Présentation

Eloge prononcé le 29 novembre 2022, à l’occasion de la réception du doctorat Honoris Causa attribué par la Sorbonne Nouvelle à Dora María Téllez.

Carlos F. Chamorro a reçu ce doctorat au nom de Dora María Téllez, prisonnière dans la geôle d’El Chipote, à Managua. Un honneur que Dora María Téllez a dédié à l’ensemble des prisonniers et prisonnières politiques incarcérés par la dictature Ortega-Murillo.

Voir aussi le discours prononcé par Carlos F. Chamorro reproduit sur A l’encontre

Document

Dora Maria Téllez, une femme de combat

Monsieur le président,

Mesdames et messieurs,

Cher Carlos Fernando,

C’est avec fierté que je prends la parole aujourd’hui. Je suis fière que mon université ait choisi Dora Maria Tellez pour lui accorder le doctorat Honoris Causa. Mais c’est aussi avec tristesse et regret. Dora Maria Tellez ne peut être parmi nous car elle croupit en prison depuis 17 mois.

Je remercie Carlos Fernando Chamorro, un de ses amis chers, d’avoir pu venir la représenter.

Le 22 août 1978, Dora Maria Téllez Arguëllo est une jeune guérillera de 22 ans de la révolution sandiniste au Nicaragua, quand elle coordonne l’assaut du Palais National.

Le but de l’opération est de prendre en otage le millier de personnes qui s’y trouvent, en session plénière de l’Assemblée nationale, puis d’exiger, pour les libérer, une rançon et la libération des prisonniers politiques de la dictature somociste.

Les Somoza sont alors cette famille qui gouverne le pays de manière brutale et autoritaire, quasi sans discontinuer depuis 1936, avec l’appui des Etats-Unis.

La guérilla sandiniste, inspirée par la révolution, est dirigée par plusieurs commandants, dont le futur président Daniel Ortega.

Ils luttent avec succès contre la dictature qui maintient le pays dans la misère.

Les sandinistes seront au pouvoir de 1979 à 1990.

Le 13 juin 2021, Dora Maria Tellez est une dirigeante politique de 65 ans.

Elle joue un rôle clé dans l’alliance de différents courants de l’opposition dans l’objectif de concourir de façon coordonnée aux élections présidentielles de l’automne 2021.

Le Nicaragua est alors de nouveau dirigé, depuis 2007, par Daniel Ortega, devenu un président brutal, corrompu et autoritaire.

Le 13 juin 2021 donc, Dora Maria Tellez est arrêtée de façon violente et accusée de conspirer contre l’intégrité nationale de son pays.

Ce chef d’accusation a été fabriqué par la loi 1055 de 2020, tout spécifiquement pour réprimer les opposants.

Depuis, Dora Maria Tellez est en prison, à l’isolement, dans des conditions qui relèvent de la torture physique et psychologique.

Fin septembre, elle a donc décidé d’effectuer une grève de la faim, qui a duré près de 3 semaines, pour exiger des conditions décentes de détention. Sans résultat.

Août 78, juin 2021 ont été des moments de médiatisation extraordinaire de la figure de Dora Maria Tellez, des moments bien documentés et relativement bien connus.

Ce sont donc plutôt les quarante années qui les séparent sur lesquelles je vais revenir ici, quarante années pendant lesquelles Dora Maria Tellez n’a cessé de lutter, pour la démocratie, pour les droits des femmes, et pour la justice sociale dans son pays.

Une vie de femme exceptionnelle

Je voudrai d’abord revenir sur sa trajectoire exceptionnelle en tant que femme.

Dora Maria Tellez est née en 1955, dans un pays de tradition catholique conservatrice.

A cette époque au Nicaragua, les femmes n’étaient pas appelées à jouer un rôle public.

Dora Maria a eu la chance de grandir dans une famille de classe moyenne, avec un père agnostique et anticlérical qui lui a appris assez tôt, comme à son frère, à utiliser un fusil.

