Nous portons à la connaissance de nos lecteurs cette contribution qui porte notamment sur l’analyse de la situation présente en France.
La rédaction.
Le Drapeau rouge ? Mais il faut d’abord le reconquérir
(à propos d’un éditorial de La Tribune des Travailleurs)
C’est vrai, le mouvement des « Gilets jaunes » n’est pas propre. Il ne montre pas patte rouge, et il y a même des risques –ou des chances diront d’autres- qu’il en montre de moins en moins avec le mûrissement inéluctable de la situation.
C’est vrai, il est facile d’en extraire, montrer et démontrer les parties tachées de brun, de salissures racistes, xénophobes, sexistes, les parties qui ne portent manifestement pas la couleur rouge, estampille nécessaire aux yeux de la rédaction de la T.T.
Mais il est peut-être possible de voir la question d’un autre angle, plus aigu, c’est-à-dire à mes yeux moins obtus.
D’abord, le mouvement des ‘’gilets jaunes’’ a, depuis plusieurs semaines, contraint chaque organisation issue de la classe ouvrière (depuis plus ou moins longtemps) à se prononcer par rapport à lui. D’une relativement faible ampleur numérique –au plus fort deux ou trois centaines de milliers-, il a incontestablement (je crois) recueilli une sympathie générale dans le prolétariat.
N’est-ce pas déjà la preuve qu’il n’est pas étranger à la classe ouvrière ?
Parlons–en alors, de la classe ouvrière. Le courrier de lecteurs de la TT n°166 cite l’Express : « C’est clair, c’est dit, les gilets jaunes ne veulent pas du drapeau rouge de la CGT, ni de celui de FO ou de la CFDT. Pas même SUD ou Solidaires. »
On peut déjà se poser une question : les directions de la CGT, de FO, de SUD, des Solidaires, sans parler de celui supposé généreusement (une déteinte ?) à la CFDT, portent-elles des drapeaux rouges, a fortiori des drapeaux rouges sans tache ? Le récent combat des cheminots, vaincu, trahi depuis sa naissance par les appareils syndicaux unis derrière les consignes de la CFDT –les 26 jours de grève éclatés-… contre eux : drapeau rouge ? Le combat saboté contre la Loi El Khomry et sa continuatrice l’année suivante sous Macron : drapeau rouge ? Et ces combats perdus, sabotés, trahis depuis des mois et des années dans la classe ouvrière : seraient-ils sans conséquences, au physique comme au mental de la classe ouvrière ? La disparition-liquidation en quarante ans des mines, de l’essentiel de la sidérurgie, des chantiers navals, du textile et tant d’autres, qui structuraient la classe ouvrière dans de vastes unités : sans conséquence ? Intacte, la classe ouvrière ? Flottant sur les usines et les chantiers, son drapeau rouge ?
Et ce drapeau, où le planter, à quelle organisation de quelque poids politique le confier ? A des directions syndicales qui, non contentes de trahir pour mieux aider Macron et ses « réformes », se déchirent et éclatent au grand jour, minées par des scandales pourtant à peine révélés, comme ceux de fastueux trains de vie et de fonctionnement qui n’attirent pas forcément vers elles ? Au PCF dont le récent congrès renforce encore faiblesse et fractures ? Au PS, avec peine et à peine survivant ? A Mélenchon-roi (l’État, c’est lui) qui renie ouvertement la lutte des classes ?
Non, pas un parti de poids, pas une direction syndicale en qui la confiance ouvrière puisse se poser.
Et cependant la Tribune des Travailleurs exige d’un mouvement largement spontané, pourtant largement sympathique aux yeux de la masse du prolétariat, qu’il montre d’emblée patte rouge !
Mais en exige-t-elle du moins autant de ceux qui sont sensés le représenter ? La Tribune des Travailleurs ne voit-elle pas que le prolétariat français (c’est-à-dire celui, quelles que soient ses nationalités, qui tâche de vivre et de travailler en France) est depuis des années et des années lâché, abandonné, déserté et trahi même par les directions des organisations pourtant sorties de lui aux origines –et qui en paient le prix organisationnel comme électoral- ? Croit-elle que, sans doute par masochisme, les prolétaires qui se sont groupés au sein des « gilets jaunes » sont prêts à confier leur combat, leurs intérêts, et même à s’associer- à ceux qui les ont depuis tant d’années pour le moins … déçus ? Quelle confiance pourraient-ils avoir ? Quel discours pourrait la leur rendre ?
