Compléments critiquant certaines conceptions (Ugo Palheta, Edwy Plenel).

A ce sujet, il me faut, en annexe de cette brève analyse de ce qu’est réellement le RN, dire quelques mots de l’idéologie ambiante dans une grande partie de la gauche et de l’extrême-gauche sur la situation présente.

Ugo Palheta, dirigeant du NPA, présenté comme un sociologue spécialiste du « fascisme », a publié récemment une tribune sur le site Contretemps, reprise, avec une modification de la fin, dans Libération du 12 juin. Cette tribune est construite à partir de deux évènements médiatisés : la honteuse diffusion d’une vidéo appelant au meurtre des militants de gauche en général, et un tweet du « philosophe » Raphaël Enthoven confessant au monde qu’il pourrait lui arriver de voter pour Mme Le Pen. « Dans les deux cas, il importe de comprendre ce qui se joue », nous dit U. Palheta. En effet, car dans les deux cas, nous n’avons affaire qu’à une écume. « Depuis plusieurs années, une offensive se déploie » qui vise à accentuer l’autoritarisme de l’État et qui veut disqualifier tout ce qui est « de gauche » au moyen du « pseudo-concept d’islamo-gauchisme ». Qui, quelles forces sociales, « déploient » cette offensive ? – la tribune ne le dit pas. De même, « Les discours et les pratiques se radicalisent ». Pour qui, par qui, au compte de qui ? Pas dit non plus, si ce n’est « le cynisme de certains acteurs du débat public », ce qui ne nous avance pas beaucoup. Il y a donc un « processus de fascisation » : voilà, si l’on a bien compris, « ce qui se joue » derrière la vidéo et le tweet : « la trajectoire que suit la France (…) l’entraîne d’ores et déjà vers le pire ».

Face à ce processus apparemment fatal et irrésistible, dont les causes ne sont pas explicitées, il faut pourtant faire face, nous exhorte courageusement U. Palheta  : pour cela, la contre-offensive doit « parvenir à s’adresser aux classes populaires­ » – sûr que ce serait une bonne idée, notons toutefois que cette imprécation implique que, pour l’auteur, les « classes populaires » sont sans doute en proie au « processus de fascisation » – et si elle y arrive (comment ?), « elle pourrait parvenir à faire émerger un projet hégémonique et alternatif ». Vaste programme …

Le même texte sur le site Contretemps se termine en expliquant qu’un « véritable projet de rupture » est indispensable face au processus de fascisation. Dans son titre comme dans ses derniers mots, il nous donne une recette de faconde toute martiale : « Serrer les rangs, bâtir une alternative. » Si l’on a bien compris, si cette alternative n’est pas bâtie, nous sommes foutus. Explicitons : nous sommes foutus, en 2022. Il y a donc vraiment intérêt à « serrer les rangs » – je reviendrai sur ce que charrie cette injonction …

Sous une forme plus déployée, plus colorée, plus chatoyante, plus littéraire, c’est la même vision générale du moment présent : un mystérieux et maléfique processus de fascisation qui monte, qui monte, et l’appel à un sursaut, appel d’autant plus véhément que les conditions en sont vagues et que le sentiment que tout est déjà perdu est bien là, prégnant, insistant, c’est donc la même vision générale que nous offre Edwy Plenel dans son message paru en Une de Mediapart le 9 juin dernier, clairement intitulé : « La catastrophe est en marche ».

Cette tribune, elle aussi, part d’un « fait divers » comme point de départ, en l’occurrence la gifle reçue par Emmanuel Macron en déplacement dans la Drôme, de la part semble-t-il d’un déséquilibré complotiste et fascistoïde (notons que ces faits ont permis d’occulter la garde à vue arbitraire et préventive d’un groupe de militants de la Confédération paysanne, qui ne comptaient, eux, gifler personne, mais exprimer des revendications sociales).

Plus exactement, le point de départ d’Edwy Plenel est la réaction de minimisation de l’incident par le président Macron lui-même (l’auteur a pourtant prestement pris 4 mois fermes), interprétée comme visant à cacher que ce processus de fascisation, processus que la gifle de Tain-l’Hermitage aurait donc confirmé, est en partie de sa responsabilité, puisque, avec la « loi séparatisme », le gouvernement a lui-même repris le discours de l’extrême-droite contre l’ « anti-France », notamment à l’encontre des musulmans. Il y a donc tout de même, sur la base de la même vision d’une sorte de fascisation s’emparant des âmes, des reins et des cœurs, une différence importante par rapport à la tribune d’U. Palheta, à savoir cette accusation lancée à Macron d’avoir nourri le dit processus.

