par Richard Greeman

Présentation :
Richard Greeman est un militant de la gauche radicale US depuis presque 60 ans, qui vit et milite comme un authentique citoyen du monde entre New-York, la France et Moscou où il soutient les activités du Centre Praxis-Bibliothèque Victor Serge.

Des milliers d’Américaine/s sont descendu/es dans la rue dans des dizaines de villes pour la troisième fois hier soir pour crier «Pas notre président ! » Nous scandions aussi  « Nous ne laisserons pas gagner la haine/Ici commence le travail ! » et « Ne pleurez pas, organisez-vous ! »  (dernières paroles du militant Wobbly Joe Hill  fusillé en 1915). Les foules sont jeunes, majoritairement féminines, mais leur révolte est aussi celle de l’éditorialiste du vénérable hebdomadaire progressiste The Nation :

Si nous nous retirons dans notre deuil et abandonnons les plus menacés par la victoire de Trump, l’histoire ne nous pardonnera jamais. C’est l’heure de susciter une désobéissance civile massive non-violente quotidienne, telle qu’on n’en a pas vu dans ce pays depuis des décennies. Bienvenue à la lutte. [1]

Les manifestant/es ont bien raison de crier « Trump n’est pas notre président ! » Hier, on a fini le décompte de suffrages et annoncé que Hillary Clinton avait reçu 400,000 votes de plus que Trump au niveau national. De plus, près de la moitié des électeurs, dégoûtés, n’ont pas voté, alors que les partis minoritaires de droite et de gauche ont reçu 5% des suffrages. Loin d’avoir été plébiscité, Trump n’est président-élu que par la grâce de l’archaïque Collège électoral. Quand Bush, nationalement minoritaire, a été « élu » de la même manière en 2000, cela a fait longtemps scandale. Aujourd’hui les médias ne s’en plaignent pas, alors que déjà des millions d’électeurs ont signé une pétition pour rendre le vote populaire définitif.

Les manifestations aussi sont largement ignorés dans les médias, qui reprennent le tweet de leur cible, Donald Trump : « Maintenant des militants professionnels, incités par les médias, protestent. Très injuste ! »

Silence Radio aussi sur les multiples incidents racistes, homophobes etc. qui ont suivi la victoire de Trump : véritable déchaînement de Swastikas, insultes ethniques, agressions dans les écoles et les rues de la part de ses partisans triomphants. On fait silence aussi sur le témoignage des instituteurs à propos des enfants hispaniques terrifiés qui leur demandent s’ils vont être déportés.

Au contraire, les élites des deux partis responsables de cette débâcle anti-démocratique sont en train de fermer les rangs. M. Obama invite Trump à la Maison Blanche pour lui affirmer que « nous allons maintenant vouloir faire tout ce que nous pouvons pour vous aider à réussir, car si vous réussissez, alors le pays réussit. »  Avec les deux chambres bourrées de Républicains de droite et avec bientôt une majorité inébranlable à la Cour suprême, Trump ne manquera pas de réussir… …réussir à criminaliser les immigrés, à attaquer le droit à l’avortement, à persécuter les musulmans, à éliminer la médecine sociale (Obamacare), à sortir les USA des traités sur l’environnement, à déréguler les marchés financiers, à ajouter des avantages fiscaux en faveur des 1%, à construire de nouvelles prisons privés, à renforcer la surveillance des citoyens et l’agression policière contre les noirs et les dissidents. Et Obama ? Il s’engage à lui préparer une transition « sans heurt »  — tout comme sa « transition sans couture » de 2008 avec Bush, dont Obama a repris les ministres et la politique néo-libérale.

Une Surprise Prévisible

Si la révolution électorale remportée par Donald Trump s’est présentée comme une surprise, le dégoût profond des citoyens pour les élites au pouvoir ne l’était guère depuis longtemps. Ceux d’en bas, laissés pour compte par la “reprise” post-2008 aux bénéfices de ceux d’en haut, en avaient assez et réclamaient une révolution politique. Ce slogan fut repris avec succès dans les primaires par le vieux socialiste juif Bernie Sanders, dont la véritable popularité a failli détrôner Hillary Clinton, la candidate démocrate considérée comme “inévitable” par les médias, depuis longtemps sélectionnée par Wall St. et les barons du parti démocrate.

