A l’heure où sont écrites ces lignes, des centaines de militants CGT à travers la France s’acharnent à finir d’étudier les textes préparatoires et de rédiger des amendements pour leur 53ème congrès confédéral avant la date butoir de dépôt du 27 février à minuit.
Les textes préparatoires d’un congrès confédéral CGT ont, de plus en plus, le désavantage d’être peu abordables, rédigés dans une langue que certains militants, pourtant chevronnés, en viennent à comparer avec la prose patronale à laquelle ils sont confrontés au quotidien. Si les militants peinent à la lecture, que dire alors de la grande masse des syndiqués ?
Pourtant, il arrive que la vie donne l’occasion de fixer les positions des uns et des autres de façon bien plus accessible et compréhensible au plus grand nombre.
Ainsi, le numéro 417 daté de janvier 2023 du bulletin mensuel Échanges, publié par la Fédération Commerce et services CGT, rapporte en pleine page 4 la participation d’une délégation fédérale menée par le SG de la fédération en personne à un séminaire tenu à Sharm El Sheikh du 9 au 14 décembre 2022 sur le thème : « le rôle des travailleurs dans le dialogue social et comment agir sur l’environnement, la santé et la sécurité des travailleurs ».
Outre la participation de plusieurs organisations syndicales du Moyen-Orient ou d’Égypte, ce séminaire a vu la participation du « ministre du travail, ancien syndicaliste », nous dit l’article sans préciser son nom. Un bon quart d’heure de recherche sur Internet nous a permis d’identifier cet « ancien syndicaliste ». Il s’agit d’Hassan Mohamed Shehata, jusqu’alors secrétaire général de l’EFTU – Egyptian Federation of Trade Unions – installé au poste de ministre du travail depuis le 13 août 2022.
Qu’est-ce que l’EFTU ? Wikipedia nous indique que cette centrale a été fondée en 1957 sous le régime de Nasser, comme centrale officielle de l’État pour encadrer les travailleurs. Elle a été le syndicat unique lié à l’État-Parti-Armée issu du nasserisme jusqu’en 2011 quand, enfin, d’autres syndicats ont arraché le droit à une existence légale. Ainsi la révolution de 2011, symbolisée par la Place Tahrir, en chassant Moubarak a amené la liberté syndicale mais ce ne fut pas sans difficulté, les nervis de l’EFTU participant activement aux cotés des flics de Moubarak aux attaques contre les manifestants.
Ce chapitre égyptien des Révolutions du Printemps arabe n’est plus qu’un mauvais souvenir maintenant que le maréchal Al-Sissi a sonné la fin de la partie en restaurant l’ordre militaire en 2014. Outre la répression touchant la mouvance islamiste des Frères musulmans, ce coup de force a ramené les interdictions d’exister pour les centres et organismes syndicaux, associations ou ONG. Tandis que l’EFTU reprenait sa place de centrale officielle, et fournissait un ministre du travail au régime du Maréchal Al-Sissi.
C’est donc à l’ombre des baïonnettes et des matraques que certains devisent dialogue social en ces termes ainsi que le rapporte Échanges N°417 :
« L’ordre du jour [du séminaire] contenait notamment trois piliers : la défense des droits des organisations syndicales, les négociations via le dialogue social entre les travailleurs, le patronat et l’État égyptien et un programme pour améliorer les conditions de travail. Ainsi, cette nouvelle configuration basée sur le dialogue social afin de développer l’emploi a permis d’obtenir de nouveaux acquis pour les travailleurs égyptiens et de trouver un équilibre entre le patronat et les salariés pour stabiliser le travail en Égypte ». C’est beau comme du Jacques Delors …
La Fédération Commerce est une fédération combative, confrontée à un patronat vorace. Elle se veut révolutionnaire, ainsi qu’en témoigne son stand annuel à la Fête de l’Huma, débordant de posters du Che avec vente de cigares et de rhum cubains. Ces dirigeants sont des partisans de la FSM, la Fédération Syndicale Mondiale liée antérieurement au bloc soviétique, et maintenant orpheline de socialisme « réellement existant » sauf à Cuba et en Corée du Nord, pays dont les « syndicats » officiels sont adhérents tout comme les « syndicats » syriens liés au régime de Bachar El Assad ou iraniens liés organiquement à l’État théocratique islamique. On ne peut se permettre d’oublier au passage le syndiqué N°1 de la fédération des employés de l’État au Belarus, le « camarade »- président Lukachenko lui-même !
Ainsi, cette fédération mondiale comporte des « syndicats » liés à des États « anti-impérialistes » dictatoriaux et de vrais syndicats de masse liés au courant des PC traditionnels, comme en Inde avec les deux PC rivaux ou en Grèce avec le KKE. Bien des militants CGT à la recherche d’une orientation lutte de classe soupirent en rêvant de rejoindre cette fédération que la CGT a quitté après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du stalinisme en URSS.
Un peu de tourisme syndical à Sharm El Sheikh nous permet de tester les convictions « de classe et de masse » de responsables FSM aspirant à influer sur les orientations de la CGT.
Quand la CES proclame le dialogue social, c’est un scandale. Effectivement, car c’est bien de l’association capital-travail pour le bonheur des profits patronaux dont il s’agit. Mais quand il s’agit de dialogue social à l’ombre du régime d’Al-Sissi avec ses geôles et ses chambres de torture, c’est la recherche du nirvana, du « point d’équilibre entre patronat et salariés ».
