Grève générale massive entraînant tout le pays le 14 juin dernier, bandes paramilitaires et nervis à la solde du couple présidentiel attaquant plusieurs villes et villages, 220 morts officiellement depuis le début des « évènements », l’Église catholique en pointe pour proposer sa médiation, des négociations pour avancer la date d’élections générales, un curieux accord autorisant la venue de militaires étrangers, notamment russes, mais aussi mexicains, vénézuéliens, cubains, et encore nord-américains et taïwanais – quelle union sacrée ! -, pour « lutter contre le narcotrafic ».
Il est temps de se préoccuper à nouveau du Nicaragua. Le cocktail que nous venons sommairement de présenter évoque furieusement de grands souvenirs, quand, en 1979, tout le pays, y compris en apparence le patronat et l’épiscopat catholique, demandait la fin de la terreur et le départ de la famille présidentielle et que se combinaient grève générale et offensives armées des paysans et des pauvres des villes contre les nervis gouvernementaux. Mais il existait alors une organisation, le Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN), en laquelle la grande majorité des paysans, des pauvres, des salariés et de la jeunesse, voyait sa représentation politique et militaire.
Né 18 ans plus tôt, en 1961, d’une scission guévariste des Jeunesses communistes, le FSLN était la seule formation politique (et militaire) à ne pas avoir été peu ou prou corrompue et mouillée par la famille népotiste des Somoza, au pouvoir depuis des décennies, et à avoir repris la flamme du combat de libération nationale et agraire de la victime du grand-père Somoza, Sandino (1934). Le FSLN venait juste de réunifier ses trois tendances, Guerre populaire prolongée, Tendance prolétarienne et Insurrection populaire prolongée ou tendance tercériste, cette dernière ayant regroupé les deux autres dans la perspective du renversement insurrectionnel de Somoza, mais aussi d’un gouvernement d’union nationale avec la bourgeoisie. Le peuple en armes, s’affirmant sandiniste mais en l’absence des dirigeants sandinistes, prend le bunker de Somoza et détruit par la base l’appareil d’État, armée, bureaucratie, police, bandes de nervis, les 17-20 juillet 1979.
Il fallait rappeler ces évènements fondateurs car ce sont eux qui hantent le moment présent, aussi bien du côté populaire où la mémoire des affrontements émancipateurs reste vive, que du côté du pouvoir présidentiel corrompu et tortionnaire qui porte aujourd’hui le nom du couple présidentiel formé par Daniel Ortega et Rosario Murillo, lesquels, en 1979, faisaient parti du noyau dirigeant de la tendance tercériste du FSLN et du Gouvernement de reconstruction nationale formé suite à la chute de Somoza, lequel s’enfuit avec les réserves bancaires du pays et sera liquidé l’année suivante par un commando de l’ERP argentine agissant en accord avec le FSLN.
Le peuple nicaraguayen a vécu avec horreur et dégoût la transformation progressive de Daniel Ortega en Anastasio Somoza, et nul doute que, réciproquement, le spectre de la fin de Somoza ne hante Ortega.
Comment en est-il arrivé là ?
C’est toute l’histoire des trahisons commises envers les révolutions prolétariennes du XX° siècle qui entre ici en jeu, et ceci en est un épisode significatif, le FSLN ayant été, dans cette histoire, un des grands signes de renouveau et des grands thèmes de discussion à l’échelle mondiale de la fin des années 1970, aux côtés de la révolution iranienne, de Solidarnosc en Pologne, et du Parti des Travailleurs du Brésil.
Dans les premières années de son pouvoir, le FSLN voit, malgré lui, les secteurs patronaux rompre avec son gouvernement (1980) puis l’impérialisme nord-américain organiser blocus et provocations militaires. Il est conduit à armer la population, réaliser une vraie réforme agraire, et élire une assemblée constituante (1984), le tout en affirmant vouloir éviter de faire une révolution à la cubaine, cela sous les conseils même du régime cubain. En fait, poussée démocratique et pluralisme n’étaient nullement incompatibles avec l’expropriation du capital et de la grande propriété foncière, bien au contraire.
A la fin de la décennie 1980 le blocage de la révolution sociale conduit à la déception populaire et à la défaite électorale du FSLN devant une coalition de tous les partis de droite et de l’Église, et comprenant le Parti Communiste. Le dirigeant historique du FSLN Tomas Borge (mort en 2012) déclare que la chute du Mur de Berlin annonce à terme la fin du capitalisme, qu’une nouvelle époque advient et que « nous avons gagné le droit de recommencer ».
Certes, mais comment ?