Alors que dans les primaires Clinton faisait campagne à huit clos dans des hôtels de luxe où elle quémandait le soutien financier des banquiers et des traders, Bernie attirait des foules de 10,000 à 20,000 partisans enthousiastes, bien organisés dans toutes les circonscriptions. Alors que les caméras suivaient Trump partout, les médias ne montraient pas les grands meetings des partisans de Sanders. Au contraire, par des manœuvres secrètes plus tard mises en évidence par Wikileaks, les responsables des médias et les barons démocrates, ont travaillé ensemble pour marginaliser la candidature de Bernie, dénigrée comme “futile.”

Néanmoins, Sanders ne cessait de monter dans les sondages, qui donnaient une majorité à “Bernie” contre “le Donald” dans une élection générale hypothétique. Ces sondages, à l’époque délibérément ignorés par les démocrates, ont été confirmés par les résultats publiés cette semaine. « La carte de Trump par États, parfois même par comtés, ressemble souvent à un décalque de la carte des primaires démocrates, Trump gagnant là où Sanders gagnait, dans cette fameuse cambrousse américaine délaissée, brutale et chaleureuse.[2] » Clairement, ces électeurs-là voulait une révolution politique.

 Néanmoins, les chefs démocratiques se sont obstinés à imposer, par des manœuvres d’alcôve, la candidature prévisiblement désastreuse de Hillary Clinton au parti. Pourtant, il s’agissait d’un personnage usé, visiblement très impopulaire (sondages), symbole de l’arrogance des élites, chargée de tout le bagage négatif des deux mandats de son mari, dont la politique néo-libérale et globaliste est considérée comme responsable de la misère où sont tombés des millions de familles de travailleurs, noirs et blancs confondus. Ces travailleur/euses se savent victimes de la fuite des emplois vers l’étranger, de la désindustrialisation des états du centre-ouest, et de la suppression du “Welfare” (aide aux mères d’enfants dépendants) sous la présidence du couple Clinton. Pour beaucoup d’entre elles, comme pour les enthousiastes de la « révolution politique » du vieux socialiste, la nomination de Clinton a été reçue comme un soufflet.

Le choix de stratégie électorale de l’élite démocrate était aussi désastreux et aussi éloignée de la réalité que leur choix de candidate. Confiants de posséder les suffrages de leur énorme base traditionnelle (depuis Roosevelt et Johnson) – travailleurs, minorités ethniques, liberals (progressistes) – les stratèges démocrates, au lieu de les rallier ont ciblé (toujours selon la révélation de leurs e-mails) la mince tranche démographique des “Républicains diplômés” (qui d’ailleurs ont tous voté Trump). Clinton a fait à peine campagne dans les régions dévastés (où les démocrates avaient voté Obama en 2008 et 2012 mais pas pour elle), et ne s’est pas adressée à la souffrance des masses préoccupées par l’inégalité croissante, la précarité, le chômage, les bas salaires, le racisme et l’endettement. Elle incarnait le statu quo alors que tous réclamaient le changement.

 Ainsi, dès le premier quart d’heure du premier “débat” télévisé, Trump a pu se présenter contre Clinton comme l’unique champion de la classe ouvrière. Il lui a suffi d’évoquer la responsabilité de Clinton dans l’imposition du désastreux Traité Nord-Américain (ALENA ou NAFTA) de 1994 et de clamer son opposition au Traité Ouest-Pacifique (patronné par les globalistes Obama et Clinton) qui risque de ruiner définitivement ce qui reste de la fameuse “middle class”  américaine. On avait assez compris et fermé la télé, car l’heure était tardive et demain c’est le boulot.

Est-ce donc un si grand mystère pourquoi les électeurs d’en-bas, profondément mécontents de l’Establishment et privés de l’option d’une révolution politique de gauche, ont choisi l’option d’une révolution politique de droite???

 

Alors à qui la faute?

Il y a deux façons de réagir à cette situation : on peut, soit culpabiliser le peuple des États-Unis, soit accuser l’élite du pays – les médias et les chefs démocrates – qui ont organisé cette défaite dont le peuple américain payera les frais pendant longtemps. Blâmer le public américain, stigmatiser la classe ouvrière blanche, c’est retomber dans ce même esprit de l’élitisme qui a enragé les électeurs Trump, par exemple le jour où Clinton a traité publiquement les partisans de son adversaire de “gens déplorables.”

Évidemment, Trump cache à peine son racisme transparent et ne rejette pas les soutiens de l’ancien chef du KKK. Mais tous les électeurs de Trump ne sont pas des “bigots” (racistes). Selon l’analyste du N.Y. Times, les statistiques montre que cette élection a été décidée par des électeurs qui avaient voté Obama en 2012.[3] Certes, tous ceux-là ne sont pas des racistes. Ne sont pas non plus tous xénophobes les électeurs britanniques qui ont plébiscité le Brexit. Cette bombe a aussi explosé “contre toute attente” de la part des élites qui, pleines de confiance, avaient lancé ce referendum comme un ballon dans leurs jeux politiques de “Old Boys” et ont ainsi offert aux masses des humiliés du mondialisme néo-libéral un cible pour leur aliénation et leur colère. Une leçon qui fait réfléchir.

