Selon beaucoup de médias, la grève des cheminots agonise. Ce n’est pas vrai : le sentiment de fierté est très fort chez la plupart des cheminots, conjugué à la fatigue et aux pertes financières. S’ils n’ont pas tous fait grève tous les 3 jours pendant 2 jours depuis deux mois et demi, ils ont très majoritairement tous fait grève un jour ou l’autre, en comptant notamment sur la détermination des conducteurs et des contrôleurs qui ont « tenu » et souvent rebondi.
Ce qui est vrai est que leur résistance devrait étonner. Car annoncer à l’avance la grève deux jours tous les trois jours pendant trois mois, comme l’ont fait la CGT, l’UNSA et la CFDT rejoints de fait par SUD-Rail, n’était pas la meilleure manière de réunir les conditions de la victoire : voir à ce sujet notre article du 18 mars 2018, intitulé Vers la centralisation de la lutte des classes contre Macron, qui discutait précisément les aspects politiques et techniques de la question. Sans surprise, il a été confirmé, mais les cheminots ont largement tenu.
De plus, allant avec cette « tactique », trois questions politiques n’ont cessé et ne cessent de se poser dans la grève :
- celle du mot d’ordre de retrait du plan ferroviaire, mot d’ordre ressenti par tous les cheminots et ceux qui les soutiennent comme le mobile de leur action, mais loin d’avoir été central au niveau des fédérations nationales ;
- celle du soutien confédéral et interprofessionnel envers les cheminots, les discours sur la « convergence des luttes » ne remplaçant pas un réel appel confédéral et interprofessionnel à les soutenir par la grève avec eux, au moins un jour ;
- et celle de la place des assemblées générales de cheminots, à savoir leur caractère souverain et décisionnel, minimisé par rapport à 1995 notamment, puisque le calendrier a été fixé et proclamé par avance sur une très longue durée.
Dans ces conditions, l’énergie des cheminots a d’autres causes, des causes politiques profondes : la conscience de l’enjeu, et le sentiment justifié d’être soutenus.
Il ne s’agit pas là de l’écume des sondages et de la campagne médiatique permanente contre eux. Il s’agit des sentiments réels, profonds, parfois mal exprimés, de solidarité liés au besoin d’un débouché gagnant.
Une femme de ménage dans un collège, à la fin d’une réunion d’information syndicale, qui n’avait rien dit jusque là, prend la parole pour dire « La grève à la SNCF emmerde surtout des smicards et nos gosses. » Cela commence mal, mais elle continue : « C’est trop long, pour gagner il faut faire court ». Et réfléchissant à haute voix elle ajoute : « Mais pour faire court faut faire tous ensemble, si c’était clair que c’est partant, on y irait tous, et à Paris chez Macron s’il faut. » Poursuivant cette réflexion une collègue ajoute : « Mais ça n’arrivera jamais. » Prononcés avec combativité ces derniers mots ne signifient pas seulement ce qu’ils semblent dire. Ils signifient que ça n’arrivera pas dans les conditions politiques actuelles avec les dirigeants qu’on a, mais que si on arrive à faire bouger les choses alors « ça » arrivera. « Il faudrait bien » dit le cuisinier. La doyenne de l’assemblée conclut : « mai 68 c’était pour de bon, il faut du pour de bon ». (1)
La lame de fond est toujours là, c’est elle qui a porté et fait tenir les cheminots, pour eux, chapeau bas. Epahds, entreprises diverses, et ces très nombreuses grèves à nouveau « invisibles » dans un nombre étonnant de centres EDF, la plus importante vague depuis des … décennies. Des milliers de militants notamment CGT qui sont dans l’état-d’esprit de continuer le combat et de chercher le débouché. La question politique de la grève tous ensemble dans tous les secteurs est et reste posée. (2)
Il ne s’agit pas par ces mots de minimiser la portée des coups que nous prenons. Ils sont d’une violence terrible. SNCF, menace sur tous les statuts à commencer par celui de la fonction publique, Parcoursup, accumulation de lois sur l’information et la sécurité qui forment un dispositif à la Orban-Salvelli …
Mais pourtant.
Mais pourtant, on disait que Macron avait choisi les cheminots pour être ce que les mineurs furent pour Thatcher. Hé bien ? Hé bien non.
Strictement rien n’est réglé et ceci permet d’ailleurs à certains de bluffer sur les résultats réels de la lutte à cette étape – car des discussions sur la convention collective une fois le statut cassé, ce n’est pas la sauvegarde du statut. Mais des dizaines d’indices le disent : rien n’est réglé et les cheminots pas plus que les autres ne sont battus. Ainsi par exemple du jugement de Bobigny déboutant la direction de la SNCF du prélévement des jours de repos comme jours de grève (elle a fait appel). La question pour les cheminots n’est pas de continuer seuls à l’infini mais elle est bien de continuer d’une façon ou d’une autre afin de faire le pont vers l’ensemble du salariat.
Rien n’est réglé, au plan psychologique, c’est-à-dire politique, au plan, non certes du résultat des luttes, mais de ce que Marx appelait « l’union grandissante des travailleurs », Macron se trouve toujours devant un mouvement qui, lentement, monte. Ce qui donne toute son importance aux démonstrations de victoire possible comme à l’HP de Saint-Etienne-de-Rouvray (voir l’article récent de Luigi sur ce site).
Donc il n’y a pas de page à tourner. Et il ne faut surtout pas aborder la préparation d’échéances électorales éventuelles comme ce qui doit se substituer à la lutte. C’est l’inverse : c’est sous l’angle de la lutte pour réaliser l’unité pour battre, défaire et chasser Macron, plus que jamais, que débats et regroupements sont nécessaires. Voila le plein sens de la journée qu’avec les camarades du Val d’Yerres et d’autres nous réaliserons fin septembre.
(1) Dans un tout autre cadre, le congrès de la CFDT a donné des signes clairs de cette situation. Certes la CFDT est « bien tenue » et Laurent Berger et son staff management ont été largement réélus. Mais elle est en recul en nombre d’adhérents, officiellement repassée derrière la CGT. Surtout, la tonalité dans les couloirs, parfois à la tribune, et à la buvette, était « anti-Macron ». Ceci reflétait en partie les sentiments d’en bas, en partie le mécontentement d’une partie de l’appareil de ne pas être un « corps intermédiaire » souhaité par Bonaparte Jupiter, au point que Laurent Berger lui-même a dû prendre la posture du mécontent ou de l’éconduit. Un signe …
(2) La journée interprofessionnelle du jeudi 28 juin, répondant au souhait du congrès confédéral de FO dirigé contre J.C. Mailly, appelée par la CGT et FO avec le soutien de Solidaires et de sections départementales FSU, perçue comme arrivant après la bataille du rail et celle de Parcoursup et souvent fort limitée dans les actions envisagées, ne répond naturellement pas au besoin réel d’unité. La grève interprofessionnelle général dans l’unité contre Macron ne se fera pas en sourdine à la veille des congés payés.