Plus d’un siècle après la boucherie impérialiste de 1914, qui ne l’oublions pas a fait suite à des votes tout à fait « démocratiques » des parlements français et allemand en faveur des crédits de guerre, et après la révolution d’octobre, qui ne se fit pas par les urnes, et juste après la déculottée bien méritée de TOUS les partis lors des élections régionales et départementales, contribuer de la part de gens et d’organisations se revendiquant de la classe ouvrière (rebaptisée « le peuple » pour rassurer les bourgeois) à continuer de répandre des illusions électoralistes sur les présidentielles de 2022 n’est plus seulement pathétiquement aveugle, cela devient criminel.

La V° République est aux abois. Sa constitution, ses institutions, ses multiples pôles et rouages de pouvoir ne fonctionnent plus que grâce au soutien indéfectible que lui apportent assidûment, sans faiblir un instant, les organisations ouvrières, « démocratiques », « de gauche » ou « citoyennes » qui ne remettent pas publiquement, haut et fort, la légitimité de la constitution de 1959, issue du coup d’État en 1958, et particulièrement du pouvoir actuel, reposant sur la seule personne d’un président élu par une poignée des inscrits et clairement désavoué lors du dernier scrutin.

Jamais l’illégitimité de ce pouvoir bonapartiste n’a été aussi criante depuis 1958. Il n’est plus temps de continuer à marcher dans les mêmes chaussures et du même pas que depuis des décennies. Il n’est plus temps de la part de ceux qui se souhaitent se battre honnêtement pour sortie du capitalisme (une urgence planétaire de plus en plus criante) de se présenter aux présidentielles pour « se faire entendre », « faire progresser des idées » ou « se compter ». Aujourd’hui, de la part de toutes les organisations classées par les médias dans la catégorie artificielle de « gauche », annoncer dès maintenant des candidatures présidentielles en 2022 n’a plus qu’un seul sens : se mettre en travers de tous les combats qui ne cessent de s’organiser pour défendre l’emploi, les salaires, les conditions de vie, de santé, d’éducation.

Certes, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une candidature pour 2022 émane d’un parti au programme bourgeois se présentant comme « écologiste » mais dont la ligne politique consiste à dire : « sauvons la planète mais sans toucher au capitalisme, car alors on retomberait inexorablement dans un régime dictatorial s’appuyant sur un goulag ». Il n’y a rien d’étonnant non plus à ce qu’un parti issu directement du puissant parti stalinien français du milieu du 20° siècle, et n’ayant pas tiré un bilan honnête de la trahison du mouvement ouvrier que « fut » et est encore le stalinisme, présente une candidature clairement en « contre-feu » de celle des insoumis, revenant même à de vieilles lunes comme le « patriotisme » ou le soutien au nucléaire (« civil » et donc a fortiori militaire). Ni à ce que ces mêmes « insoumis » reprennent la stratégie qui a échoué en 2017, sans avoir tiré le bilan de cet échec. Ni non plus, quand on regarde le passé de leur organisation, à ce que les « anticapitalistes » (étrange affirmation de ce qu’on n’est pas, sans dire ce que l’on est) fassent pareil. Mais tout de même, quel gâchis, quelles trahisons des besoins et des aspirations des travailleurs, des exploités, des exclus, des jeunes…

