L’élection de Marine Le Pen le 24 avril prochain n’a pas la probabilité la plus grande, mais elle est une possibilité réelle. En fait, je constate avoir écrit ici même en juin 2021 que « l’éventualité, parfaitement présente à quiconque réfléchissait dès 2017, que, si ce quinquennat allait à son terme, ce qui n’avait rien d’évident, ce terme conduise à l’élection de Mme Le Pen à la présidence de la V° République, est tout à fait envisageable. »

Nous y sommes. Et ce n’est pas une bonne nouvelle, d’abord parce que cela veut dire que ce quinquennat est allé à son terme, ce qui effectivement n’avait rien d’évident. De l’affaire Benalla aux Gilets jaunes, il a pourtant vu la crise du régime s’amplifier et de larges masses s’engouffrer dans celle-ci, montant à l’assaut de l’Élysée fin 2018. Mais les mêmes forces politiques qui ont protégé Macron, pour protéger ce régime, à savoir l’ensemble des directions politiques de la gauche ainsi que les directions syndicales, sont en train, en ce moment même, de préparer sidération et désorganisation en cas d’élection de Mme Le Pen.

Il importe en effet, de comprendre ce qu’est le RN et ce qu’est Mme Le Pen. Les analyses dominantes oscillent entre deux pôles. Dans l’un, c’est « le fascisme » : une sorte d’Apocalypse doit donc déferler. Le petit problème, c’est que nous n’avons pas, en France, de sections d’assaut qui sont en train de casser la figure et d’assassiner les militants ouvriers et démocratiques. Nous avons des courants racistes, des agressions racistes, des violences policières, et des groupuscules nazillons dont certains vivent dans l’ombre du RN : rien de tout cela n’est nouveau et tout cela participe de l’État bonapartiste de la V° République. A l’opposé de la perception alarmiste du RN en mode « le fascisme est à nos portes », nous avons la banalisation : on découvre cette réalité que ce sont de larges couches du prolétariat qui votent RN, on a même des simplifications, ces jours-ci, qui nous disent que si le jeune prolo des villes vote « Union populaire » (comme il est de bon ton de dire à présent ! ), le vieux prolo des champs vote RN, « oubliant » que les uns comme les autres, prolos des villes et des champs, jeunes et vieux prolos, se sont encore bien plus abstenus. Marine Le Pen serait une représentation politique par défaut du prolétariat et formerait un « bloc populaire » (Denis Collin), une des branches du souverainisme jacobin, un danger moindre que Macron … toutes choses largement aussi fausses que la croyance dans « le fascisme à nos portes ».

Marine Le Pen est un danger tout à fait réel et qu’il ne convient pas de relativiser, mais qu’il faut comprendre. Sa victoire pourrait être une défaite sociale tentant de couronner la première mauvaise nouvelle, qui est, répétons-le, que ce quinquennat soit malgré tout arrivé à son terme. Elle ne représente aucun bloc populaire. Mais pas non plus un courant de type fasciste enrégimentant la petite-bourgeoisie pour renverser le régime en place. Bien au contraire, elle est une émanation de ce régime, une composante, voire même sa composante fondatrice : celle du coup d’État du 13 mai 1958 qui a porté De Gaulle au pouvoir, celle de l’Algérie française, de l’OAS et de Tixier-Vignancourt, puis d’Ordre Nouveau et des SO des partis de droite, relayée par le FN à partir des années Mitterrand puis par le RN. Nulle ascension foudroyante ici, mais la lente imprégnation d’un courant présent d’abord dans l’appareil d’Etat, dans l’armée coloniale, dans la police, réprimé par De Gaulle dans des limites bien précises, car il lui devait son arrivée au pouvoir et l’a conservé. Rien de plus institutionnel que le RN sous la V° République, rien de plus adapté à cette extrême-droite à la française que l’institution présidentielle et le bonapartisme plébiscitaire. Ce n’est pas le NSDAP. Mais ainsi compris, ainsi saisi, oui, le RN est un ennemi implacable du prolétariat, de la jeunesse, et des libertés démocratiques.

D’ores et déjà, la possibilité de l’élection de Mme Le Pen couplée au binôme, prévisible comme un mauvais film, qu’elle forme avec Macron en ce second tour, suscite la révolte de secteurs de la jeunesse étudiante et lycéenne. Si elle était élue, cette révolte s’accentuerait. Si elle était élue, nous annonçons qu’elle ne serait pas légitime, pour deux raisons : le caractère antidémocratique et l’érosion des institutions de la V° République dont témoignerait son élection elle-même au plus haut point, et le niveau élevé des abstentions, votes blancs, votes nuls, et non inscriptions sur les listes électorales, sans oublier l’hostilité de la population travailleuse étrangère privée du droit de vote. A cela s’ajouterai l’exaspération et la sidération de larges couches sociales et militantes.

