En ce 1° janvier 2023, un premier bilan de la guerre de destruction de l’Ukraine engagée le 24 février s’impose.(1)
Ce jour-là, au petit matin, un déluge de feu s’abattait sur ce pays, et aucun puissant de ce monde ne donnait cher de sa peau. Mais dans l’après-midi commençaient les distributions d’armes à la population de K’yiv, qui les réclamait. Le président Zelenski déclarait à Joe Biden qu’il ne voulait pas d’un taxi, mais des armes. Et dans les jours qui suivirent force fut de constater que l’auto-organisation de tout un peuple, portant littéralement son armée, avait stoppé l’invasion : K’yiv et Kharkiv ne seraient pas prises, après que Kherson l’ait été par surprise. Des phénomènes massifs de décomposition affectaient tout de suite l’armée russe – désertions, gabegie, mutineries, passivité. A la réaction impérialiste sur toute la ligne, la réaction poutinienne, avait répondu une levée en masse montée d’en bas, symbolisée pour toujours par ces images de femmes et de mères combattantes.
Poutine remplaça alors l’objectif de « dénazification » de tout le pays par celui de l’occupation de tout le Donbass. On passe de la guerre-éclair à la guerre de position, avec la lente prise effroyable de Severodonetzk et de Lysychansk, cependant que Marioupol est systématiquement détruite, avec un nombre de morts inconnu à ce jour (sans doute des dizaines de milliers).
Mais progressivement, l’armée russe ralentit, et, début septembre, se produit la « surprise » qui couvait : elle implose littéralement à l’Est de Kharkiv, le nord du Donbass est libéré.
Durant toutes ces semaines, le monde découvre, à partir de Butcha, les horreurs d’une occupation coloniale aggravée par le discours génocidaire du régime russe, perpétrée par des troupes souvent elles-mêmes coloniales : viols, pillages, tortures, déportations des populations, enlèvement d’enfants …
Ce début d’effondrement suscite un tournant en Russie, où la première vague de manifestations anti-guerre du début a été étouffée. Une « mobilisation partielle » mais pas vraiment limitée, est décrétée fin septembre, plongeant le pays dans un chaos amorphe, cependant que la jeunesse diplômée commence à émigrer en masse. Des centaines de milliers de « soldats » sont envoyés au feu, juste pour contenir les Ukrainiens et se remettre à avancer : les milices semi-privées du régime, Wagner, Kadyrov, Rusich (ouvertement nazi), les encadrent et les terrorisent.
La libération de Kherson sonne alors comme une nouvelle victoire ukrainienne. L’hiver arrive, et la Russie procède ouvertement à des bombardements sans objectifs militaires à proprement parler, qui visent les civils et la privation d’électricité, d’eau, de chauffage, d’assainissement et d’internet.
Au moment présent, les deux enjeux les plus importants pour les Ukrainiens sont, premièrement, de tenir, deuxièmement, d’éviter une attaque par la Biélorussie qu’en raison de la résistance passive et active de la population Poutine n’a pu à ce jour entraîner complètement dans sa guerre. A Minsk le procès des dirigeants du syndicat indépendant BKDP, Alexandr Iarashuk et ses camarades, a vu le régime ne pas oser affronter les vrais mobiles de leur arrestation – la grève contre l’illégitimité de Loukatchenko en 2020 et la résistance antiguerre en 2022, condamnant notamment Iarashuk a 4 ans de prison.
L’attaque du 24 février avait été prévue et annoncée par Washington, qui ne misait pas sur la résistance ukrainienne, mais avait préparé un dispositif d’isolement financier et économique de la Russie d’une ampleur sans précédent, tout en maintenant son axe diplomatique et militaire premier dirigé contre la Chine. En Europe et en Allemagne, le tout permettait d’amorcer une cassure progressive envers le gaz russe (au profit du gaz nord-américain), et une revitalisation de l’OTAN à laquelle Finlande et Suède sollicitent maintenant leur adhésion.
Parce qu’il s’agit, côté ukrainien, d’une guerre de libération, et côté russe, d’une guerre absurde plongeant la société dans la réaction la plus sombre, la dynamique est du côté ukrainien. Les puissances occidentales ne sont absolument pour rien dans cette réalité. Une fois celle-ci constatée, et alors que Poutine menace d’employer l’arme nucléaire, elles doivent armer l’Ukraine – dans une certaine mesure, qui ne vise pas à la libérer ni à battre Poutine, mais à le « calmer », notamment par les missiles Himars ayant permis la destruction d’une partie de l’artillerie russe.
Il faut être clair et net : l’aide à l’Ukraine, humanitaire, financière et militaire confondue, représente en France 0,04 % du PIB et n’est en rien la cause des coupes budgétaires contre l’école et la santé. Certes, les budgets militaires explosent, mais pas pour « aider l’Ukraine ». Comme nous l’a déjà dit le camarade Starodubtsev, du Sotsialnyi Rukh, on peut l’aider sans augmenter ces budgets, en ne livrant plus d’armes à l’Arabie saoudite par exemple !
Depuis le revers du nord-Donbass, le chaos de la mobilisation « partielle », les mouvements de résistances nationaux en Bouriatie, Kalmoukie, Daghestan …, et la libération de Kherson, les dirigeants européens (Macron et Sholz), et, aux États-Unis, de larges secteurs tant républicains que démocrates, appellent à « des négociations ». Ils sont épouvantés par la perspective d’une vraie défaite russe entraînant la chute de Poutine. C’est là que réside la vraie union sacrée de tous les partisans de l’ordre social existant.
