Les classes dominantes françaises et le pays avec elles ont connu, dans l’histoire, une « étrange défaite », selon l’expression de l’historien Marc Bloch, en juin 1940. Le président sortant et candidat à sa réélection Emmanuel Macron se dirige vers une « étrange victoire » qui pourrait s’avérer pour lui, pour le régime de la V° République, pour le capitalisme français, des plus délétères. Comme l’a lâché dans un bref souffle de sincérité le président LR du Sénat Gérard Larcher, il risque de ne pas avoir de « légitimité ». Ce qui veut dire que cette réélection créerait la situation de tous les dangers, dangers de l’affrontement social ouvrant la brèche de la reconquête du politique par le peuple, ce que nous appelons, nous, un processus constituant.

La principale préoccupation des sommets de l’État et du capital en France dans ces conditions n’est ni Marine Le Pen, ni Jean-Luc Mélenchon, qui, en tant que « challengers » du président-par-avance-reconduit, doivent le faire valoir et lui assurer cette légitimité perdue qu’il s’agit de renouveler. C’est l’abstention massive, majoritaire dans cet électorat qui fut autrefois le « peuple de gauche », majoritaire dans la jeunesse, majoritaire dans les couches les plus précaires et les plus exploitées du prolétariat.

Avec inquiétude, avec commisération, avec mépris, avec paternalisme, avec condescendance, commentateurs de droite et de gauche, libéraux, antilibéraux et illibéraux, européistes et souverainistes, de gauche radicale, de l’extrême-centre ou de la droite décomplexée, se penchent sur le peuple abstentionniste, son indifférence, son ignorance, son égoïsme, son complotisme, son désintérêt. Disons-le très nettement : tous sont à côté de la plaque. Le peuple n’est pas idiot. La liquidation politique de la gauche traditionnelle date pour lui de 2017, le quinquennat Macron fut pour lui celui de la violence sociale et de la violence tout court durant lequel il a expérimenté sa capacité à se dresser et à se centraliser contre le pouvoir. Sa réalité vécue s’appelle fin du mois non seulement difficile, mais impossible, avec le prix du pain comme du gasoil, et cette majorité mesure ce qu’est la guerre de Poutine de destruction de l’Ukraine et ce qu’est le déni d’avenir dans cet ordre social où rien n’est fait contre la crise climatique. L’immense majorité des abstentionnistes sont aujourd’hui ceux qui abordent avec le plus de sérieux et de responsabilité la situation présente.

C’est pourquoi, aussi ténu soit-il, le fait d’avoir exprimé consciemment cette tendance sociale et politique massive et réelle, mais dépourvue d’expression suffisante et de représentation, est pour nous un acquis politique précieux, par lequel Aplutsoc s’est associé notamment avec une série de militants d’origine communiste ayant abouti à la même conclusion et voulant assumer la même responsabilité.

Tel est le trait premier de la situation réelle : la confrontation de ces présidentielles oppose Macron et la V° République à la montée du rejet de la présidentielle elle-même, porteuse de l’illégitimité du régime et ouvrant la voie à l’affrontement social et politique. Il est essentiel de souligner la primauté de ce fait dans la lutte des classes en France, et cela l’est d’autant plus que très peu de forces organisées le disent, bien que toutes le sentent.

Comprendre la primauté de cet élément de la situation n’implique aucune hostilité, aucune minimisation, du mouvement qui est en train de se produire dans la partie non abstentionniste des couches électorales de gauche, prises de l’espérance d’une accession de Jean-Luc Mélenchon au second tour. Cette aspiration est saine et nous la comprenons : elle veut croire qu’un tel évènement serait un premier coup à Macron, créant de meilleures conditions pour les prochains affrontements sociaux, elle veut croire qu’ainsi, en s’étant unie pour porter ce candidat au second tour, l’unité ainsi réalisée s’affirmera derrière lui qu’il le veuille ou non (certains comptant pour cela sur Ruffin ou Autain …), rouvrant la voie à la forme d’espoir à laquelle elle est habituée, celle d’un débouché politique électoral alternatif au pouvoir en place, celui d’une « gauche unie », dans le cadre des institutions existantes.

Mais le devoir de vérité impose de dire à ces amis, à ces camarades, que les couches prolétariennes les plus profondes d’une part, et J.L. Mélenchon lui-même d’autre part, chacun de leur côté, ne sont pas dans cette dynamique. Les premières l’ont déjà dépassée, le second peut l’utiliser jusqu’à un certain point, mais s’y oppose fondamentalement.

La poussée des Gilets jaunes, qui ont tenté de renverser le pouvoir exécutif, la poussée vers la grève générale en défense des retraites, et de nombreuses luttes sociales dont, tout récemment, les grèves pour les salaires, la grève d’en bas de l’enseignement public du 13 janvier dernier, et les mouvements de masse en Guadeloupe, Martinique, Polynésie …, sont porteurs de la recherche d’une issue politique qui vise à sortir du cadre institutionnel, qui a intégré le rôle négatif et finalement la défaite historique de l’ancienne gauche « traditionnelle », et pour qui un processus constituant ne pourra jamais être une opération cosmétique et octroyée par un président, quel qu’il soit.

