A la suite de la publication de la contribution de Robert Duguet sur la question de la Constituante, nous avons reçu ce texte de Pierre Salvaing que nous publions pour alimenter la discussion. Toute contribution reste la bienvenue.

La rédaction

La contribution de Pierre Salvaing

Bonjour Robert,

Je trouve que tu as raison de t’attaquer ainsi à cette question. Tes réflexions sont utiles, pertinentes, elles apportent un utile et élargissant recul historique, …et aussi permettent la réflexion personnelle. Je t’en livre rapidement l’essentiel :

C’est en effet important de s’attaquer à la vanité d’un mot d’ordre, sorte d’invocation, dont la persistance, sous forme de serpent de mer ou de lapin sorti de chapeau, me paraît surtout servir à éviter la question centrale de la prise du pouvoir par la classe ouvrière chassant la bourgeoisie.

Derrière la conception de Mélenchon -et d’une certaine manière de nos anciens camarades-, se profile une sorte de conception rousseauiste du contrat social : la constituante serait une manière de gentlemen’s agreement passé par le « peuple », c’est à dire en réalité entre les classes fondamentales de la société, dans lequel la bourgeoisie, reconnaissant sa défaite, accepterait de laisser la place, le Pouvoir d’État, ce qui serait signifié et sacralisé par un texte élaboré en commun avec la représentation (légitime évidemment) de la classe ouvrière dans le cadre d’une assemblée policée sanctifiée par la Nation tout entière. Mélenchon agrémente en effet même cela de la disparition de la représentation proprement ouvrière, qu’il remplace par l’idée de « peuple » et de « gens » (non au sens gentilice du terme, non : les gens , tout simplement).

Ce serait évidemment une solution économique qui éviterait bien des bains de sang et de laides violences sociales, et n’aurait pas recours à cette exagération à laquelle ont tenté de se livrer ces idéalistes de Communards : la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois. Nous serions dans un monde raisonnable, entre gens de bonne compagnie finalement, assis autour d’une table ou dans un hémicycle tendu de rouge -et de bleu et blanc-. Car il faut également souligner le caractère étroitement national de la chose, que souligne en permanence le patriote cocardier Mélenchon. Il est vrai qu’avec un tel point de vue, pas besoin de s’encombrer d’une conception mondiale de la révolution socialiste autant que sociale : on règle nos petits problèmes dans le cadre douillet de nos frontières bien préservées.

Cette conception a l’ avantage de n’être pas vraiment contradictoire avec celle , sous-jacente aussi, des appareils syndicaux, pour qui la « négociation permanente » est le maître-mot, surtout lorsqu’il n’y a plus rien à négocier, sinon des reculs, des pertes et des défaites. C’est sans doute pour cela que s’y rattachent également le CCI et la TCI.

De tes réflexions ressort à l’évidence que la seule véritable et légitime assemblée constituante qui se soit tenue en France est le première. Pourquoi ? Parce qu’une des conditions de l’émergence de la nécessité d’une constituante est l’existence d’un événement majeur interne à une nation, un soulèvement social à caractère révolutionnaire ou pré-révolutionnaire. C’est loin d’être la seule condition. Les deux fois où une nouvelle constitution n’a pas eu besoin d’assemblée constituante -pour la troisième république comme pour la cinquième-, c’est parce que, dans le premier cas, la classe ouvrière venait d’être écrasée, dans le second, c’est qu’elle n’était pas en mesure de faire valoir la puissance de sa mobilisation.

Pour ce qu’il en est des seconde et quatrième républiques, c’est une autre paire de manches ! Tu rappelles très précisément comment la seconde fut une manière d’escamoter le mouvement révolutionnaire -qui n’embrasait pas que la France-, et comment la quatrième, conduite d’abord par les staliniens, aidés de la SFIO, aida à juguler la montée révolutionnaire d’après-guerre -qui n’embrasait pas non plus seulement la France.

Pourquoi la première assemblée constituante est-elle alors la seule véritablement légitime ? Tu en soulignes bien les contradictions internes, comme la position de Mirabeau par exemple. Mais l’essentiel y demeure : bourgeoisie et prolétariat ont alors un objectif commun : se défaire de la noblesse et de ses privilèges (dans ce sens est respecté le « contrat social » rousseauiste), rassemblés dans le système monarchique. Que des Mirabeau pensent que la monarchie peut subsister dans ces conditions est tout à fait secondaire. C’est le seul moment historique, dans l’histoire de la création des cinq « républiques », où ce cas de figure -cette communauté d’objectif- se réalisera. On pourrait dire : mais en 1848, la monarchie est restaurée. Ce n’est que la surface des choses. Chateaubriand lui-même, monarchiste convaincu, parle à la fin des ses Mémoires d’Outre-Tombe de la restauration éventuelle des « fictions aristocratiques ». Il a compris que le temps de leur réalité en était passé.

Tu as très opportunément rappelé l’épisode de la Constituante en Russie : la réalité de ce mot d’ordre en Février 1917, son retournement en son contraire en janvier 1918 : il n’y avait plus d’objectif commun entre classe ouvrière et bourgeoisie : se débarrasser du tsarisme. Au contraire : il s’agissait de se débarrasser de la bourgeoisie.

Je reviens à l’actualité : les conditions pour qu’une assemblée constituante prenne de nouveau un sens sont totalement inexistantes : les deux classes sont opposées de manière antagonique. La bourgeoisie ne cédera jamais le pouvoir par voie légale, législative. Lorsqu’elle a accepté l’ « alternance » mitterrandienne, c’est pour deux raisons essentielles : 1/ Elle n’avait pas la force d’exercer directement le pouvoir gouvernemental. 2/ Elle avait suffisamment confiance dans les capacités de Mitterrand et des partis ouvriers-traîtres -PCF, PS, auxquels je commence à hésiter à accoler le PCI- pour lui confier pour un temps les clés. Nous avons parlé alors de « front populaire » édulcoré. Je pense que le terme est inapproprié. La mobilisation de la classe ouvrière -et de sa jeunesse- était très éloignée de ce qu’elle avait été en 1936.

Enfin, même pour pouvoir imposer et donner quelque réalité à ce mot d’ordre dans la situation actuelle, -et encore ce serait pour abuser une fois de plus le prolétariat, lui faire lâcher sa proie pour l’ombre- il faudrait que le rapport de forces entre les classes soit radicalement inversé par rapport à ce qu’il est depuis plusieurs décennies. Il faudrait que la classe ouvrière dispose d’une représentation politique conséquente, c’est à dire dirigée par une avant-garde révolutionnaire (qui donc refuserait ce mot d’ordre!). Or c’est exactement l’inverse de la situation : elle n’a plus aucune véritable représentation politique. Au contraire, une partie notable d’entre elle, et dans le prolétariat tout entier, a voté, vote et votera en 2022 pour le RN, ce que taisent et tentent de dissimuler absolument et Mélenchon et des organisations comme la TCI ou le CCI.

C’est aussi pour ces raisons que je ne partage pas ton point de vue optimiste sur la perspective d’un « boycott actif » en 2022. Il n’existe actuellement aucune force politique, organisant la force sociale, pour espérer le moindre mouvement dans ce sens.

Bien cordialement,

Pierre Salvaing