Le projet de constitution proposé par l’ « assemblée constituante » chilienne a été largement repoussé le 4 septembre dernier (61,86% de Non sur une participation de 85,81% et très peu de votes blancs et nuls). Ce résultat est ressenti comme une lourde défaite dans les couches militantes « de gauche ». Une première analyse est d’autant plus nécessaire que, dans les semaines à venir, d’autres scrutins importants vont avoir lieu dans le monde – législatives italiennes, élections mid-terms aux États-Unis, présidentielles brésiliennes. Une lecture en termes d’ « idéologie de droite » contre « idéologie de gauche » est non seulement inexacte, mais désarmante pour faire face aux besoins urgents de la situation mondiale présente marquée par les poussées révolutionnaires, la guerre de destruction de l’Ukraine et l’aggravation de tous les facteurs globaux de crise.
La place du Chili est bien entendu marquée par l’histoire, à savoir le coup d’État du 11 septembre 1973 et le régime sanguinaire qu’il a instauré, fondateur pour le « néolibéralisme ». Ce régime avait dû évoluer mais l’État militaire et néolibéral est resté le même. C’est contre lui que la jeunesse, depuis plus de 10 ans, les femmes mobilisées pour leurs droits et se heurtant notamment à l’Église, puis l’ensemble de la population lors du soulèvement de l’automne 2019 déclenché par la hausse du prix du ticket de métro à Santiago, se sont dressés. Ce soulèvement fut une première crise révolutionnaire partie prenante de mouvements similaires dans le continent et dans le monde, que ce soit contre des régimes « néolibéraux » ou contre des régimes « anti-impérialistes ».
Contenu par la répression et l’utilisation de la pandémie de Covid, il a néanmoins imposé de manière décalée, à un pouvoir qui n’en voulait pas, un référendum sur la nécessité de changer de constitution, exigée par 80% des suffrages le 25 octobre 2020. Une « assemblée constituante » a alors été élue. Pourquoi des guillemets ?
Parce qu’une vraie assemblée constituante pleinement démocratique et souveraine n’est pas octroyée par l’État en place avec une limitation de son rôle à l’ « écriture de la constitution », c’est une assemblée nationale détenant le pouvoir imposée directement par la mobilisation populaire. Celle-ci l’était indirectement mais était octroyée, encadrée, contenue – et ses élus ont accepté ce cadre, les plus nouveaux s’illusionnant sur la faculté qui leur était conférée de lister des droits sur tous les sujets ou presque.
Sur les 150 membres de cette assemblée, 63 étaient des partisans de l’ancien régime toujours en place (la droite avec 25 députés et la coalition « réformatrice » ayant déjà largement gouverné le pays avec 37), 28 étaient issus des partis traditionnels de gauche dominés par le PC, et, c’était la surprise et l’espoir, 65 étaient des indépendants issus des mouvements sociaux (voir notre article du 25 mai 2021).
L’inquiétude dans le pays, dans les couches exploitées et opprimées, n’a cessé de monter alors que leur situation se détériorait et que l’assemblée dissertait longuement, longuement. Déjà les élections présidentielles du 19 décembre 2021, tenues dans l’ancien cadre institutionnel toujours en place, ont vu la crainte d’une démobilisation électorale des couches populaires face à une forte mobilisation de la droite, des néolibéraux et des pinochettistes repentis ou non. Le premier tour a été une alerte et c’est la mobilisation montée d’en bas qui leur a barré la route au second tour, imposant l’élection de Gabriel Boric par 55,86% contre 44,14% à Antonio Kast, avec 44,41% d’abstention. La jeunesse a fait la fête ce soir-là, à juste titre, mais les nuages sombres étaient déjà là ( voir notre article du 20 décembre 2021).
Sept mois supplémentaires se sont écoulés, marqués mondialement par la guerre commencée le 24 février 2022, et par la continuation de l’affaiblissement des services publics de base et de la détérioration des conditions de vie du plus grand nombre. La « constituante » octroyée, réunie à part de toute cette réalité, a pondu un texte de 160 pages. Il est très significatif qu’hors du Chili il soit quasi impossible d’en connaître le contenu constitutionnel exact ! (le texte en castillan ici).