Cette socialisation familiale a certainement été plus favorable que d’autres, pour une femme de l’époque. Néanmoins, les choix de Dora Maria Tellez, d’engager des études de médecine, puis de rejoindre la guérilla dans la clandestinité, sont marqués par une audace et un courage peu ordinaires.

Sa détermination et ses capacités sont d’ailleurs rapidement remarquées.

En 1978, elle est commandante, le grade militaire le plus élevé de la guérilla.

L’une des trois femmes à obtenir ce grade, pour 34 hommes.

Dora Maria Tellez prend appui sur cette position spéciale, dans des cercles de pouvoir masculins, pour promouvoir les droits des femmes.

En tant que ministre de la santé dans la seconde moitié des années 1980, elle porte une attention particulière à l’accès à la santé en milieu rural, avec une grande campagne de vaccination, et elle s’intéresse tout particulièrement à la santé des femmes.

A l’époque, la direction révolutionnaire considérait les problèmes des femmes comme des problèmes économiques ou bien des problèmes d’accès au marché du travail, dans une perspective matérialiste classique.

Aussi, c’est souvent contre cette direction que Dora Maria promeut des programmes d’éducation sexuelle et d’éducation à la contraception ainsi que la planification familiale.

Son action à la tête de ce ministère obtient le prix spécial de l’ONU (éducation, science, culture) pour les progrès exceptionnels réalisés, dans le second pays le plus pauvre des Amériques, après Haïti.

Aujourd’hui, de nombreuses femmes incarnent l’opposition politique au Nicaragua.

Violeta Granera et Cristina Chamorro, Ana Margarita Vijil, Suyen Barahona et Tamara Davila qui sont également en prison aujourd’hui.

Dora Maria Tellez est de celles qui ont ouvert la voie.

Qui ont lutté pour naturaliser la place des femmes au combat comme en politique.

Si la trajectoire de Dora Maria est extraordinaire, c’est qu’elle était relativement improbable, dans ce petit pays conservateur, dans lequel les femmes étaient alors reléguées à la sphère privée et aux fonctions reproductrices.

C’est pourquoi cette trajectoire a inspiré de nombreuses femmes de sa génération, et des générations suivantes.

En témoigne la relève politique féminine que j’ai mentionné, mais aussi les centaines de textes d’hommage et d’appels à sa libération dans la presse et sur des blogs et sites personnels de jeunes femmes qui militent pour des causes féministes et démocratiques aujourd’hui.

Dix ans au pouvoir, trente ans dans l’opposition

Je voudrai justement évoquer avec vous les combats qu’incarne Dora Maria Téllez.

Dora Maria est avant tout connue comme la guérillera sans peur et l’opposante sans reproche. Mais elle défend aussi une œuvre intellectuelle et une vision politique.

Après 1990, quand les sandinistes perdent les élections face à la coalition réunissant l’ensemble des forces de droite et de centre-droit, Dora Maria reprend des études d’histoire. Elle en tire des travaux remarqués sur la colonisation violente des terres indigènes au Nicaragua du XIXe siècle.

Elle publie aussi des textes d’analyse sur les problèmes contemporains de la démocratisation dans son pays.

Sa réflexion intellectuelle va de pair avec sa réflexion politique : c’est-à-dire comment se mettre au service du peuple nicaraguayen, et notamment de ses citoyens les plus pauvres et les plus dominés, tout en travaillant à consolider la démocratie.

A rebours de Daniel Ortega, son ancien compagnon d’armes devenu président, elle promeut un travail réflexif sur les pratiques politiques du sandinisme au pouvoir.

Elle prône le dialogue démocratique en interne et l’ouverture aux autres forces politiques dans le débat public.

Comme elle s’oppose à l’accaparement du pouvoir par Ortega dans le parti sandiniste, sa tendance en est expulsée.