La candidature Poutou est une ènième erreur d’un petit groupe qui n’est pas à l’écoute de la société où il vit. Depuis des décennies que ces candidatures « radicales », se présentant même parfois comme « marxistes », récoltent quelques pourcents de voix pour tenter d’exister en dehors de leur cercle restreint, ils n’ont pas compris que cela ne marche pas. Depuis un siècle, la seule exception historique à l’enfermement dans l’alternative PCF-PS en France a été la brève période où le groupe Mélenchon a réussi à sortir du ghetto, pour y retomber à la suite des élections de 2017 dont personne n’a tiré de leçon politique réelle. Le maintien, que n’ont pu empêcher les militants de ces organisations qui, n’en doutons pas, n’y « croyaient » pourtant pas, des candidatures LO, NPA et Hamon face à la seule candidature alors susceptible de parvenir au second tour (les 3 petits cochons face au grand Méchenlon), a traduit l’incapacité de ces 4 organisations à comprendre que l’affaire Fillon, une divine surprise, surtout combinée avec le rejet massif de la « gauche de gouvernement » à l’issue d’un quinquennat catastrophique d’attaques d’un gouvernement « socialiste » contre les travailleurs et la démocratie, créait une situation historique exceptionnelle qui exigeait des décisions rapides et elles-mêmes exceptionnelles. Mais les trains ratés de l’histoire ne repassent jamais. La candidature Mélenchon en 2022 n’aura pas la même signification qu’en 2017, et n’aura aucune chance d’accéder au second tour. Ce n’est pas seulement en raison des grossières erreurs de communication de Mélenchon et du parti qu’ont su en tirer les médias (ce qui n’a rien d’étonnant !), mais c’est avant tout en raison de la ligne politique légaliste de ce parti, n’ayant pas apporté un soutien immédiat, franc et sans arrière-pensée aux Gilets Jaunes, et s’étant arc-bouté contre la perspective d’un appel à la Grève Générale contre la loi travail, les attaques contre les retraites et les multiples contre-réformes du gouvernement à la botte du MEDEF, de l’Europe des banquiers et de l’impérialisme américain.

A cet égard, un rôle déplorable a été joué par tous les « puristes de la révolution » pour empêcher le mouvement réel de la lutte des classes d’aboutir, ou du moins d’avancer. Refuser le soutien aux Gilets Jaunes, le seul mouvement massif à avoir affiché « Macron démission » en tête de ses revendications, au prétexte des illusions et erreurs de ce mouvement, au sein duquel s’exprimaient des tendances très diverses, d’une authentique position révolutionnaire à des attitudes poujadistes, pour ne pas dire fascistes, est ne pas comprendre qu’il en va de même lors de tous les mouvements révolutionnaires réels, issus de la rue et des entreprises, et que ce fut le cas lors des grandes révolutions française et russe, et de tant d’autres mouvements révolutionnaires dans le monde entier depuis un siècle : en refusant d’y participer, les « révolutionnaires professionnels » se coupent la possibilité d’y jouer un rôle, de faire évoluer ces mouvements vers une rupture avec les organisations bourgeoises, y compris « de gauche », et vers la perspective de la prise du pouvoir, allant au-delà de la « contestation » si prisée de la classe dominante et de ses médias depuis 1968.

De même, refuser de se regrouper derrière Mélenchon en 2017 au prétexte qu’il avait été ministre de Mitterrand et continuait de l’admirer, qu’il est indécrottablement respectueux des institutions (qui ne sont que le reflet des rapports entre les classes), et autocratique, toutes choses qui sont vraies, pour voter NPA ou LO, traduisait une vision bien figée, mécanique et fataliste de l’histoire et pour tout dire un singulier manque de dialectique. L’élection de Mélenchon en 2017 aurait été un évènement extraordinaire au niveau mondial, constituant un puissant appel d’air pour les masses de toute l’Europe et du monde entier ‒ et ceci indépendamment de la volonté de Mélenchon lui-même et même contradictoirement à celle-ci, comme l’écrivait Trotsky en 1938 dans le Programme de Transition qui évoque « la possibilité théorique de ce que, sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. »

Ceci étant dit, il est tout aussi clair que, si Mélenchon avait en 2017 bénéficié d’un désistement en sa faveur des 3 petits cochons et était parvenu au deuxième tour à la place de Le Pen, ses chances d’être élu auraient été minimes, car il est sans aucun doute que le fameux « front républicain », qu’il appelle déjà aujourd’hui de ses vœux pour 2022 (alors que la configuration du deuxième tour ce jour-là est pour l’instant inconnue, ce qui aujourd’hui est une capitulation en rase campagne prématurée face à Macron), aurait été mis en œuvre, sans doute avec succès, par tous les partis bourgeois de « droite » comme de « gauche » (y compris « verts ») et les médias aux ordres contre Mélenchon lui-même, qualifié d’ activiste factieux et colérique au couteau entre les dents.

