Il est à mon avis bienvenu de préciser comme le fait ici Pierre Salvaing, en réaction justement à mon commentaire, que tout ce à quoi les «appareils», c’est-à-dire les directions des organisations syndicales, ont appelé depuis le 5 décembre l’a été en réaction au mouvement réel de la classe ouvrière, à sa «poussée», dit Pierre entre guillemets, reprenant mon expression en concédant que cette poussée existe. Il ne souhaite pas passer pour mécaniste, fataliste ou pessimiste ; mais ces termes ne portent pas sur lui, mais sur le texte auquel je réagissais.

Cela dit, notre différence d’approche concerne bien l’état réel de la classe ouvrière. Sans revenir sur tout ce qui a déjà été dit, elle s’exprime toujours nettement ici à propos du 5 décembre lui-même : le 5 décembre a été, selon Pierre, décidé par les directions à l’avance pour pouvoir comprimer les choses dans le carcan des grèves de 24 heures.

Non, cela ne s’est pas passé ainsi : le 5 décembre a été avancé dans des AG de la RATP dès septembre et a circulé alors même que, dans les intersyndicales, il était contredit ou brocardé. Ce n’est que courant novembre (on trouvera d’ailleurs sur notre site la description au jour le jour de ces processus), lors de l’explosion des «grèves-droit de retrait» à la SNCF, que la fédération CGT des cheminots et la confédération s’en sont saisies pour tenter de calmer le jeu tout de suite.

Le 5 décembre n’a pas été une journée d’action : des millions l’ont imposé, d’abord, et d’autres s’en sont ensuite emparés, comme un «Mur contre Macron» – une expression populaire qui ne vient certainement pas des «appareils» – avec l’intention qu’il soit un point de départ de grève, ce qu’il a été à la SNCF et la RATP, avec des amorces dans des centaines d’entreprises. Et il a bel et bien ouvert une nouvelle phase. A nouveau dans ta réponse tu aplatis tout : le 5 décembre c’était «les appareils» et tout ce qui s’est passé ensuite, ce sont à nouveau «les appareils».

Les AG dont tu parles ont eu lieu dès septembre à la RATP : elles ont contraint les appareils au 5 décembre. Mais jamais, je dis bien jamais, ce mouvement réel de la classe ne s’est orienté sur «le débordement spontané» sous la forme théorique pure que tu te représentes.

Le mouvement de la classe se dirige contre le capital et son État. A un certain stade, atteint en France actuellement, c’est en fonction de cet objectif : affronter le pouvoir central, le battre, le chasser, que ses rapports avec ses organisations, bureaucraties comprises, se déterminent au fur et à mesure.

Si l’on part à la recherche des mouvements spontanés se rassemblant, telle une armée même petite, sur la ligne du «débordement», alors on ne les trouve pas (ou on ne les trouve que là où tu les a trouvés, mais ils n’ont plus rien de spontané) et on peut en conclure, comme nous l’a réexpliqué Bernard Fisher le 2 février, qu’il n’existe aucun phénomène un tantinet sérieux d’auto-organisation en France. Et c’est vrai que si l’on évacue et le 17 novembre 2018 et le 5 décembre 2019 du champ de ce qui s’appelle «auto-organisation» ou «débordement spontané», il ne reste pas grand-chose, vu qu’à peu près tout se dispose autour de ces deux moments. Sauf qu’en évacuant cela, on a évacué l’essentiel du mouvement réel de notre classe, de son affrontement avec Macron, et de sa place dans les rapports entre les classes au niveau mondial.

