Nous avions repéré, à Aplutsoc, cette figure : un vieil historien qui savait bien des « secrets » méritant d’être révélés sur le mouvement ouvrier ukrainien, et en général parmi les peuples de l’empire russo-soviétique, et, dans la dernière année, un commentateur avisé de la guerre, que la maladie qui l’affectait ralentissait progressivement, jusqu’à sa mort, à quelques jours de son 72° anniversaire. Son 71°, le 21 mars dernier, lui avait été fêté par trois camarades du Sotsialnyi Rukh, en armes, sur le front, Dmytro Kuper, Taras Bilous et Anton Parambul, comme on salue son vieux, son doyen, celui qui transmet. Car c’est ce que fut Marko Boycun (prononcer « Boïtsoun »).

Il le fut, d’abord sans doute parce qu’adolescent et jeune homme, il lui fallut comprendre ce qu’avait vécu ses parents et dans quel monde il se trouvait. Ses ancêtres étaient des paysans de Galicie. En 1939, cette région polonaise, où les Ukrainiens sont opprimés, est soviétisée brutalement. En 1941 les nazis s’en emparent. Une résistance populaire, antiallemande et antirusse, mais souvent aussi antisémite et antipolonaise, emporte des jeunes par milliers. Sa mère fuit l’avance de l’armée rouge et se retrouve, avec son propre père qui n’y survit pas, dans un camp de réfugiés en Allemagne. Son père est entré dans les forces combattantes nationalistes et se retrouve, via l’une des branches de l’OUN, le courant nationaliste-intégral alors hégémonique après le stalinisme, dans la fameuse division SS « Galicie ». Le père et la mère font connaissance dans un camp de réfugiés, se marient et partent bientôt pour l’Australie, où ils sont d’abord internés dans des chantiers, séparément. Marko nait suite à leurs retrouvailles, en mars 1951.

Il grandit pieds nus, dans la petite ville de Newcastle, port d’exportation du charbon de Nouvelles-Galles-du-Sud, dans la communauté ukrainienne d’environ 200 personnes rassemblées autour de la paroisse gréco-catholique. Les parents décident, via des contacts dans la diaspora ukrainienne, d’aller vivre dans sa métropole mondiale, Toronto, changeant brusquement de climat, et emmène leur fils. Il a 18 ans, et ne va pas découvrir que le milieu ukrainien de Toronto, mais aussi la jeunesse de 68.

Le voila, rapidement, mobilisé contre la guerre du Vietnam, engagé dans les syndicats étudiants et les associations de jeunes ukrainiens, s’intéressant au mouvement québécois, se réclamant bientôt du socialisme et du trotskysme, adhérant, en 1972, à la section canadienne de la IV° Internationale (Secrétariat Unifié). En 1972 il organise une grève de la faim de masse des étudiants canadiens-ukrainiens de Winnipeg, à l’occasion de la visite de Kossyguine au Canada, qui obtiennent de rencontrer le premier ministre Trudeau qui s’engage à interpeller Kossyguine sur les dissidents ukrainiens emprisonnés en URSS.

Ces engagements produisent des conflits avec le père, mais celui-ci, qui vit de petits emplois dans les organisations caritatives ukrainiennes, refuse de répondre aux dirigeants bandéristes qui exigent des comptes et des renseignements contre son fils. Il perd son travail. D’après l’historien ukrainien Andrij Zdorov dans un message diffusé aujourd’hui à l’annonce de la mort de Marko Boycun, il lui avait demandé s’il avait discuté avec son père de la période « SS » de la vie de celui-ci et de ce qui s’était passé alors : cela ne semble pas avoir été le cas, le père est resté silencieux, et Marko comptait travailler sur ses archives.