Parce qu’à la différence des dizaines et centaines de ‘’journées d’action’’, de grèves de 24 heures dites d’’’avertissement’’, et interminablement comme désespérément vaines à leurs yeux, ceux qui se sont engagés dans ce mouvement l’ont fait pour qu’il gagne, parce qu’ils considèrent que c’est pour eux une question de survie immédiate.
Cette question permettrait d’ouvrir sur une autre, dont la Tribune des Travailleurs, lorsqu’elle était Informations Ouvrières, a longtemps nié l’existence : qui est responsable du fait que des pans entiers du prolétariat, et même des pans détachés, arrachés, de la classe ouvrière se sont retrouvés dans le camp d’en face, chez les Le Pen ?
Il me semble que La Tribune des Travailleurs devrait réserver son mépris, sa fine bouche, aux ‘dirigeants’ qui ne dirigent que des défaites, aux appareils qui ne conduisent que des manœuvres en recul et apparaissent à la masse du prolétariat comme plus ou moins acoquinés au Pouvoir ; c’est dans cette direction qu’elle verrait avec certitude les réels et quotidiens, et puissants, soutiens à Macron et à son gouvernement au lieu d’en accuser sournoisement les « gilets jaunes ».
Et elle devrait respecter davantage ces gens saisis à la gorge par la décomposition sociale, la dégradation économique, qui les frappent de toute part, et qui se lancent sans arme théorique, sans expérience politique de terrain –mais avec souvent une expérience de longue date emmagasinée par leur vie collective- dans un combat jugé vital. Ils découvrent, inaugurent, défrichent, et sans outils, à mains nues, un vrai et inédit combat.
Mais quelles perspectives ? s’inquiète la Tribune des Travailleurs, « chasser Macron, oui, mais pas pour le remplacer par n’importe qui ». Un président pour un autre alors ? Remarque étonnante de la part de qui affirme combattre pour abattre une V° république d’ailleurs agonisante selon eux depuis un demi-siècle…
Cependant la T.T. corrige ce faux-pas, et avance le mot d’ordre d’Assemblée constituante. Assemblée constituante… je ne discute pas ici de la validité ou non d’un tel mot d’ordre dans un État déjà historiquement et solidement constitué comme la France. Mais QUI pourrait « constituer » cette assemblée constituante éventuelle aujourd’hui ? Quelles forces sociales ? Quels représentants, quels délégués ? La bourgeoise, pourtant fort décatie, peut aligner encore des troupes ‘’constituées’’, elle a l’État pour ça, et la domination économique. Mais la classe ouvrière?…
Et puis, pourquoi la classe ouvrière, sil elle parvient à reconstituer ses forces organisées, devrait-elle en passer, le cas échéant (et j’espère bien qu’il échoira) par une Constituante, cette sorte de négociation parlementaire sur la question du pouvoir ?
Pour conclure, comme tout le monde sauf les prophètes, j’ignore où conduira ce mouvement, que je ne porte pas non plus aux nues. Mais je suis certain que, dans l’hypothèse où il échoue, il sera suivi par d’autres, instruits par cette première expérience, et nourris par la crise considérable dans laquelle le prolétariat est contraint de lutter pour sa survie.
Sans chercher à le grandir dans des dimensions historiques, ni à le comparer terme à terme à des événements passés, je crois que cette citation de Lénine –que d’autres ont reprise récemment- n’est pas méthodologiquement inutile :
« Quiconque attend une révolution sociale pure ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution. La révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et des mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement… »
Que le rédacteur de l’éditorial de la T.T., pourtant auteur en 1986-87, après la grève générale des étudiants contre la réforme Devaquet-Chirac, d’une brochure intitulée (Qui dirige ? Personne. On s’en occupe nous-mêmes) médite ce sage conseil.
Pierre Salvaing, le 30 novembre 2018.