Tu nous présente comme illustration de ce qu’il faudrait faire l’intervention de deux militants à la RATP telle qu’elle est rapportée dans le bulletin Combattre pour le socialisme. Le titre en est qu’elles ont «ouvert un débouché positif à la grève des travailleurs de la régie pour défendre le régime de retraite et infliger une défaite à Macron et son gouvernement.» Tout de même, si ce débouché positif avait été ouvert, cela se saurait … mais poursuivons : ils ont, courant décembre, demandé une AG de tout le personnel, et la rupture de toute «concertation» ou «négociation» -très bien-, puis, constatant que les directions syndicales ne changeaient pas d’orientation, début janvier, ils ont dénoncé la «trahison», et annoncé qu’en cas de défaite, annoncée par eux, il leur (les « appareils ») faudrait rendre des comptes. Leurs interventions ont rencontré, et c’est bien normal, un succès d’estime de la part de leurs collègues dans plusieurs AG de 50 à 100 grévistes, plus ou moins transformées en victoires politiques contre la bureaucratie dans le compte-rendu qu’en fait CPS, bien qu’au final aucun débouché positif ne soit proposé, mais très clairement l’annonce faite aux travailleurs qu’ils vont perdre, et que ce sera la faute aux dirigeants syndicaux.

Un point extrêmement important, qui me semble devoir être souligné sur le cadre politique de cette intervention, est le suivant : comme on peut le constater, la ligne de CPS ainsi formulée sur leur site, c’est « Il était possible de faire reculer le gouvernement, et, par la faute des appareils, cela n’a pas été possible et n’est pas possible. Et c’est ce qu’il faut expliquer aux travailleurs. »

Je ne conteste absolument pas que ceci fasse l’objet d’interventions courageuses et persévérantes de la part de militants ouvriers respectables. Mais je ne partage pas cette orientation. Nous ne prétendons pas, nous, qu’il soit possible de faire reculer le gouvernement autrement qu’en se regroupant et en se centralisant pour l’affronter centralement et chasser Macron. C’est ce qu’ont dit les mouvements spontanés et à demi-spontanés les 17 novembre 2018 et 5 décembre 2019, mille fois plus à gauche, eux, aussi bien que CPS et que le cadre syndical moyen avec lequel nous discutons par ailleurs dans le précédent article.

Notre conception politique part du fait que la lutte des classes aujourd’hui pose la question du pouvoir et c’est un «pont» que nous voulons établir à partir de chaque revendication vitale vers cette question. Le premier acte de sa construction, dans la lutte des classes en France ici et maintenant, est la perspective de l’affrontement avec le pouvoir exécutif.

C’est sur cette voie que le heurt avec les appareils se produit, et se produit réellement – tant le 17 novembre 2018 que le 5 décembre 2019, et sous d’autres formes prochaines.

La dénonciation de la «haute trahison» des dirigeants syndicaux lancée comme constat qu’on pourrait faire reculer ce gouvernement, peut même, très facilement – je ne dis pas que c’est le cas dans l’exemple que tu nous donnes, ne le connaissant pas assez- s’intégrer à un jeu de rôle convenu avec les dits «appareils».

La «béance» entre ce trade-unionisme «viril» n’hésitant à pas à prononcer le mot «trahison» pour se décerner un auto-certificat de radicalité, et l’appel à un débat «programmatique», béance que je critiquais dans ma précédente réponse, ne concerne donc pas la réalité en général, mais bien cette orientation que tu nous conseilles ici. En effet, dans la réalité en général, dans la lutte des classes, le gilet jaune qui crie «Macron démission», le cheminot gréviste qui dit «ce dont nous avons besoin, c’est tous ensemble en même temps contre Macron», sont, je regrette de devoir le dire ainsi, mille fois plus avancés dans le comblement effectif et concret de ladite béance.

La multiplication de telles interventions aurait, selon toi, manqué. Il n’a en réalité pas manqué du tout, même si ce n’est pas toujours avec le même vocabulaire codé, d’interventions dans des centaines d’AG en France de tel ou tel courant radical pour dénoncer qui le manque de combativité, qui l’aptitude à négocier trop facilement, qui tel ou tel aspect en effet critiquable de la tactique des directions de l’intersyndicale, mais très rarement en partant de la recherche par le mouvement réel de l’affrontement central avec le pouvoir. Chacun a son grigri : «rupture de la concertation» (que nous exigeons nous aussi dans un autre cadre politique), «grève reconductible», peuvent être érigées en grigris si on les déconnecte du besoin de s’unir et se centraliser contre le pouvoir politique, pour le chasser.