Elle investit alors son énergie et ses convictions dans le MRS, le Mouvement de Rénovation Sandiniste (qu’elle fonde en 1995 avec l’ancien vice-président et écrivain Sergio Ramirez). Depuis 2021, ce parti a pris le nom de UNAMOS (Union pour le Renouveau Démocratique, positionné au centre-gauche).

Dans ce cadre, Dora Maria Téllez a constamment lutté tant sur le plan des idées que de la pratique, pour la démocratie.

Malgré les contraintes d’un régime politique de plus en plus autoritaire, malgré les obstacles institutionnels, malgré la censure et la répression, elle s’est battue, aux côtés de ses compagnons de route du MRS, pour faire exister une alternative progressiste dans le panorama politique du pays.

Sur le plan militant, Dora Maria a été de toutes les luttes sociales.

Qu’il s’agisse des luttes paysannes et écologiques, comme lors des grandes mobilisations contre la construction du canal interocéanique au Nicaragua (une alternative au canal de Panama) entre 2014 et 2017 ;

qu’il s’agisse des luttes contre la réforme de l’assurance sociale, menée notamment par les étudiants, en 2018, et qui a fait 300 morts, des milliers de blessés et des dizaines de milliers d’exilés ;

qu’il s’agisse des luttes féministes contre les violences faites aux femmes,

et enfin des luttes pour les libertés démocratiques : pour la liberté d’association, de manifestation ou pour le respect de l’Etat de droit.

Pour ces combats politiques, Dora Maria Téllez a toujours payé de sa personne.

Elle ne s’est jamais exilée, malgré les menaces sérieuses dont elle fait l’objet depuis longtemps.

En 2008, quand son parti est interdit, elle se met en grève de la faim, sur une place publique, pour réclamer le respect du droit.

En 2009, elle exige publiquement, avec de nombreuses autres figures politiques, le respect de la Constitution que Daniel Ortega fait réécrire pour pouvoir être à nouveau candidat en 2011.

Et depuis plus de 20 ans, elle répond inlassablement à toutes les sollicitations des mouvements sociaux, mais aussi de la presse, des universitaires, des ONG et des diplomaties. Aujourd’hui, elle est en prison depuis 17 mois.

Ce travail militant et politique inlassable de Dora Maria Téllez a permis de maintenir ce petit pays mal connu, le Nicaragua, sur la carte du monde.

Et de faire connaître les violations systématiques des droits humains qui y sont commises sous les gouvernement successifs de Daniel Ortega depuis 2007.

Ce travail militant a obtenu le soutien d’éminentes personnalités politiques et artistiques, comme l’actuel président du Chili, Gabriel Boric, comme Noam Chomsky, comme Bianca Jagger, qui est aujourd’hui parmi nous, comme les écrivains Eduardo Galeano ou Mario Benedetti. Et aussi le soutien de nombreux universitaires, comme Margaret Randall et Maristella Svampa.

C’est tout ce travail que nous saluons ici aujourd’hui.

Pour conclure, j’ajouterai juste une chose.

Contrairement à d’anciens guérilleros repentis, Dora Maria Tellez n’a jamais renié ses convictions.

Elle est et reste une femme politiquement progressiste, engagée pour des causes justes, nobles, et non élitistes.

Elle se bat non seulement pour le rétablissement de la démocratie dans son pays, mais aussi et toujours pour la justice sociale.

Pour une redistribution économique et sociale réelle.

Pour le traitement digne des migrants.

Pour le respect de la diversité sociale, raciale, et de genre.

Pour une vie digne, autonome et libre de violences pour les femmes.

Pour le dire en une phrase, Dora Maria Téllez incarne aujourd’hui la lutte non seulement contre l’oppression politique en Amérique latine, mais aussi contre l’accaparement des richesses au profit de quelques-uns, et contre le conservatisme obscurantiste qui fait notamment reculer les droits des femmes et de toutes les minorités.

Le 29-11-2022.