Une élection “truquée”?

Pendant toute sa campagne Donald Trump dénonçait le système électoral américain comme “truqué.” Il attaquait les journalistes comme “liberals” (progressistes). Il accusait le parti démocrate et Mme Clinton de manipulations financières et politiques frauduleuses (non sans raison et Wikileaks à l’appui). Il évoquait à tout moment le spectre de “milliers” d’électeurs frauduleux (entendez « immigrés mexicains illégaux et noirs ») qui auraient été amenés aux urnes en cars par des agents démocrates. Il encourageait ses fans à s’organiser (et à s’armer?) pour “surveiller” les bureaux de vote et leur enjoignait de se révolter si jamais il n’était pas élu, car l’élection aura été “volée”.

 L’ironie de cette élection désastreuse est qu’elle a bel et bien été « truquée, »  mais c’est M. Trump qui en a profité !

Commençons par le truquage des médias. Trump lui-même en est à la fois une création et un maître manipulateur. Avec son reality show « L’Apprenti », Trump et  la chaine NBC ont créé un personnage médiatique de super-homme d’affaires incarnant la compétence, la décision, l’autorité — un surhomme capable de sauver le pays au bord de la catastrophe par ses qualités de PDG réussi. Peu importe que les entreprises de Trump fassent assez souvent banqueroute et que ses créditeurs (fournisseurs, artisans, employés, investisseurs) restent impayés. Trump, par des ruses quasi-légales, s’en est sorti les poches pleines. Il y a la réalité et puis il y a la virtual reality, le « spectacle » situationniste incarné. NBC et Trump ont ainsi révolutionné la relation entre les médias et la politique, tout comme Roosevelt, Hitler et Churchill à l’époque des radios nationales.

En tant que Celebrity et média star, le candidat Trump était partout suivi par les caméras, et tous ses tweets étaient repris. Des chaînes de télé attendaient en « live » l’arrivée de son avion à l’aéroport où l’attendaient quelques centaines de fans. En revanche, Bernie Sanders tonnait tous les jours contre l’inégalité, le danger de guerre, la catastrophe climatique devant des milliers d’enthousiastes sans être visible à la télé. De plus, la campagne de Hillary Clinton a été obligée de dépenser chaque jour des millions pour des spots publicitaires à la télévision, alors que Trump, en tant que star, avait la publicité gratis. Il n’avait qu’à signaler sa disponibilité aux producteurs des émissions politiques pour y être invité. Ce qui ne l’a pas empêché de se plaindre continuellement d’être victimisé par les journalistes hostiles, surtout ceux et celles qui, de temps à autre, lui rappelaient les faits établis derrière ses mensonges.

Mais les médias mainstream ont vite changé leur ligne dès que leur star, nommé candidat républicain, risquait réellement d’être élu président des U.S. Flairant le danger, se rendant compte de leur responsabilité, les journalistes, typiquement progressistes, commençaient enfin à publier des reportages véridiques sur ses banqueroutes, ses employés impayés, ses impôts impayés, ses agressions sexuelles – toute une campagne médiatique négative qui rebondit ironiquement à l’avantage de Trump en confirmant ses accusations de préjugés de gauche des médias et en renforçant la méfiance des électeurs vis à vis d’eux.[4]

 Le deuxième « truc » s’appelle la suppression de votes, et il date de l’Émancipation des esclaves en 1865. En effet, dès que les noirs ont eu le droit de vote, les ex-esclavagistes ont pris leurs fusils et endossé les capuches blanches du Klu-Klux-Klan pour les empêcher de voter. Le XVe Amendement à la Constitution (1870) devait interdire ce terrorisme raciste, mais à sa place les sudistes ont institué des obstacles bureaucratiques: taxes, examens scolaires, lois contradictoires, etc. Il a fallu attendre presque un siècle avant que le Voting Rights Act (1965) rétablisse le suffrage pour les noirs – à la suite des courageuses batailles non-violentes pour les Droits Civiques. Alors, pendant une génération, le nombre d’électeurs et d’élus noirs n’a cessé de grandir, et l’élection en 2008 d’un président biracial semblait confirmer cette victoire démocratique.