Respect total aux militants ouvriers qui conjuguent l’appel aux dirigeants syndicaux pour qu’ils arrêtent de trahir à la formation programmatique en cercle : c’est une activité qui peut avoir des résultats, à savoir le recrutement d’une centaine de militants en dix ans, généralement suivi d’une scission après laquelle on s’y remet courageusement (et concurremment). Respect total.

Ce que nous essayons de faire quant à nous (1), c’est dans l’immédiat un centre politique dont les propositions diffusent et fédèrent, autour de la question du pouvoir comme axe. Ce qui, faut-il le préciser, est loin de se réduire au «fruit de réflexions spontanées, ou isolées», mais relève bien, aussi, qu’on soit d’accord ou pas avec, d’un «travail d’organisation».

VP, le 3 mars 2020.

(1) Il me faut aussi dissiper un malentendu. Je n’ai ni écrit ni pu laisser entendre que les organisations d’extrême gauche voire d’autres encore seraient une sorte de «balancier» entre la classe ouvrière et ce que tu appelles l’ «exosquelette». En m’excusant pour la longueur et pour que ce soit clair, je donne ta citation, suivie de ce que j’ai réellement écrit :

«(…)même avec les petites organisations d’extrême-gauche toutefois influentes, Lutte Ouvrière, le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), Ensemble, le Parti Ouvrier Indépendant (POI), le Parti Ouvrier Indépendant Démocratique (POID) et l’Union Communiste Libertaire (UCL), leurs rôles politiques à tous est bien présent dans les couches qui, précisément, se mobilisent notamment depuis le Jeudi 5 Décembre 2019 et parmi les militants syndicaux, dont il me semble nécessaire de préciser qu’ils sont à l’intersection, eux, de l’exosquelette et de leur propre classe et qu’ils relaient les pressions des uns et des autres tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre». Moyennant quoi «il(V. Présumey)mêle dans un amalgame confus et trompeur des organisations aux orientations très différentes» et «leur prête un rôle de balancier, exprimant tantôt les pressions de leur classe sur les appareils, tantôt l’inverse.»

Le passage complet et non recopié est en fait le suivant :

«Le second point où ta description de l’exosquelette me semble incomplète, c’est que tu la limites aux directions syndicales. Or, si le poids électoral des partis issus du mouvement ouvrier (PS et PCF) et aussi celui des formations formées sur leur décomposition (FI, en partie EELV), est affaibli, même avec les petites organisations d’extrême-gauche toutefois influentes (LO, NPA, Ensemble, POI, POID, UCL), leur rôle politique à tous est bien présent dans les couches qui, précisément, se mobilisent notamment depuis le 5 décembre, et parmi les militants syndicaux, dont il me semble nécessaire de préciser qu’ils sont à l’intersection, eux, de l’ «exosquelette» et de leur propre classe et relaient les pressions des uns et des autres tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Plus profondément, je voulais réagir et ne l’avais pas encore fait, à cette affirmation d’une de tes précédentes contributions : «La disparition du stalinisme, et bien que la classe ouvrière qui en fut longtemps étouffée n’en ait jusqu’ici pas tiré avantage, assainit l’atmosphère, mais dans un camp dévasté.»

C’est peut-être un peu lourd, j’ai condensé pas mal de choses, mais il me semble impossible de faire la lecture que tu en fais : ce que j’écris est que le rôle des «appareils» ne se réduit pas aux appareils syndicaux, que divers types d’organisations politiques y jouent un rôle important, que les «militants syndicaux», «eux», sont à l’interface de leur classe et de l’ensemble de cet «exosquelette», et que le stalinisme n’a pas purement et simplement disparu, loin s’en faut.