Interview de Xavier Torta, citoyen catalan vivant en France, accusé par la justice espagnole d’incitation à la haine pour avoir simplement republié des messages sur les réseaux sociaux dénonçant la violence policière pendant le référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017.
Q : Comment avez-vous vécu le jour du vote d’autodétermination des Catalans, le Premier Octobre 2017 ?
R : J’étais chez moi, en région parisienne, le 1er octobre 2017.
J’étais très content que les catalans puissent voter ce jour-là. Mais quand j’ai vu comment les gens de mon village se faisaient démolir par la Guardia Civil, j’ai vraiment ressenti que les coups étaient aussi portés contre moi, contre ce que je suis, un catalan, même si je suis loin de chez moi.
L’empilement de ces images devant les bureaux de vote, mes compatriotes qui essayaient de protéger les urnes avec des chants et les mains en l’air, ça m’a beaucoup interpellé, jusqu’à aujourd’hui. Alors j’ai fait suivre quelques messages sur Facebook. Et comme tous les Catalans, j’ai dénoncé la violence, mais je n’ai insulté personne, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir commis quelque chose de grave ou de blessant depuis la chaise de mon bureau, depuis Paris.
Q : Tu as relayé un message Facebook qui identifiait le monsieur en civil qu’on apercevait sur les vidéos organiser l’assaut du bureau de vote de Sant Carles de la Ràpita. Le nom de ce monsieur avait été identifié grâce à son profil Facebook personnel où apparaissait sa photo et son statut de Guardia Civil. Et en relayant ce message, tu as été accusé entre autres d’incitation à la haine. Comment as-tu réagi?
R : La phase d’enquête avait été tenue secrète. J’ai reçu ma convocation à Sant Carles de la Ràpita, pendant que j’étais en vacances d’été avec ma fille, en 2020. Au début, je ne me suis pas senti concerné. Je ne me reconnaissais pas, je ne suis pas quelqu’un qui tient des propos haineux. Mais après plusieurs relectures, et après avoir consulté des professionnels, je me suis rendu compte que les faits qui me sont reprochés sont très graves, et j’ai pensé : « Ceci n’a rien à voir avec le Droit ». Ainsi, j’ai cherché à être assisté de professionnels, et après avoir pesé plusieurs options, je me suis dirigé vers « Juristes per les Llibertats », qui ont très aimablement pris mon cas en main.
Les semaines ont passé, et mon avocate s’est chargée de faire transférer mon dossier pour une comparution en France, par vidéoconférence, vu que depuis la naissance de ma fille en 2012, je vis en France.
Et en 2021, j’ai été cité à comparaître au Tribunal de Nanterre. À peu près au même moment que d’autres personnes en Catalogne, pour les mêmes faits. Je me suis présenté sans complexes, mais avec, je l’avoue, un peu peur de voir comment la justice espagnole agit contre la liberté d’expression.
Mon avocate, qui est en Catalogne, a pu se connecter ce jour-là. Mais la justice espagnole n’a pas pu franchir les barrières informatiques des deux systèmes judiciaires. Ils m’ont dit que le rendez-vous allait être reporté, et que j’allais recevoir une nouvelle convocation.
C’est dans ce contexte que j’ai appris par les médias que je n’étais pas seul, et c’est ainsi que j’ai connu Mariona Reig, qui avait fait suivre le même texte, et qui était poursuivie pour les mêmes faits. On était plusieurs dans le même cas, et nous avions tous la même interrogation : comment ai-je pu me retrouver avec une telle accusation invraisemblable de la justice espagnole ? Mariona est une professeure des écoles à la retraite. Elle se déplace avec un déambulateur. Elle rayonne d’énergie intérieure. Elle s’exprime clairement et a trouvé beaucoup de gens pour la soutenir. Et en suivant son conseil, j’ai moi-même commencé à trouver du support.
C’est là que j’ai compris je ne pouvais pas rester seul dans mon coin : il y avait des gens prêts à dénoncer la répression qui s’abat sur Mariona, moi-même, et quelques autres personnes. J’ai décidé de mettre mon cas au grand jour.
Q : Ton cheminement intérieur rappelle ce texte d’Albert Camus, dans lequel il exprime que quand la liberté institutionnelle disparaît, alors c’est à chacun de nous de devenir libre. Le fait de partager ta situation, de ne pas garder cette accusation pour toi t’a rendu libre.
R : Oui, c’est tout à fait ça. Le fait de me sentir soutenu, de savoir que je n’ai pas besoin de me préoccuper des frais d’avocat, de savoir que je n’irai pas seul cette fois au Tribunal, que je ne serai pas tout seul face au verdict, m’a fait relever la tête. Je veux que beaucoup de gens sachent que je suis une victime de la répression généralisée contre le peuple catalan, qu’ils sachent qu’«aujourd’hui c’est moi» qui suis poursuivi, mais que «demain cela peut être quelqu’un d’autre»,pris au hasard, car qui n’a pas déjà relayé un message sur les réseaux sociaux faisant référence à un profil officiel? En faisant usage de son droit à la liberté d’expression.
Et en quoi cela peut être une incitation à la haine ? Cela peut arriver à toutes et tous. «Demain ce peut être toi !»
Q : Est‐ce que le fait d’être en France a une influence sur ton accusation ?
R : Non je ne crois pas. Je ne crois pas que quand la justice espagnole m’a convoqué, elle savait que j’habitais en France.
Je ne suis pas un exilé politique.
Mais ce qu’ont démontré les exilés politiques c’est que la justice n’est pas la même en Espagne qu’en Belgique, en Suisse, en Italie ou Allemagne. En Espagne, un dirigeant politique peut passer 4 ans en prison pour avoir permis que la police puisse avoir remarqué que les votants les regardaient avec un regard haineux pendant qu’ils les frappaient.
Pour ma part, je vais être jugé par la justice espagnole, qui se fait tout le temps rappeler à l’ordre par la justice européenne. Et je prends à présent très au sérieux les accusations qui me sont faites.
Si cet entretien peut contribuer à mettre en évidence cette dérive répressive de la justice espagnole, alors c’est bien. A cause de cette dérive, l’Espagne devient une démocratie « défectueuse », selon The Economist, l’un des indices les plus prestigieux à l’échelle internationale.
Pour que la liberté d’expression perdure, que les droits fondamentaux soient respectés et que d’autres citoyens européens ne se retrouvent pas dans ce genre de situation.
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