Hélas, aujourd’hui les noirs et autres minorités ethniques sont de nouveau privés du vote, suite à la main-mise des Républicains de droite sur la Cour suprême et sur les gouvernements des États fédéraux, qui réglementent les élections à leur avantage. Entre leurs mains, le découpage des circonscriptions électorales est fait de manière à isoler les électeurs noirs et diluer leur nombre. Sous prétexte d’empêcher des votes frauduleux (infiniment rares), on radie des listes des millions d’électeurs ciblés par leur lieu de résidence (quartier noir ou hispanique) ou leur nom typiquement noir (Roosevelt Brown) ou hispanique (Jose Gonzalez). Sont radiés, par exemple, des électeurs dont le nom et prénom ressemblent superficiellement à celui d’un autre électeur (par exemple, en ignorant un deuxième prénom qui diffère) ou à celui d’un ancien prisonnier (normalement privé du droit de vote – autre règlement discriminatoire).

Dans plusieurs états, on refoule aux urnes les électeurs depuis longtemps inscrits pour défaut d’une carte d’identité à photo spéciale et difficile à obtenir. On élimine systématiquement des bureaux de vote (860 cette année) alors que la population ne cesse de grandir. Le jour du vote, la police de certaines circonscriptions arrête, sous prétexte de clignotant ou autre détail, des voitures chargées de noirs et d’hispaniques (qui se groupent pour aller voter, n’étant pas propriétaires d’autos). Bref, on retourne aux méthodes racistes de l’époque d’avant le Voting Rights Act de1965. Ironiquement, à la veille de cette élection-ci, la Cour suprême vient d’annuler les sauvegardes que cette loi avait imposé aux États ségrégationnistes — cela sous prétexte que le Sud avait changé et qu’on n’en avait plus besoin !

Il va de soi que presque tous ces électeurs rayés des listes par ces manœuvres bureaucratiques racistes auraient voté démocrate. Il est évident depuis longtemps que pour gagner la présidence, le parti démocrate n’avait qu’à s’opposer fermement à ces manipulations discriminatoires scandaleuses et à mener une campagne d’inscriptions dans les circonscriptions ciblées (comme l’avait proposé Jesse Jackson). Les Démocrates ne l’ont pas fait, même après le scandale de 2002 quand Bush a volé l’élection à Gore par de telles manœuvres en Floride. Pourquoi ? Parce que les élites démocrates, mondialistes et néo-libérales, comme leurs adversaires républicains, redoutent avant tout le pouvoir de la vile populace, la colère des 99% qui risquent de les balayer du pouvoir.

 Restons unis !

Non, Trump n’est pas notre président. L’élection a réellement été truquée, tout d’abord par le Collège électoral élitiste qui a escamoté la majorité populaire démocrate nationale. En effet, si l’on prend en compte les abstentions, les votes supprimés, les votes des partis minoritaires, Trump n’a reçu le suffrage que d’environ 27% des électeurs – presque tous blancs (hommes et femmes, riches et pauvres). Majoritaires, il nous faudra maintenant défendre nos droits et ceux des femmes, des immigrés, des travailleurs, et des minorités contre lesquels le régime républicain 100% réactionnaire va se déchaîner systématiquement. Ne comptons donc pas sur les élites du parti démocrate qui – au contraire de l’agressivité des Républicains qui, elle, n’a cessé d’attaquer la légitimité d’Obama – va faire profil bas et jouer à la conciliation. Surtout, ne nous divisons pas en culpabilisant la fameuse classe ouvrière blanche, pas plus raciste que les autres blancs, qui déjà lui réclame de tenir sa promesse d’arrêter immédiatement les délocalisations[5] et qui nous rejoindra au prochain tournant quand elle sera obligée de défendre ses intérêts contre la politique économique radicalement pro-business de Trump.

« Unis, nous résistons. Divisés, nous tombons. »

Richard Greeman

New York, 12 novembre 2016

[1]https://www.thenation.com/article/welcome-to-the-fight/

[2]https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/091116/ne-pas-jouer-se-faire-peur-mais-regarder-la-realite-en-face

[3] https://twitter.com/Nate_Cohn/status/796243415101034496

cité par Vincent Présumey dans Médiapart.

[4] https://theintercept.com/2016/11/09/democrats-trump-and-the-ongoing-dangerous-refusal-to-learn-the-lesson-of-brexit/

[5]http://www.nytimes.com/2016/11/13/business/economy/can-trump-save-their-jobs-theyre-counting-on-it.html?hp&action=click&pgtype=Homepage&clickSource=story-heading&module=span-ab-top-region&region=top-news&WT.nav=top-news