Les leçons des années révolutionnaires 1979-1990 ne sont pas tirées : révolution sociale et démocratie ne sont pas antithétiques, mais ne peuvent qu’aller l’une avec l’autre. La défaite électorale du FSLN en 1990 est appelée par la plupart des commentateurs le « retour à la démocratie », pur mensonge, mais mensonge souvent accepté par les sandinistes et les militants de gauche en Amérique latine et dans le monde eux-mêmes, comme s’il fallait être antidémocratique pour être anti-capitaliste ! Tragique conséquence du XX° siècle et du stalinisme, pas encore réparée car elle ne le sera que par la construction d’un mouvement révolutionnaire démocratique. La croyance la plus répandue dans les rangs sandinistes comme, alors, dans de larges secteurs du mouvement ouvrier dans le monde, était que les institutions démocratiques et la liberté pour le capital allaient de pair, le « socialisme » supposant la dictature, celle-là même qui s’effondrait alors en URSS … où elle n’avait pourtant rien de socialiste !
Après 1990, le FSLN affirme préparer, depuis la base, son retour démocratique au pouvoir, tout en ayant passé un accord avec le gouvernement de Violetta Chamorro (épouse d’un dirigeant patronal assassiné à la fin du régime Somoza, celle-là même qui avait brisé l’union nationale avec le FSLN en 1980), accord qui préserve non pas les droits sociaux et démocratiques de la « base », mais les positions du FSLN dans l’armée et les acquisitions de biens fonciers ou immobiliers de beaucoup de ses membres, qui deviennent des privilégiés.
Aux élections de 1996 le mécontentement populaire est fort et la victoire d’ Arnaldo Aleman (droite libérale représentant le retour des corrompus du temps de Somoza, associé à la mafia cubaine de Miami) est entachée de fraudes, mais l’émissaire de l’ONU et ex-président des États-Unis Jimmy Carter négocie un accord de « partage du pouvoir » entre Aleman et le candidat du FSLN Daniel Ortega (40% des voix), qui s’y prête. Loin de se reconstruire « par en bas », le FSLN est pollué et dominé par un processus de corruption où les secteurs affairistes, mafieux et narcos de la « bourgeoisie » le pénètrent largement.
La présidence Aleman va s’effondrer dans les affaires de corruption, malgré le soutien que lui apporte son opposant officiel Ortega. De 2002 à 2006, un conservateur ultra-réactionnaire, Enrique Bolanos Geyer, victorieux fin 2001, le supplante à la présidence. Durant les décennies 1990 et 2000 la décomposition totale du FSLN, causée par son ancrage dans l’appareil d’État et sa défiance initiale envers la pleine et entière auto-organisation populaire, se combine avec le mécontentement populaire qui, bon an mal an et avec une lenteur provoquée par l’involution du FSLN, va le ramener au pouvoir, avec Ortega président, en 2006.
Daniel Ortega est passé du tercerisme, synthèse entre la guerre populaire prolongée maoïsante, l’insurrection prolétarienne et la main tendue à la bourgeoisie au nom de la démocratie, au « pluralisme sandiniste » opposé à la socialisation des entreprises et des latifundia, qui aurait été possible dans les années 1980, puis à la cohabitation étatique avec Violetta Chamorro, et ensuite à la cohabitation mafieuse avec Arnaldo Aleman. Cet « homme de synthèse » annonce, arrivé au pouvoir, qu’il va poursuivre les politiques néo-libérales d’ouverture maximale aux capitaux nord-américains, tout en soutenant les « anti-impérialistes » dans le monde entier (Kadhafi, Chavez, Ahmadinejad …), ceci combiné à la promesse de redonner des droits sociaux aux plus pauvres « à la manière sandiniste », et aussi d’écouter la voix … de l’Église catholique : l’acte inaugural de sa présidence est l’interdiction de l’avortement. Son second « acte fort » sera l’adhésion à l’Alternative Bolivarienne de Chavez. De ce gloubi-boulga bonapartiste soi-disant au dessus des classes, ce sont bien entendu la corruption et l’exploitation qui ressortent de manière écrasante, avec un couple présidentiel devenu multi-millionnaire …
La suite fait penser à un dictateur, pardon un « président », africain : réélu une fois en 2011 de façon écrasante (62%), la plupart des formations politiques de droite ayant intégré d’une façon ou d’une autre ce qu’est devenu le FSLN, Daniel Ortega devient un président inamovible réélu avec des scores de plus en plus impressionnants – 72% en 2016.
L’économie capitaliste du pays est redevenue dynamique mais cela débouche justement sur la misère. Les programmes sociaux, comme au Venezuela et au Brésil, avaient fonctionné durant la période de hausse des matières premières (agricoles dans le cas du Nicaragua), jusqu’à la crise financière mondiale. Le paupérisme remonte et les bailleurs de fonds impérialistes commencent à s’interroger sur la viabilité de ce qui est en train de devenir une dictature bonapartiste sénile.
Nous voici donc aujourd’hui. A la demande du FMI, D. Ortega promulgue ce printemps une baisse de 5% des retraites. A partir du 18 avril des manifestations de masse éclatent dans tout le pays. Ortega reculera rapidement sur les retraites, ce qui n’a pas calmé le mouvement, au contraire.
