Ségolène Royal a déclaré que « le vote utile à gauche, c’est J.L. Mélenchon ». Notons en passant que ceci n’est pas surprenant de sa part. Les complicités entre ces deux personnalités ne datent pas d’hier : S. Royal doit une fière chandelle à J.L. Mélenchon, qui, juste après la campagne tonitruante, et victorieuse, du Non au référendum de 2005 sur la « constitution » européenne, s’était immédiatement retourné, de concert avec Laurent Fabius, en faveur de la candidature Royal aux présidentielles de 2007, assurant ainsi le blocage des perspectives nouvelles qui étaient apparues alors à la base du PS, qu’il devait quitter, mais en veillant au contrôle total de sa « base », quelques années après. Cela dit, là n’est pas le plus important ; le propos de S. Royal est loin de n’être que le sien et mérite bien entendu d’être examiné et discuté.

« Vote utile », cela veut en l’occurrence dire quoi ? L’espoir de ses partisans les plus enthousiastes est que J.L. Mélenchon gagne, ce pour quoi il lui faut d’abord être au second tour. Or, il n’existe aujourd’hui aucune dynamique comparable à celles qui l’avaient porté non seulement en 2017, mais en 2012. Il fait certes de gros meetings, mais rien de comparable aux rassemblements-manifs de la campagne unitaire de 2012. Celle-ci, dont la conséquence avait été la défaite de Sarkozy, lui avait donné un capital politique sur lequel il a fait fond en 2017 en changeant en profondeur d’orientation. Au lieu d’une candidature de front unique, un candidat césarien au rôle de Chef suprême de la nation, et au lieu d’un front commun de partis susceptible de se développer en comités locaux, une ligue plébiscitaire verticale vouée au culte du Chef (le PCF a sa responsabilité dans cette évolution, mais le choix de la nouvelle ligne est entièrement celui de J.L. Mélenchon).

Pourquoi ce changement ? Justement parce qu’il pouvait gagner, et se voyant président de la V° République. Quelle en fut la conséquence ? Justement qu’il a loupé l’occasion, et nous avons eu Macron. 19% c’était beaucoup, mais il manquait ce qu’aurait apporté une ligne unitaire jusqu’au bout, groupant l’électorat historique dit « de gauche » qui, depuis, est passé majoritairement à l’abstention. Le résultat fut donc Macron, et la campagne actuelle de Mélenchon suscite certes une dynamique militante, mais pas de dynamique populaire.

D’ailleurs, il n’existe aucune connexion entre les mouvements sociaux, la vague de grève pour les salaires, la grève explosive de l’enseignement du 13 janvier, la réapparition d’une montée des GJ sur Paris le 12 février, avec la campagne des présidentielles en général comme avec la campagne Mélenchon en particulier. Bien au contraire, c’est l’absence perçue de perspective dans le cadre du vote aux présidentielles, et le caractère assez répugnant du « débat public » par exemple sur les chaines d’info en continu, ainsi que la perspective d’un Macron minoritaire mais réélu, qui nourrissent les mouvements sociaux, amenant les directions syndicales (CGT, FSU, Solidaires, UNSA) à appeler à une nouvelle « journée pour les salaires » le 17 mars, à trois semaines du premier tour. Le mouvement principal est là, et l’expression politique de cette réalité, très petite au plan organisationnel, mais pas inexistante, c’est notre campagne pour le boycott.

Dans cette situation, la possibilité, faible mais pas nulle, d’un Mélenchon au second tour, n’est pas liée à la dynamique de sa campagne ni à ses vertus oratoires bien connues et rebattues, mais à la crise du régime. Expliquons-nous : fin juin 2021, après les 67% d’abstentions aux Régionales, Macron n’était absolument pas sûr d’être au second tour s’il se présentait. Macron est et reste le président le plus impopulaire de l’histoire de la V° République. Il a alors monté l’opération de division de la population entière au nom du « passe sanitaire » puis « vaccinal », et il a pu le faire en raison de la protection apportée par les directions syndicales nationales qui s’en sont tenues à la « grande » journée d’action du 5 octobre prévue début juillet, même quand des manifestations de masse ont éclaté en pleines vacances. Toute la « gauche », du centre-gauche à l’extrême se voulant la plus extrême, préparait ses candidatures et non pas l’affrontement social général et central qui pourtant se cherchait, qui affleurait. Dans le même délai, le candidat Xavier Bertrand, bien oublié depuis, était obligé de faire appel à LR comme à un vulgaire parti politique, et la candidature Zemmour était mise en route pour avoir un épouvantail plus efficace que Marine Le Pen et faire voter Macron au second tour voire au premier. La crise de LR se poursuit depuis. De sorte qu’il y a trois candidats de droite plus ou moins « extrême » contre Macron qui se dévorent mutuellement, Le Pen, Zemmour, et Pécresse. L’option consistant à remplacer Macron par une figure plus « dure », car il n’est pas arrivé à briser la lutte sociale d’en bas pendant son quinquennat, pouvait sembler s’imposer à des secteurs du capital et de l’Etat, mais ils n’ont pas d’« homme fort » suffisamment fort. Dans ces conditions sa position présidentielle assure à Macron un plancher de 20% des voix et les trois autres se disputent dans un mouchoir de poche, à 14-16%. Le seuil d’accessibilité au second tour a baissé : Mélenchon, étant à 8-13%, a quelques chances, faibles (on va dire une sur trente …) de monter lui aussi jouer dans le mouchoir de poche d’accessibilité au second tour.

Telle est la combinaison qui ouvre cette possibilité. Avant de sauter sur sa chaise comme des cabris devant elle, les militants feraient bien de comprendre d’où elle vient vraiment : entièrement de la crise du régime et de l’éclatement de la représentation politique directe de la classe dominante. Ce qui ouvre cette, petite, possibilité, correspond donc entièrement à l’analyse que nous avons faite sur la crise du régime et la coupure montante entre les plus larges masses et le scrutin présidentiel.