Toutefois l’accusation est essentiellement idéologique : c’est bien, en effet, l’idéologie de l’extrême-droite qu’E. Plenel accuse Macron et Darmanin de cultiver à leur façon, accusation qui s’étend à une partie de « la gauche », puisque, inévitablement, M. Valls est cité, ainsi que la présidente PS de la région Occitanie, à laquelle il est reproché d’avoir critiqué les « réunions non mixtes » de l’UNEF tout en ayant été attaquée par un commando de l’Action française : si l’on comprend bien, critiquer l’UNEF ferait donc le jeu de l’Action française, surtout quand elle vous a attaqué (cela dit quoi qu’il en soit des termes convenus, « républicains », des propos de Mme Delga).

Donc, en résumé, tout en étant beaucoup plus piquant à l’encontre du président de la V° République que la tribune d’U. Palheta, celle d’E. Plenel invoque le même processus, essentiellement idéologique, de contamination fascisante des esprits, processus dont il estime que « la gauche » est elle-même l’objet, voire l’agent, et dont il estime d’ailleurs aussi que, giflé, E. Macron est l’une de ses cibles …

Il est tout à fait justifié ici de dénoncer la participation honteuse des dirigeants du PCF, du PS et d’EELV à la manifestation pour l’impunité de la violence policière contre la justice, de l’officine Alliance. Tout à fait justifié. Mais Fabien Roussel, en initiant ce ralliement, a-t-il agi par contamination idéologique, quoi qu’il en soit de son « idéologie » (sur laquelle il est permis de ne pas parier !) ?

Ne s’agissait-il pas, plutôt, d’un acte politique clef, soutenant les institutions de la V° République dont les officines comme Alliance et les généraux factieux sont bel et bien des composantes ?

« Un seul État, une seule armée, une seule police » – celles du capital : en 1944 l’ancêtre stalinien de F. Roussel, Maurice Thorez, le disait haut et fort. Bien sûr que cela fait le jeu du fascisme – et de l’État, et du capital. La grille interprétative mise ici en avant par E. Plenel n’est pas celle-ci, mais celle du « processus de fascisation ». Sa tribune se termine par une « définition » du fascisme, attribuée à l’historien américain Robert Paxton (qui décrit en fait des processus concrets effectifs), « définition » dont le niveau de généralité est tel qu’il pourrait s’appliquer à tout esprit affolé … dont les propres auteurs des tribunes ici critiquées !

Qu’on en juge :

« On peut définir le fascisme, concluait-il, comme une forme de comportement politique marquée au coin d’une préoccupation obsessionnelle pour le déclin de la société, pour son humiliation et sa victimisation, pour les cultes compensatoires de l’unité, de l’énergie et de la pureté. » Et E. Plenel de conclure : « Nous y sommes. »

Assimiler au « fascisme » toute idéologie, ou même tout sentiment, de « déclin », d’« humiliation » et de « victimisation », auquel on opposerait « l’unité » (« serrez les rangs » !!), « l’énergie » et « la pureté », relève d’un confusionnisme fleur bleue susceptible sans s’en rendre compte de prêter le flanc à n’importe quoi, fascisme inclus. Surtout, cela conduit non pas tant au sursaut espéré, qu’à la tétanie sidérée. De telles caractéristiques psychologiques permettent en effet de proclamer n’importe où et n’importe quand que nous y sommes, que le fascisme est là. « Malheur, malheur, malheur ! », disait Cassandre – et c’est l’inéluctabilité du malheur, l’impossibilité de l’éviter, qu’elle annonçait ainsi !

L’idéologie ambiante bien illustrée par les tribunes de U. Palhetta et d’E. Plenel, loin de nous aider à comprendre et donc à lutter contre ce qui se profile, sème une confusion totale et impuissante. La « fascisation » est, il faut bien le noter, loin de s’exprimer pour elle principalement dans le RN. C’est un spectre, une hydre, qui saisit tout le monde, y compris, voire surtout, « à gauche ». Les « islamophobes » et la « laïcité », certes « détournée », n’en sont-ils pas l’expression principale à leurs yeux ? Cette expression n’est-elle pas, au fond, pour eux plus prégnante et plus haïssable que le bon vieux fascisme traditionnel et le vieux FN/RN ?