Aux revendications concernant le montant des retraites, des salaires et la hausse des prix, s’ajoute une sorte de soulèvement paysan généralisé, marqué par des occupations de terres visant les grands propriétaires revenus, ainsi que les terres que le gouvernement voudrait louer à bas prix à des multinationales (dont certaines sont chinoises) pour en chasser les paysans et épuiser le sol pour vendre de l’huile et des agro-carburants (c’est le land grabbing, qui cause aussi, depuis des mois, des soulèvements en Éthiopie, par exemple).
S’est également déclenché un mouvement féministe de masse, protestant contre les assassinats et les coups contre les femmes et revendiquant le retour à la liberté de l’avortement qui avait progressé dans les années révolutionnaires. Ce mouvement fait écho aux récentes grandes mobilisations étatsuniennes, espagnoles, chiliennes et argentines.
Les étudiants sont en grève permanente et interviennent en appui aux divers mouvements de protestations. Des dizaines, voire des centaines, d’étudiants et de jeunes ont été kidnappés et séquestrés, notamment dans le centre d’El Chipote où se sont produits viols et tortures. Beaucoup d’entre eux, mais pas tous, ont été relâchés récemment suite aux interventions de l’épiscopat, cela alors que des groupes d’autodéfense se sont mis à sillonner le pays et à rechercher les kidnappés, en libérant certains.
Paysans, ouvriers, travailleurs du bâtiment, misérables, femmes et étudiants convergent de plus en plus sur les barrages routiers qui enserrent tout le pays dans le but d’assurer le succès de la grève générale du 14 juin dernier, ce qui fut le cas, puis de barrer la route aux forces de répression, tant l’armée régulière que les groupes de nervis directement payés par le couple présidentiel et ses affidés. Suite à la grève générale, ces bandes de nervis ont attaqué les villes et villages de Diriamba, Masaya, Jinotepe, Nagarote, Esteli, mais se sont heurtées à une résistance massive, totale, barricades, barrages, check-points, se multiplient spontanément partout.
Depuis la grève générale du 14 juin dernier, donc, l’effondrement de l’appareil d’État a été accéléré par le choix du couple présidentiel de former ses propres milices, provoquant une réaction populaire. Daniel Ortega, vieux tyran corrompu et pourri, a affaire à l’insurrection populaire prolongée qu’il avait un jour théorisée dans sa jeunesse …
Ce prolétariat, pauvres dépourvus de tout bien, paysans, ouvriers, jeunes, femmes agissant en tant que femmes – une donnée nouvelle et radicale de la situation présente – se soulève comme en 1979, mais sans organisation de référence comme l’avait alors été pour lui le Front Sandiniste.
Bien entendu les organisations patronales – on dit aujourd’hui « les entrepreneurs », petite différence avec 1979, mais on y retrouve le descendant de la famille Chamorro, Juan Sebastian -, remontées contre la gestion absurde et pillarde du clan au pouvoir (mais cette absurdité récurrente découle de ce que sont les conditions de l’accumulation du capital au Nicaragua !), demandent un compromis, avançant la date des élections, très effrayées qu’elles sont par l’explosion généralisée des groupes populaires armés d’autodéfense, qui s’affirme depuis maintenant deux semaines.
On pourrait désespérer à voir ce que fut l’histoire du FSLN et celle, personnelle, de Daniel Ortega, qui fut sans doute, jeune, un militant révolutionnaire sincère. Il faut surtout en tirer les leçons. Mais pour les tirer, il faut d’abord ne pas désespérer, il faut au contraire s’enthousiasmer, devant la capacité révolutionnaire concrète des exploités, des opprimés, des femmes, à surgir sur le terrain de leur propre destinée. Il faut savoir la reconnaître : la révolution prolétarienne.
Oui, la révolution prolétarienne. Ce n’est pas parce que, à cause des anciennes organisations qui ont pourri, les mots de la lutte et les symboles ne sont pas les mêmes qu’avant, que le contenu social, ainsi que les formes – grève, manifestation, auto-organisation, armement, barrages – ne sont pas ceux de la vieille taupe. Non ce n’est pas une fausse révolution, une « révolution orange » comme cherchent à le faire croire les ennemis du prolétariat des deux bords, libéraux ou poutiniens.
Solidarité, oui, mais la solidarité exige que l’on formule ce que cherchent à faire les femmes et les hommes au Nicaragua, en ce moment :
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Vive la révolution prolétarienne au Nicaragua !
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Dehors Ortega et sa bande !
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Armement du peuple !
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Réquisition des moyens d’existence pour les pauvres !
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Élections libres sous le contrôle du peuple en armes : destruction de l’armée et des milices d’Ortega-Murillo!
Le 01/07/2018.