Cela étant, Mélenchon est Mélenchon, c’est-à-dire qu’il a choisi, depuis 2017, Boulanger contre Jaurès, la ligue plébiscitaire contre le front unique ouvrier, la constituante octroyée par César contre le processus constituant par en bas. Le paradoxe, dans une certaine mesure la tragédie, même si elle confine parfois à la comédie, de cette situation, est que les larges masses ont intégré, elles, ces données sans les analyser – elles font donc autre chose, elles sont en mouvement malgré la présidentielle et au fond contre elle – alors que les « larges » couches militantes la vivent souvent exactement dans les termes de Ségolène Royal : Mélenchon est perçu par elles comme ce qu’il ne veut pas être, un candidat traditionnel « de gauche » ou du « mouvement ouvrier », le seul apparemment, réserve faite des reculs et rebonds toujours possibles, à pouvoir arriver au second tour même si c’est très, très dur.

« Même si Jean-Luc Mélenchon s’affirme à ce jour comme le candidat le mieux placé, même s’il progresse encore à 13 ou 14% dans les sondages, une dynamique est nécessaire pour dépasser ce plafond. Et cette dynamique peut venir d’un débouché politique tel qu’un pacte de législature constitutif d’un gouvernement commun. Le candidat de l’Unité populaire a donc une responsabilité décisive. », écrivent les camarades de la Gauche Démocratique et Sociale, dans un édito du 16 février. Notons que c’est là prendre les choses seulement par les sommets : mais ni par les sommets, ni par la base, J.L. Mélenchon ne veut mener une campagne « unitaire », de front commun ou de front unique.

Respectables sont les militants qui affichent ce faible espoir. Comme ceux qui se prennent à rêver d’un gouvernement Ruffin d’ « union de la gauche » en attendant la constituante … Respectable aussi, la position d’un Jacques Weber appelant au meeting de Mélenchon à Montpellier après avoir signé l’appel au boycott – j’ignore s’il a réellement changé d’avis à ce sujet. Mais il est logique que des tentations, des espoirs et des craintes se superposent, que les velléité s’entrechoquent, c’est normal. Les partisans du boycott sont aussi, viscéralement, des partisans du débat et du respect mutuel. La question en l’occurrence est : J.L. Mélenchon lui-même éprouve et éprouvera-t-il un tel respect ? Hum …

C’est peu probable. En fait, J.L. Mélenchon n’a à l’évidence pas envisagé jusque là sa présence au second tour, le but étant d’écraser les autres forces à « gauche » pour après, c’est tout. Et une fois passé l’ambiance d’un meeting, il est suffisamment réaliste pour ne pas s’en griser. Mais l’appareil et les forces les plus actives de la France insoumise, s’ils sentent qu’il y aurait quelques points à gagner, vont le traduire dans des termes diamétralement opposés à ceux de l’édito de la GDS, et le font déjà. « Ils manque quelques points ? Dénonçons les abstentionnistes et haro sur la concurrence ! » Dans ce registre, comme Fabien Roussel semble tutoyer les 5%, il devient soudain un ennemi quasi « fasciste » à dénoncer. Soyons sérieux : nous n’avons jamais nourri la moindre illusion dans la candidature Roussel, mais de là à en faire l’ennemi n°1 …

J.L. Mélenchon lui-même va peaufiner sa posture « présidentielle » néo-gaulliste à chaque dixième de point pris dans les sondages. Le 10 février dernier, il s’est entretenu avec Geoffroy Roux de Bézieux, dirigeant du MEDEF, qui lui a décerné un satisfecit : vous êtes « sérieux » et « prêt à gouverner ». Mais le programme de vos troupes n’est pas bon, poursuit le patron des patrons : il nous empêcherait d’investir et d’embaucher. Pensez- donc, poursuit le présidentiable sérieux, nous remplirons vos carnets de commandes !

Cette stature « gaullienne » signifie en politique étrangère combinaison entre UE et alliance franco-russe et prétendu non alignement reposant sur le nucléaire militaire (indissociable du nucléaire civil soit dit en passant).

La seule orientation de Mélenchon est celle-ci : césarisme à l’intérieur et néo-gaullisme à l’extérieur. Le programme « l’Avenir en commun » peut être discuté sur tel ou tel point mais là n’est absolument pas l’important. Et cette orientation prend à rebrousse-poil les forces militantes mêmes qui, au moment présent, pourraient en désespoir de cause vouloir pousser un « vote utile ».

Ainsi donc, le seuil du second tour a baissé mais reste hors d’atteinte, la possibilité théorique de l’atteindre ne dépend pas de la dynamique propre de la campagne Mélenchon mais de la crise du régime et des incertitudes générales qu’elle engendre, et la logique du « vote utile pour le candidat de gauche le mieux placé » est contrebattue par l’absence totale de respect, qui n’est pas une question personnelle, mais politique, de J.L. Mélenchon, envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à un reliquat d’ « unité à gauche » (et j’ai traité ici de la « possibilité théorique » du second tour, pas de la victoire à l’élection !). La rupture avec les racines du mouvement ouvrier de 2017 demeure et va ressurgir brutalement en relation avec toute progression du candidat …

J’ai donc commencé cet article en envisageant une possibilité que le contenu de son développement a pratiquement annulé. La démonstration rationnelle tombe donc en faveur du boycott. Et du débat, car il y a de ce côté-là encore un certain nombre de militants qui ont besoin de réapprendre à ne pas faire que rire ou pleurer, mais aussi, mais d’abord, à comprendre pour agir.

VP, le 17/02/22.