Les auteurs se récrieraient sans doute ici avec sincérité, mais n’est-ce pas cela le refoulé, l’impensé de leur vision du moment présent ? « F. comme Fasciste, N. comme Nazi », disaient les manifs de jeunes et de moins jeunes contre le FN, dans les années 1980 et dans les années 1990, culminant dans l’équivoque du second tour de la présidentielle de 2002. La figure archétypale du « mec du FN » était dessinée avec les traits du beauf de Cabu. Cabu, assassiné depuis par des islamo-fascistes.

Le slogan similaire « R. comme raciste, N. comme nazi », quoi que ne correspondant pas, on l’a vu, à ce qu’est réellement le RN, n’apparaît pas aujourd’hui. Ce n’est pas étonnant : la figure de l’ennemi dans les milieux pour lesquels parlent nos deux tribunes, n’est plus le beauf, ni le fasciste, ni le militaire, ni le colon. C’est le « laïcard blanc » comme on peut le lire parfois sur les réseaux sociaux, le « boomer universaliste », ou, dans une représentation foncièrement complotiste, l’ « agent du Printemps républicain » …

Si le mal est dans les murs et ronge les esprits, alors que faire ? Vaillamment, U. Palhetta a donné le programme : « Serrer les rangs, bâtir une alternative. » « Bâtir une alternative » : qui peut être contre ? Sauf que cette formule sous-entend qu’il n’y a pas, actuellement, de réalité majoritaire pour ce faire, en ces temps de fascisation. Oubliées, si même elles ont été aperçues, les poussées sociales démocratiques et révolutionnaires qui ont ébranlé ce quinquennat. « Bâtir une alternative » est ici une formule qui veut à peu près dire : écrivons un programme génial, ou invoquons sa venue, avec des propositions et des revendications qui regagnent ce que nous avons perdu, ou jamais eu. Ainsi conçu, cela risque de prendre du temps. Puisque la dite alternative ne peut pas s’appuyer sur le mouvement réel d’une société en pleine fascisation, n’est-ce pas, mais vise à lui faire comprendre qu’elle a tort. Donc, le temps que les sociologues spécialistes es fascisme et islamophobie nous aient pondu leur alternative, la fascisation est là, partout, à côté, dedans, dehors, au-dessus, en dessous, en nous, mon dieu mon dieu. Bref : cette histoire d’alternative, c’est du pipeau. Le truc sérieux, c’est : « serrons les rangs ».

En quoi consiste cette manière de « serrer les rangs », j’en prendrai un exemple, accablant, avec ce qui se passe sur les forums du journal en ligne Mediapart. Toute expression d’un doute, pour ne pas parler d’un point de vue argumenté contradictoire, concernant la substitution de la notion d’islamophobie et de religiophobie à celle de racisme, y est aujourd’hui dénoncée comme « fasciste » par une petite armada de bonnes âmes, et expose leurs auteurs à des insultes allant très ordinairement jusqu’aux menaces et aux appels aux meurtres. Il est même arrivé qu’un intervenant d’origine arabe soit dénoncé comme n’étant pas un « vrai arabe ». La « modération » du journal tolère majoritairement ces propos, mais de moins en moins les expressions opposées. C’est ça « serrer les rangs » ?

Suite à une expression collective d’abonnés inquiets de cette conjonction entre le harcèlement et la modération, un blogueur, Wael Mejrissi, appelle explicitement -dans une tribune promue par la rédaction- à l’interdiction des points de vue contradictoires, qualifiés par lui d’ « idées fascistes ou fascisantes, islamophobes ou plus généralement intolérantes ». Ainsi va le « combat contre les idées d’extrême-droite » déconnecté du combat contre ce que sont réellement le RN, Macron et la V° République … Je suis moi-même, évidemment, l’un des « fascistes ou fascisants » ainsi dénoncé. N’avons-nous pas là une sorte de resucée du stalinisme, quand ceux qui critiquaient la grande URSS se faisaient traiter d’hitléro-trotskystes ?