Une rencontre importante fut alors pour lui celle de Ivan Maistrenko, animateur du groupe dit « Parti démocratique révolutionnaire ukrainien », avec Vsevolod Golubnychy et Roman Paladiychuk. Maistrenko avait, à 18 ans dans la révolution, dirigé une commune paysanne indépendante dans la région de Poltava, et avait réussi à ne pas être tué par les staliniens ou par les nazis au cour d’une existence tragique et picaresque : Marko Boycun le décrit comme « un cosaque, un vrai socialiste-révolutionnaire ukrainien » – qui lui transmet la mémoire d’un mouvement ouvrier alors oublié, celle, aussi, de Volodomyr Vynnytchenko, dirigeant de l’Ukraine indépendante en 1918, pris entre Petlioura et l’armée rouge, qui avait été un ami de Maistrenko. Il est permis de penser que Boycun hérite alors, par dessus le « simple » nationalisme de ses parents, de la tradition révolutionnaire ukrainienne, celle des borotbistges et des oukapistes, et celle, aussi, de la ville de Toronto, où le socialisme, puis le communisme, puis le trotskysme, avait été forgé par des ouvriers émigrés ukrainiens.

En 1982, Boycun quitte la IV° Internationale qu’il trouve incapable d’organiser une vraie campagne pour la libération de l’Afghanistan des troupes soviétiques. Il obtient alors son doctorat en philosophie à l’université de Toronto, dont le thème est plutôt historique et annonce la piste de travail de sa vie : les rapports entre mouvement ouvrier et mouvement national dans l’histoire de l’Ukraine. En 1988 il se rend en Ukraine, avec une valise de documents clandestins qu’il fera parvenir à de tout récents dissidents. La présence de militaires l’empêche d’embrasser le sol à l’aéroport : il le fera au parc Tarass Shevshenko. Ses séjours prépondérants en Ukraine dans la période allant de la pérestroïka à l’indépendance le voient fréquenter beaucoup Viatcheslav Tchornovyl, héritier de la dissidence soviétique, dirigeant du Rukh, qui apparaissait comme une alternative politique face aux dirigeants et oligarques tous issus du PCUS, jusqu’à sa mort dans un « accident de voiture » en 1999. Boycun réalise alors un petit livre et un documentaire télé sur la catastrophe de Tchernobyl, Les enfants de Tchernobyl, réalisé parmi les enfants cancéreux, qui aura une diffusion mondiale, et un autre documentaire sur les fosses communes de la répression stalinienne.

A partir de 1991, Boycun a un poste d’enseignant de l’histoire de l’Ukraine dans une université londonienne, puis, à partir de 1994, il dirige des programmes de bourses pour les étudiants ukrainiens en économie et en relations internationales. Dans cette période, il semble tenter d’agir professionnellement en faveur d’une intégration européenne de l’Ukraine qui préserve l’économie ukrainienne, dans une perspective démocrate-socialiste qui lui parait avoir des chances d’advenir suite à la révolution orange de 2004, tout en conseillant aux Ukrainiens de préserver leur potentiel productif et leur marché par rapport aux intérêts financiers de l’UE. De cette période sortira un livre, série d’études du plus grand intérêt, Towards a political economy of Ukraine, Ibidem-Verlag, 2015.

Mais progressivement, il se consacre aux recherches historiques sur le mouvement ouvrier et révolutionnaire en Ukraine et dans les nations dominées par la Russie, assurant la republication en ukrainien d’un document essentiel, la lettre ouverte à Lénine des bolcheviks indépendantistes Shakrai et Mazlakh (1918), et avec son grand-oeuvre : The Workers’ Movement and the National Question in Ukraine 1897-1918 publié en 2021 par la revue Historical Materialism. En même temps, il s’engage activement dans la campagne de solidarité avec l’Ukraine dans le mouvement ouvrier britannique et le Labour party, jouant un rôle important, avec Christopher Ford, dans l’Ukraine Solidarity Campaign. Il rencontre bien des jeunes, comme Hanna Perekhoda qui,dans un message émouvant, dit à quel point il fut important pour elle dans ses choix de recherche sur les années 1918-1920 au Donbass.

Nous avons perdu un grand : un de ceux qui, par son histoire personnelle et ses recherches, avaient appris à « savoir » ce que fut la véritable histoire du XX° siècle qui nous mord la nuque. Et qui, parce qu’il « savait », voulait TRANSMETTRE.

Transmettons, et il y aura un demain ! Salut et Fraternité à Marko Boycun !

Vincent Présumey, 12/03/23.

Ce billet a été écrit au moyen de l’interview de Marko Boycun publiée dans Commons en 2017 et a aussi été inspiré par les messages de Andrij Zdorov et de Hanna Perekhoda.

La grève de la faim de Winnipeg, 1972. Marco est au fond à droite. Source Commons.