D’autre part, J.L. Mélenchon depuis 2016, a consciemment choisi de rompre avec le cadre du mouvement ouvrier au profit de ce qu’il a appelé lui-même son « populisme », ne récupérant le programme réformiste de gauche dit « l’Avenir en commun » que comme un élément de décoration pour un projet plébiscitaire, dans lequel, comme il ne cesse de le rappeler, le président qu’il serait sera pleinement le président de la V° République française, entendant encadrer et domestiquer les mouvements sociaux, et octroyant une fausse « constituante » appelée à préserver l’appareil d’État existant. Il n’entend absolument pas être le candidat unitaire alternatif à la droite que des masses de militants et d’électeurs de gauche veulent voir en lui.

Dans ce cadre, ses positions de politique extérieure ne sont pas une question accessoire, mais sont centrales. Sous couvert d’anti-américanisme (quitter l’OTAN … mais pas forcément l’Alliance atlantique !) et de « non-alignement », il s’agit d’une réaffirmation de l’impérialisme français, conduisant à la hausse des budgets militaires, et en alliance avec les impérialismes autres que celui des États-Unis, d’où le soutien apporté à Poutine jusques et y compris le soutien frontal et violent apporté au massacre du peuple syrien et à l’amputation du peuple ukrainien, soutien explicite jusqu’au 24 février dernier, prolongé depuis dans la combat contre l’armement du peuple ukrainien.

De telles orientations n’ont rien d’accessoire et expliquent d’ailleurs en grande partie la résistance, à l’intérieur de la partie non abstentionniste des couches électorales de gauche, au vote dit « utile », au profit notamment des candidatures Jadot ou Poutou.

S’il apparaît non impossible de porter J.L. Mélenchon au second tour, ce n’est pas en raison d’une vague populaire massive se saisissant de sa candidature pour affronter Macron et le régime, mais parce que le seuil d’accessibilité au second tour a été abaissé, d’abord par l’opération Zemmour qui a fait reculer les pourcentages de voix de Le Pen et de Pécresse, puis par la guerre de Poutine qui a permis à Macron de prendre des voix aux trois autres principaux candidats de droite ou d’extrême-droite. Il peut donc en théorie accéder au second tour avec moins de voix qu’en 2017, même si cela apparaît difficile par rapport au score de Marine Le Pen.

La concrétisation d’une telle éventualité, loin d’effacer dans l’ivresse du succès les contradictions politiques criantes qui opposent l’orientation de J.L. Mélenchon et la volonté unitaire d’une partie de l’électorat d’utiliser sa candidature, les porterait à incandescence. Se trouvant confronté à Macron, l’ensemble des forces de la bourgeoisie et du patronat qui n’ont pas confiance dans la capacité de ce dernier à assurer l’ordre, et celles qui aspirent à un impérialisme français recentré, allié aux impérialismes russe et chinois, donc des forces sociales qui s’apprêtent à soutenir Le Pen dans l’hypothèse de second tour donnée comme la plus vraisemblable, se serviront elles aussi de sa candidature, qui s’y prête parfaitement. Et dans cette éventualité, son propre projet est clair : il n’est pas d’être élu, mais d’assurer, par un vrai « débat national », la légitimité menacée du président Macron complétée par sa propre légitimité de « chef » de l’opposition. Ceci n’a rien à voir avec l’intérêt des exploités et des opprimés.

Il est certes impossible d’exclure par avance l’hypothèse théorique que dans ce cas de figure, la crise de régime et le réflexe populaire visant à saisir une opportunité inattendue contre Macron, n’aille plus loin que prévue. C’est pourquoi le programme bonapartiste de Mélenchon, jusques et y compris le « parlement de l’union populaire » comme préfiguration de la constituante octroyée visant à préserver et refonder l’État bonapartiste du capitalisme français, est en place. Nous devrons donc dans ce cas, avec nos camarades ayant fait campagne pour le boycott, évaluer rapidement la dynamique de la situation.

En tout état de cause, ceci devra se faire, comme dans tout autre cas de figure, dans l’optique de notre combat récent et présent : aider le prolétariat en France à s’unir et se centraliser pour affronter l’exécutif de la V° République et ouvrir un processus constituant.

Le premier volet de ce combat est, non pas tant d’amplifier l’abstention le 10 avril prochain car compte-tenu de nos forces ceci ne dépend pas de nous, que d’en exprimer le contenu politique, de légitimer la volonté démocratique qui délégitime ce régime.

A bas la V° République, son État, ses présidents, ses préfets, ses éborgneurs, ses généraux, sa bombe et ses mini-centrales nucléaires, son « non-alignement », sa Françafrique, ses courtisans et ses cabinets Mc-Kinsey !

Le 03/04/2022.