Contre cette union sacrée mondiale pour un « cessez-le-feu » et « des négociations » qui entérineraient la terreur et les déportations génocidaires dans les zones occupées : le peuple ukrainien, qui a verrouillé pour l’heure la position de ses gouvernants sur l’objectif de libération totale de tout le territoire, Crimée et Donbass compris.
Dans ce peuple : nos camarades de la gauche ukrainienne avec lesquels nous nous sommes mutuellement découverts depuis le 24 février. Et ceux qui ont fait cette découverte savent que ce sont eux qui ont à nous apporter, à nous apprendre.
Ce sont les anarchistes – ou plutôt les « anti-autoritaires » – qui sont allés le plus loin dans l’investissement de secteurs de l’armée et de la Défense territoriale, avec parmi eux des camarades bélarusses et russes. Ce sont la grosse centaine, à présent, de militants du Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), d’une fantastique créativité théorique et politique, premier groupe à l’Est de l’Europe à s’être totalement dégagé de l’ancienne « gauche » avec son boulet « soviétique ». Ce sont les syndicalistes, notamment les mineurs et les métallos de Krivyi Riv. Ce sont les féministes. Ce sont ces camarades vieux et plus encore jeunes qui écrivent et réfléchissent sur la question nationale, identitaire, linguistique, coloniale, féministe, écologique, économique, et, donc, sur la question … russe ! … et qui reviennent sur toute l’histoire du XX° siècle – nos Hanna Perekhoda, Oksana Dubchak, Yulya Yurchenko, Denys Gorbach, Marko Bojcun, Andrej Zborov, Vitali Dudyn, Vladislav Starodubtsev, Tarass Bilous, Daria Saburova, Oles Reznik, Maxim Shumakov, Denys Pilash, Katya Hritseva, et j’en oublie, et il faudrait nommer aussi les artistes, les poètes, les hackers et les bricoleurs de drones.
Tous nous le disent : depuis le 24 février ils sont comme des poissons dans l’eau dans la population résistante et auto-organisée. Ils ont pris les armes – les filles aussi – ou soutiennent depuis l’Ukraine ou depuis l’Europe ceux qui les ont prises et ils ont leurs morts.
Et ils ne cèdent rien au pouvoir en place : ce sont eux qui ont poussé les syndicats, ukrainiens puis européens, à condamner la destruction du Code du travail par les libéraux zelenskystes, qui luttent actuellement contre la privatisation de la recherche et des universités et contre les mesures soi-disant antirusses qui lui portent atteinte, qui dénoncent les violences faites aux femmes en temps de guerre et posent la question du droit à l’avortement pour les réfugiées en Pologne …
Avec elles et avec eux le vent d’Est souffle à nouveau. Encore faut-il le percevoir et s’efforcer d’être à sa hauteur.
Les premières semaines ont vu des manifestations se lever dans le monde entier, composées de jeunes, de travailleurs, avec l’impulsion des « diasporas » ukrainienne et la présence de russes et de bélarusses. Mais les questions politiques clefs font clivage et pèsent. La croyance qui veut qu’on ait affaire à une guerre impérialiste par procuration, de « l’Occident », des États-Unis, de l’OTAN, de l’UE, contre la Russie, héritage de tout un siècle, paralyse la gauche mondiale et la conduit à la faillite en ne comprenant pas la nature des guerres impérialistes d’aujourd’hui. S’y ajoute l’imprégnation de huit années de propagande sur les « nazis ukrainiens » dont il serait temps de comprendre qu’elle avait une visée génocidaire portant le véritable fascisme contemporain.
Avons-nous affaire à un « mouvement pour la paix » global dans lequel il y aurait des « débats », vigoureux mais fraternels, à mener ?
Mais quand, le 5 novembre dernier, manifestent ensemble en Italie dirigeants syndicaux, gauche officielle et non officielle, Église …, pas contre Meloni mais sur les mots-d’ordre « paix immédiate », « pas de livraison d’armes », « cessez-le-feu », nous n’avons pas affaire à une « manifestation pour la paix », mais à une manifestation d’union sacrée pour que l’Ukraine renonce à sa libération, une manifestation pro-impérialiste. Cette vérité doit être dite, même si des militants s’illusionnent et pour cela.
Le mouvement internationaliste et anti-impérialiste contemporain n’est pas celui-là. Avec les camarades ukrainiens, s’est organisé à l’échelle européenne le RESU (Réseau Européen de Solidarité avec l’Ukraine), et, en Amérique, l’Ukraine Socialist Solidarity Campaign. Ils se sont réunis en un réseau mondial qui s’élargit maintenant vers l’Asie, avec la camarade Kavita Krishnan, dirigeante féministe indienne, ou vers le PC japonais.
Nous ne sommes clairement pas nombreux mais nous savons faire levier : en France, nous avons réalisé la manifestation du 10 décembre dernier soutenue par la CGT, la FSU et Solidaires, sur le mot-d ’ordre clef : « Retrait des troupes russes de toute l’Ukraine ».
Le basculement du monde est là, il n’y aura pas de retour en arrière. La question internationaliste va reclasser tous les courants sans sphères nationales protégées. Voilà mon message de Nouvel An aux vieux et jeunes camarades. Je dédie cet article à Adrien Dugay-Leyoudec, jeune français de 20 ans tué au front près de Kharkiv, originaire de Moulins et dont le père est syndiqué FSU, et à Maksym Butkevych, toujours aux mains de l’armée russe à cette heure.
Vincent Présumey, le 20/12/22.
(1) Cet article a été écrit voici quelques jours pour le journal de la Gauche Démocratique et Sociale, Démocratie et Socialisme, à la demande des camarades. Il est repris ici avec quelques petites actualisations et ajouts.