Mais ne parions rien à l’avance sur « nos » appareils politiques. Eux qui ont toujours préservé ces institutions et donc leur clef de voûte qu’est le président, oseront-ils crier, enfin, à l’illégitimité de la présidente ? Et, surtout, en tirer les conséquences : appeler à la chasser, à la battre si elle organise un référendum, à amplifier, unifier et centraliser les grèves économiques, à élire une assemblée nationale n’ayant pas seulement pour but de la mettre en minorité, mais de ne pas cohabiter et de mettre fin le plus vite possible à cette présidence de la honte, ouvrant de fait la voie à la fin de ce régime et à un processus constituant ?

Et si le grand silence de l’impuissance de toutes les grosses têtes du premier tour, Mélenchon le premier, sur ce qu’il faudra faire dans ce cas de figure qui n’est pas impossible, s’expliquait par leur immense trouille d’avoir à choisir entre l’allégeance au président « légitime » (et rappelons que le même Mélenchon l’a affirmé avant le premier tour : l’élu quel qu’il soit sera « légitime » !!!), ou la rupture avec la présidence et avec le régime politique actuel ?

Mélenchon, mais aussi Jadot, Roussel, Hidalgo, Poutou, Artaud, mais aussi les dirigeants syndicaux dont M.M. Martinez et Berger qui viennent de mettre ensemble le bon peuple en garde contre un risque aussi terrible, aucun, aucun, aucun, n’aborde ce qu’il faudrait faire au cas où !

Au cas où, il faudra certes se mobiliser et pour commencer, protéger les nôtres, tout de suite, les maghrébins, migrants, réfugiés, musulmans, basanés, antillais, tout de suite, à commencer par toutes celles et ceux que menacent les OQTF (Obligations à Quitter le Territoire Français).

Mais il faudra contre-attaquer. Et la contre-attaque ne pourra pas consister à crier « Non au fascisme » en se voulant « résistants », mais à affronter la présidence et le régime. Les candidatures aux législatives ne sauraient dans ces conditions avoir qu’un seul programme : affronter la présidente et son gouvernement pour, avec la rue, les chasser, et du coup produire dans le pays un débat démocratique massif sur quel régime il nous faut. Nous devrions appeler à des candidatures unies sur cette base-là. Dans ces conditions les pauvres politicailleries déjà engagées sur la prééminence du « programme de l’union populaire » ou pas, très franchement, on s’en fout : elles devront être balayées.

D’ores et déjà, nous voyons nos grands dirigeants de la « gauche » ne pas préparer quoi faire, et nous risquons donc de faire une prévision assez vraisemblable : si cela se produit, le principal obstacle à la lutte contre Mme Le Pen, ce sera eux.

Ce n’est pas qu’ils l’aiment bien, ce n’est pas qu’ils soient « gagnés par le virus du fascisme » et autres fantasmes. C’est beaucoup plus simple : ils défendent l’ordre existant, l’ordre du capital et de son Etat la V° République. Or, Mme Le Pen, répétons-le, n’a pas pour but une rupture avec l’ordre social et la forme existante de l’État. Bien au contraire !

Mme Le Pen veut -comme tous ses prédécesseurs mais en s’imaginant être la seule à même de le faire – renforcer la V° République, la parachever. Elle annonce un référendum modifiant la constitution en y faisant entrer le « principe de priorité nationale » c’est-à-dire des critères racistes d’accès au logement et à l’emploi, la « primauté du droit national sur le droit international » et un « référendum d’initiative citoyenne » permis par 500 000 signatures, récupération d’une thématique démocratique apparue parmi les Gilets jaunes, qui ne toucherait pas les prérogatives présidentielles telles que la dissuasion nucléaire. Un tel référendum serait par lui-même un coup de force car l’article 11 de la constitution, à la lettre, ne le permet pas. Toutefois un tel coup de force s’est déjà produit : en 1962 quand De Gaulle a imposé un référendum sur l’élection présidentielle au suffrage universel ! En outre, Mme Le Pen annonce mettre fin au droit du sol, par la loi, visant cet acquis de la révolution française qui avait connu une première menace directe fin 2015 … sous Hollande. Elle a récemment annoncé vouloir rétablir le septennat …

Quel que soit son empressement ou pas « au cas où », un tel programme, dans lequel les questions du racisme et du renforcement de la V° République sont, notons-le, inextricablement liées, n’appellerait qu’une seule réponse : le premier des référendums, tout le contraire d’un plébiscite, devra être la législative de juin, et au-delà seul le rejet final des élections présidentielles sera une réponse à la hauteur de l’attaque.

Mais Macron, de son côté, veut lui aussi rétablir le septennat, en précisant, pour sa part, qu’il faudrait faire des législatives « mid-terms », ce qui impliquerait de fixer le mandat législatif à trois ans et demi, et veut dire : je veux être jupitérien pour commencer, et ensuite je veux bien cohabiter.

Force est donc de constater que l’une et l’autre se situent dans l’optique du renforcement de la V° République, avec d’énormes incertitudes sur leur capacité à y parvenir. Et force est également de constater que quand on se met à réfléchir à que faire « au cas où » Le Pen serait élue, on a des idées tout à fait intéressantes aussi sur quoi faire dans le cas où ce serait Macron !