Dans l’intervention d’Amar Lagha, secrétaire de la FD, citée par l’article, on lit :
« le rôle des représentants du personnel avec leur organisation syndicale est bien de défendre l’intérêt des travailleurs et de garantir à ces travailleurs les meilleurs conditions possibles de travail avec un salaire convenable. … Les différents gouvernements français n’ont pas arrêté de s’attaquer aux organisations syndicales en voulant réduire leur pouvoir d’intervention dans l’entreprise. Le patronat a une conception bien à lui du dialogue social : « c’est à prendre ou à laisser » « .
Tout le monde sera d’accord pour dénoncer le rôle néfaste des lois travail initiées sous Hollande et achevées par Macron. Mais pourquoi critiquer Macron et pas Al-Sissi, le maréchal qui a redonné l’exclusivité syndicale à l’EFTU ?
La réponse est dans la dernière phrase du propos de Lagha : il y aurait le bon et le mauvais dialogue social. Ça dépendrait des interlocuteurs gouvernementaux et patronaux. Avec Al-Sissi, Bachar, Lukachenko, les mollahs iraniens, et la dynastie des Kim, OK, on est dans l’entre soi « anti-impérialiste ». Mais avec Macron seul, il y aurait un os ?
En fait, non. Le propos de Lagha est une aspiration à un « vrai » dialogue social. On est ici dans la confusion totale entre ce qu’est, et a toujours été, le concept de « dialogue social » et le principe de négociations entre syndicats et patronat.
Tout syndicaliste de classe et de masse sait depuis le berceau que de bonnes, de vraies négociations s’instaurent toujours à partir d’un rapport de force basé sur la mobilisation des salariés et sur des revendications propres aux salariés. Le dialogue social, c’est tout l’inverse : pas de mobilisation des salariés autour de leur syndicat, pas de rapport de force, pas de revendications des salariés mais … le patron qui convoque les syndicats pour exposer son cahier revendicatif à lui avec, comme dit la formule servant à brocarder la CFDT, « la possibilité de négocier le poids des chaînes ».
Certes, Amar Lagha poursuit :
« dans ces conditions – celles imposées par Macron et le MEDEF -, pour notre organisation syndicale, le dialogue social peut s’avérer improductif s’il constitue la seule démarche pour obtenir des droits. Le patronat ne nous a jamais donné quoi que ce soit par le dialogue social ! Jamais ! En France tout a été arraché par la force des travailleurs et par la lutte ».
Donc, si le dialogue peut « s’avérer improductif », c’est que, sous d’autres conditions, il pourrait être productif. Avec des Al-Sissi en guise de gentils interlocuteurs sociaux ?
Ah mais non ! « Le patronat ne nous a jamais donné quoi que ce soit par le dialogue social ! Jamais ! ». Faudrait savoir, camarade Lagha : le dialogue social, oui, non, jamais ?
Cette confusion porte sur la question de l’indépendance syndicale. Elle touche la définition de la moindre revendication tout comme celle de la moindre action syndicale, si modeste soit elle en apparence. Elle est liée aussi au rapport à l’État, qui est toujours au service du capital, que ce soit sous Macron, Al-Sissi, Poutine ou Xi.
Amar Lagha poursuit :
« Il faut unir nos forces, réfléchir collectivement à des moyens d’actions qui permettront aux travailleurs du monde entier de vivre dignement de leur salaire et dans de bonnes conditions ».
Réfléchir avec le « camarade » ministre aux ordres du Maréchal Al-Sissi ?
Vivre dignement de son salaire et dans de bonnes conditions ? C’est beau comme du Léon Jouhaux au temps des Jours heureux. On est loin de la « double besogne » dont les partisans de la FSM prétendent se réclamer.
« Si nous sommes ici, c’est que nous avons en commun l’ambition et le souhait de changer le monde ». Avec le Maréchal Al-Sissi et son « camarade » ministre ?
« Notre fédération, profondément attachée à l’internationalisme, continuera … afin d’unir les forces des travailleurs du monde entier et garantir aux prochaines générations un monde plus juste et plus équitable ». Un monde plus juste et plus équitable, on est ici dans le registre sémantique du document d’orientation proposé par Martinez et le bureau confédéral sortant. C’est vrai que plaider pour la socialisation des moyens de production avec un régime authentiquement démocratique, çà pourrait froisser les intérêts matériels représentés par le Maréchal Al-Sissi et son régime dictatorial. Et ça pourrait empêcher de « trouver un point d’équilibre »…
On espère que les membres de la délégation auront pu parfaire leur bronzage sans trop de coups de soleil dans cette sympathique bourgade balnéaire dédiée au tourisme de masse sur les bords de la Mer Rouge. C’est tout le mal qu’on leur souhaite car, attachés à la conviction que le débat et la confrontation peuvent permettre de faire bouger des camarades égarés dans des eaux troubles, pour peu que leur organisation soit détachée de la tutelle étouffante et corruptrice de l’État, de tous les États, nous visons la réalisation du front commun contre l’ennemi de classe. Loin du dialogue social !
Correspondant, le 25-02-2023.
Pour ceux qui ne croient que ce qu’ils voient …