Les lecteurs pourront ici penser que je m’acharne sur un fait anecdotique. C’est vrai ; mais il est symptomatique et mérite d’être connu entièrement, et voici pourquoi.

Et d’un, le blogueur qui appelle courageusement à « serrer les rangs » pour que soient fusillés dans Mediapart tout ce qui pense autrement comme « fascistes » et « islamophobes », est correspondant du site « Révolution permanente », animé par le « Courant Communiste Révolutionnaire » qui tente actuellement de fonder une nouvelle organisation – un « Parti Révolutionnaire des Travailleurs » – à partir de militants se présentant comme exclus du NPA. Un coup d’œil sur ses articles sur ce site montre des billets de soutien à des grèves, de dénonciation de violences policières, etc., toutes choses qui, a priori, nous sont communes.

Mais, et de deux, réagissant dans des forums de Mediapart à la condamnation à 6 mois de prison d’une jeune tunisienne pour « blasphème », voici ce qu’il écrit : « Le Coran est un livre sacré et toucher à des écrits divins déshonore votre supposé militantisme. » Et un peu plus loin, confronté à des réponses prenant la défense de la liberté d’expression, le voila qui explique qu’il la défend, lui, en défendant « Dieudonné qui a été littéralement ostracisé des plateaux télés parce qu’il a osé critiquer une communauté plutôt qu’une autre. Mais les bien-pensants diront bien sûr que Dieudonné est antisémite. »

Résumons : le correspondant de Révolution permanente, l’auteur de la réponse à des abonnés pétitionnaires, promue par la rédaction, le militant pur et sans tache qui serre les rangs en appelant à l’élimination des « fascistes », approuve l’emprisonnement des jeunes femmes pour blasphème et défend le néonazi et ami de Le Pen Dieudonné et son antisémitisme.

Alors, anecdotique ? On se passerait bien de telles leçons de choses …

Ce n’est pas un dérapage, c’est d’une logique rigoureuse. Ce personnage « serre les rangs », comme dirait U. Palhetta, et, si je sentais les choses comme E. Plenel, je dirais qu’on voit bien avec cela que la fascisation est en marche, quand les antifascistes sont à leur tour fascistoïdes. Mais je ne dirai pas cela. Nous n’avons affaire là qu’à un exemple, parmi infiniment d’autres, de la confusion engendrée par l’orientation des partis de gauche ou de post-gauche et par l’idéologie ambiante dans une grande partie de l’extrême-gauche. La lutte contre le racisme et contre le fascisme, inséparable de la lutte contre le capital et son État, se voit ici substituer la chasse aux sorcières dans nos propres rangs, un peu comme – l’histoire bégaie, c’est donc un bégaiement …- la dénonciation des « hitléro-trotskystes » faite au nom du front populaire « antifasciste » avait en son temps préparé … le pacte Hitler-Staline.

J’invite U. Palhetta, E. Plenel et d’autres à réfléchir : vous ne voulez certainement pas cela, mais quand vous expliquez que « le fascisme » est ce spectre qui remplit tout, vous le décentrez, vous en faites une accusation que les petits sicaires qui ne veulent pas qu’on touche aux « textes sacrés » et au prêcheur antisémite Dieudonné, utilisent sans retenue. Et, pendant que Macron tente toujours de renforcer ce régime, que le RN espère gagner la présidentielle, que les généraux factieux montrent leur képi et qu’Alliance rassemble large, vous fournissez aux idiots l’alibi moral pour tirer à vue non sur ceux-là, mais sur les militants qui réfléchissent et argumentent.

L’ultime résultat de l’idéologie du « processus de fascisation » serait de réprimer toute pensée différente dans les rangs de ce qui restera de la gauche après la victoire de la réaction, bonapartiste ou fasciste.

Mais nous n’en sommes pas là. La catastrophe n’est pas advenue. Si elle est en marche, elle n’est pas majoritaire loin s’en faut. Sont en marche aussi la contre-attaque et la résistance sociale et démocratique. La perspective d’une présidentielle Macron/Le Pen fait hésiter Macron, ne l’oublions pas. Et elle attise, dans les profondeurs du prolétariat et de la jeunesse, la volonté de combat. C’est cela qui, n’en déplaise aux tristes prédicateurs du processus de fascisation et de la catastrophe en marche, va se produire.

VP, le 14/06/21.

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