Ce que nous avons dans les projets respectifs de rétablissement/renforcement de la nature autoritaire du régime, ce sont des différences de degré, pas de nature – mais il faut faire attention avec cette idée, car la quantité se change à certains moments en qualité. Le degré plus élevé, au plan bonapartiste-autoritaire, du projet Le Pen, se heurtant au risque également plus élevé de confrontation politique rapide.

Une comparaison en partie similaire peut être faite en matière de politique étrangère. C’est là a priori le sujet où nous devrions avoir une vraie différence entre deux options pour le capitalisme français : continuer dans le cadre européen dominé économiquement par l’Allemagne et dans le cadre stratégique et mondial dominé par les États-Unis, où affirmer une plus grande « indépendance » (Marine Le Pen n’est pas allée, mais elle pourrait le faire, jusqu’à reprendre la formule mélenchono-gaullienne du « non-alignement ») de la France, formant une alliance avec l’impérialisme russe.

On pourrait penser que cette dernière option a du plomb dans l’aile avec la guerre de Poutine, mais ce n’est nullement le cas.

Le Pen appelle à sortir de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, à s’opposer à « l’Allemagne » et à renouer avec « la Russie » dès que « la guerre sera finie », autrement dit elle escompte le massacre des Ukrainiens par Poutine. Mais elle n’appelle ni à quitter l’Alliance atlantique, ni à sortir de l’UE, ou de l’eurozone.

Macron poursuit sa politique étrangère dans le cadre euro-allemand et atlantiste, mais il a un « dialogue privilégié » avec Poutine. En Ukraine, « macroniser » veut maintenant dire « faire semblant d’aider tout en discutant avec notre ennemi ». Macron a récusé le terme de « génocide » tout en affirmant que l’employer – ce qu’a fait Biden – serait un acte de guerre. Et dans la réalité des ventes d’armes, l’aide française à l’Ukraine est infime et les ventes à la Russie jusqu’au 24 février dernier bien plus considérables.

Donc, côté Macron, on a une politique étrangère qui repose sur des bases en apparence différentes, mais qui connaît les mêmes contradictions – celles-là même de l’impérialisme français, surdimensionné, et dont les positions antillaises, indo-pacifiques, et africaines, sont entrées dans une crise qui irait peut-être un peu plus vite à son paroxysme en cas d’élection de Le Pen.

Toutefois c’est aussi au plan de la perception, dans les peuples, d’une victoire éventuelle de celle-ci, qu’une différence importante intervient : alors même que la bataille du Donbass a commencé dans la nuit du 18 au 19 avril, son élection serait perçue comme une victoire de Poutine, et pourrait d’ailleurs conduire assez vite à mettre en péril non seulement les réfugiés en général, mais aussi les réfugiés ukrainiens, et bien entendu les syriens, en France.

Le survol auquel je viens de me livrer conduit à préciser l’idée selon laquelle nous ne pouvons pas mettre le vote Macron et le vote Le Pen sur le même plan. Il est justifié de récuser et de combattre totalement ce dernier, y compris, voire surtout, dans des couches se voulant « antisystème » ou « révolutionnaires », car cette tentation quand elle existe est de nature confusionniste, à la différence du simple refus de voter Macron qui ne vaut pas pour les travailleurs et les jeunes qui l’envisagent adhésion à un « front républicain ». Elle conduit à une forme d’inféodation à un courant capitaliste et réactionnaire. La recherche d’une issue politique démocratique ne passe en aucun cas par ce vote-là. Par contre, le fait que des secteurs de la jeunesse et du monde du travail, sans aucun soutien politique à Macron, entendant en quelque sorte ne pas clôturer la première mauvaise nouvelle – ce quinquennat n’est pas parvenu à son terme – par une seconde – la V° République aurait une présidence nouvelle aspirant à la renouveler à fond dans un sens autoritaire- pensent voter pour lui, ne constitue pas un ralliement à l’ « ennemi de classe » (je parle ici bien entendu de la réflexion menée à la base, pas de la politique des directions existantes).

C’est tout aussi compréhensible que la volonté de délégitimer l’élu quel qu’il soit par le refus de voter à cette présidentielle. En théorie pure, le mieux qui puisse arriver serait bien entendu un refus de vote massif, ultra-majoritaire et ouvrant la crise qui, de toute façon, vient. Mais nous ne pouvons pas – et nous ne l’avons pas fait – mettre les deux votes possibles sur le même plan. A une condition : comprendre que le rejet de Le Pen conduit au rejet de la V° République, et donc de Macron aussi, et présenter ce rejet ainsi.

C’est pour cela que l’exercice auquel je me suis livré dans cet article, indispensable, est tellement périlleux pour tous nos chers dirigeants, qui n’osent en esquisser le moindre mot, signant qu’ils ne sont rien d’autre que des obstacles !

VP, le 19/04/22.