En effet, la totalité des résumés et commentaires présentaient ce texte comme très progressiste, ce qu’il est effectivement, en signalant les nombreux droits énumérés. Mais une constitution, ce sont les pouvoirs dans l’État. La déclaration des droits est importante, mais elle ne vit que par un État, donc un appareil d’État, au service du peuple : qui a le pouvoir ? A cette question simple les 160 pages ne répondent pas, ou plutôt répondent par défaut : toujours les mêmes ! car même avec la parité, les droits des communautés indigènes et un vocabulaire « intersectionnel », la constitution proposée n’était pas celle d’une République démocratique et sociale.
Répondons donc à la question de son contenu constitutionnel effectif : en résumé, nous avions deux chambres législatives, élues au suffrage universel, une « haute » et une « basse » (autrement dit une assemblée nationale et un Sénat) et ce très long texte ne permet pas de savoir si et comment les deux chambres ou la chambre basse font vraiment et pleinement la loi. Car, à côté de l’assemblée on a non seulement un Sénat (appelons-le par son nom !), mais aussi un président élu au suffrage universel et très puissant, chef des armées, de la police, de la diplomatie, et qui est même l’auteur des lois budgétaires et des lois de finance ! S’ajoutent à cela une Cour suprême de juges professionnels, une Cour constitutionnelle de membres nommés par le président, par les assemblées ou par leurs pairs, une Banque centrale au président nommé par le président de la république, une Agence de l’eau et un nombre important de « comités Théodule ».
Alors, bien sûr, il est important d’affirmer les droits des femmes et des indiens – à coté d’ailleurs du droit de propriété. Et assurément cette « constitution » aurait été la plus « progressiste » de l’histoire du pays : ce qui s’y apparente en France, inséré en contradiction avec le reste du texte dans la constitution autoritaire de 1958, c’est le préambule datant de 1946. Mais même un tel préambule transformé en corps du texte ne règle pas la question du pouvoir dans l’État. Les principaux possesseurs de capitaux et leur appareil d’État, à commencer par le corps des officiers, auraient été toujours là.
Et il s’agit du corps des officiers de l’armée pinochettiste. Même avec la parité et la « reconnaissance de la diversité de genre » …
Les victimes, emprisonnés et inculpés de la répression barbare exercée par cette armée que la masse des manifestants avait courageusement et directement affrontée à l’automne 2019, sont toujours emprisonnées et inculpées !
Dans ces conditions, ce qui inquiétait déjà lors de l’élection présidentielle mais avait été évité par le sursaut démocratique et populaire du second tour,s’est produit et ce n’est pas surprenant. Le vote était obligatoire. 14,19% n’ont pourtant pas voté. Ensuite, c’est une erreur coupable que de croire et de faire croire que le vote non était un vote pour l’ancien régime. Bien entendu, la droite, l’Église, l’armée, la petite-bourgeoisie fascisante, se sont mobilisées à fond. Mais les couches populaires soulevées fin 2019 et pour lesquelles rien n’a changé, sauf dans le mauvais sens, dans la vie quotidienne, ont elles aussi souvent exprimé leur mécontentement en votant Non à la politique gouvernementale à travers ce référendum obligatoire. Et, dans ces conditions, il s’est quand même trouvé 38,14% de Oui qui ne sont certainement pas, eux non plus, un vote de soutien à cette politique.
Le soir même, les étudiants manifestaient pour une amnistie des victimes de la répression -et étaient matraqués par la police. Le gouvernement Boric réagit en voulant s’ouvrir sur le « centre-droit ». La réforme fiscale, minima indispensable, même pas pour améliorer, mais pour maintenir écoles et services de santé, est compromise. Tout cela parce qu’une question a été esquivée et noyée aussi bien par les anciens partis de gauche que par les députés indépendants de la « constituante » : celle de la constitution, c’est-à-dire du pouvoir, de l’État, du corps des officiers.
Mais toute l’expérience amère, toute la réalité matérielle de ce que vit le plus grand nombre, de ce que vivent les larges masses, conduit à cette question. Le corps des officiers doit être liquidé, la démocratie instaurée, pour que les moyens de vivre soient reconquis par la majorité et donc pour que les droits soient garantis et respectés.
Il y aura certainement plus à dire. C’est pourquoi nous invitons nos lecteurs, notamment les camarades d’Amérique latine et du Chili, à intervenir. Mais il nous a semblé urgent de dire d’abord cela.
Le 08/09/2022.