années 1970, M. Pablo a quitté la IVe mais les lambertistes qualifient encore sa section française de « pabliste ». Pourtant, leur organisation – l’OCI – s’avère plus centralisée et hiérarchisée (12) que cette dernière – la Ligue communiste.

Si cette thèse a pour point faible de trop s’inspirer de P. Broué, elle a le mérite d’évoquer la Politique militaire prolétarienne (PMP), encore peu connue des militants d’extrême gauche et des historiens. Pour Trotsky, elle aurait permis aux sections de la IVe de déclencher une révolution dans plusieurs pays européens (13). Cela ne s’est pas produit, probablement pour plusieurs raisons, mais cette stratégie demeure valable aujourd’hui. En cas de conflit international, elle appelle les révolutionnaires à tenir compte de la nature des pays en conflit (capitalistes ou non) mais aussi de la dynamique sociale. Il s’agit de déterminer parmi les belligérants celui ou ceux où la masse des travailleurs s’engage dans la lutte. Ainsi, dans le conflit actuel en Ukraine, le défaitisme révolutionnaire, préconisé par Lénine en 1914, conduit à ne soutenir aucun des deux États capitalistes en conflit mais à poursuivre la lutte contre eux. Le POID, par exemple, mène campagne actuellement sur cette ligne ; le 22 octobre 2022, il a tenu à Paris un meeting international « contre la guerre ». Par contre, la PMP insisterait sur le soutien au peuple ukrainien où se produit une mobilisation populaire spontanée, ce que défendent plutôt les héritiers divers du courant jadis incarné par la LCR. Certes, leur gouvernement prône le système capitaliste, mais une majorité de travailleurs veut combattre l’agression russe. Les révolutionnaires, dans cette optique, doivent donc l’aider et non se cantonner aux discours pacifistes.

Jean Hentzgen

Notes :

1) https://aplutsoc.org/2022/11/18/politique-militaire-proletarienne-le-cadavre-sort-du-placard-tant-mieux-le-n3-des-cahiers-daplutsoc-est-paru/

2) M. Dreyfus, Bureau de Londres ou IVe Internationale ? Socialistes de gauche et trotskystes en Europe de 1933 à 1940, Nanterre, Université de Paris X (Paris-Nanterre), thèse 3e cycle, 1978, non publiée.

3) L’adresse internet est https://www.marxists.org/history/etol/document/swp-us/idb/index.htm

4) Sur ce courant politique, il est possible de consulter ma thèse : Hentzgen Jean, Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste en France jusqu’en 1963 disponible en ligne à cette adresse : https://www.theses.fr/2019NORMLH08

5) En particulier dans les n°39, septembre 1989, et 65 à 67, mars à octobre 1999.

6) BROUE P., « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode », Cahiers Léon Trotsky, n°39, septembre 1989, p. 20.

7) F. Giliani, « Troisième camp »…, op. cit., p. 636.

8) Hentzgen J., Du trotskysme à la social-démocratie…, op. cit., p. 199.

9) « Le supplice de Tantale ? », Dissidences, n°11, mai 2012, p. 98-103.

10) Dans les Cahiers Léon Trotsky : « Présentation », n°63, p. 3-4, « La révolution n’a pas eu lieu », n°65, p. 3-12 et « Le bilan post mortem », n°67, p. 3-8.

11) Marie J-J., « Introduction » et Burnham J., « Science et style » dans Trotsky L., Défense du marxisme, Paris, EDI, 1976, p. 48 et 341.

12) Archives de la Préfecture de police, GA br7, Le trotskysme en France, p. 14.

13) Broué P., « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode », Cahiers Léon Trotsky, n°39, septembre 1989, p. 6.

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