Mais persistons dans le rêve et imaginons qu’en 2017 Mélenchon ait été élu : n’imaginons pas pour autant une seconde que cela aurait ouvert une voie royale pour la conquête légale du pouvoir en vue de la sortie du capitalisme. Croire qu’à notre époque, dans quelque pays que ce soit dans le monde entier, des élections non truquées puissent être susceptibles de le faire est une illusion qui date de l’époque des Jaurès ou même des Blum. Il suffit pour s’en convaincre de balayer du regard la destinée de tous les gouvernements « de gauche » qui sont apparus, à la suite d’élections ou de mouvements pré-révolutionnaires ou révolutionnaires, ou même seulement dirigés par des démocrates sincères, non inféodés aux États-Unis, à la Bourse et/ou au FMI et autres institutions de l’économie mondialisée, c’est-à-dire à l’impérialisme. Celui-ci a toujours réussi à les briser et les faire chuter uns après les autres, certes plus ou moins vite, au moyen d’une combinaison variable d’agressions s’appuyant sur la CIA, sur des « sanctions économiques », sur des actions « juridiques » ou sur des interventions militaires directes. Ce scénario se répète sans fin depuis un siècle, mais surtout depuis la deuxième guerre mondiale, et de manière particulièrement agressive et visible en Amérique latine, arrière-cour des États-Unis ‒ ce qui n’empêche pas les têtes de cette hydre de la révolution mondiale de resurgir régulièrement.

Pour ceux qui voudraient croire qu’une telle intervention des États-Unis, soit directe soit au moyen de ses courroies de transmission internationales, ne pourrait avoir lieu en Europe, il suffit de se référer à l’expérience grecque récente, dont on n’entend étrangement peu parler. La pression de la Troïka sur Tsipras et la capitulation en rase campagne de celui-ci, le lendemain d’un référendum qui lui avait renouvelé clairement la confiance des travailleurs, évènements relatés de manière romancée mais très vivante dans les Conversations entre adultes de Varoufakis et son adaptation cinématographique par Costa-Gavras, démontrent que toute remise en cause strictement par la voie légale et ne s’appuyant pas sur une forte mobilisation du mouvement ouvrier, du fonctionnement économico-politique de l’union européenne, même à la suite d’élections et de référendums aux résultats incontestables, est vouée à l’échec. Certes, la Grèce n’est pas la France, mais la violence mise en œuvre par la bourgeoisie en cas de victoire électorale de Mélenchon n’aurait rien à envier à celle qui se manifesta contre Tsipras ou même comme Allende, ne soyons pas des bisounours.

Au lieu de tenter en vain d’utiliser les élections présidentielles françaises pour « barrer la voie au fascisme » au moyen d’un « front républicain » sans frontière de classe, c’est par une mobilisation contre ces élections elles-mêmes que pourrait se construire un rassemblement des travailleurs et exploités pour mettre à bas la V° République, son pouvoir, ses institutions et sa constitution. Une abstention massive, organisée et proclamée bien à l’avance, lors de ces élections, serait un élément important d’un tel processus, combiné avec le développement de luttes pied à pied contre le pouvoir bonapartiste et contre le patronat pour résister à toutes leurs agressions en cours et à venir contre les travailleurs, les exploités et les jeunes. Plutôt que de tenter de combattre pour une « bonne union de la gauche » vouée à un échec certain, n’est-ce pas dans cette direction que les révolutionnaires devraient organiser des réunions, des débats et la publication de textes expliquant les raisons de cette attitude ?

Alain Dubois, 4 juillet 2021