A la suite du billet de Gérard Mordillat que nous avons repris (et d’autres articles), se mènent des discussions nécessaires sur les présidentielles et le thème du boycott ou de l’abstention active. Ces discussions se mènent aussi entre groupes et courants, ce qui est réjouissant : un appel est en préparation nous associant avec des camarades du collectif Cerises dont Pierre Zarka, Gérard Mordillat, et d’autres nous l’espérons. Ce qui veut dire que cette discussion va passer de l’abstrait au concret, pour ainsi dire. Car au fond, pour le dire un peu paradoxalement, notre position n’est pas abstentionniste : elle est interventionniste. La majorité du comité de rédaction d’Aplutsoc pense qu’une intervention active, basée sur la lutte des classes, est en 2022 nécessaire et possible contre les présidentielles, et que là sont la voie du succès et le vrai terrain de l’unité ouvrière. Il faut former des comités, faire de ce débat un débat de masse, diriger la lutte sociale contre le régime et ses présidentielles, ce qui sera la continuation du combat social et démocratique mené tout au long de ce quinquennat.

Ceci ne constitue pas un bouleversement, mais bien un pas important, quand on en parle avec des travailleurs « du rang », largement blasés sur ce que sont devenues leurs organisations, ou avec des Gilets jaunes, ou avec des jeunes abordant la politique dans cette époque sans avenir autre qu’effrayant, ou avec des grévistes pour leurs salaires ou pour leurs emplois, pour qui la présidentielle n’est certes pas le sujet le plus immédiat, mais qui la perçoivent négativement lorsqu’ils l’envisagent. Et plus encore, certainement, lorsqu’il s’agit de travailleurs et de pauvres en lutte en Guadeloupe, Martinique, Tahiti, Wallis ou Futuna. Pour toutes celles-là et pour tous ceux-là, cette position n’est pas un bouleversement, mais un éclaircissement, allant dans le sens de ce qu’ils font et ressentent déjà. Beaucoup allaient s’abstenir. Mais s’abstenir consciemment en disant pourquoi et en appelant explicitement à délégitimer l’État et son président, pour mieux les affronter tous ensemble, c’est beaucoup plus. Ce « beaucoup plus » serait l’expression consciente du mouvement réel déjà engagé (dont nous ne sommes absolument pas les inventeurs !).

Mais ceci constitue bel et bien un bouleversement pour les couches militantes formées par les traditions socialistes, communistes, d’extrême-gauche, se considérant comme détenteurs d’un « programme » ou d’une recherche programmatique à apporter aux larges masses moins éclairées qu’eux. Le débat sans œillères est ici indispensable, vraiment nécessaire. Car ces militants, s’ils saisissent que la voie du succès passe par là, peuvent devenir des béliers de la lutte contre l’État et le patronat, contre le régime de la V° République. Inversement, s’ils persistent à faire semblant (car ils font semblant, là, forcément !) de croire que tel ou tel candidat va faire bouger les lignes, ils risquent, d’abord, de se taper la tête dans le mur, et ensuite, d’en rendre responsable ces larges masses soupçonnées au mieux de dépolitisation, au pire de « zemmourisation ».

Cette remarque vaut aussi pour les camarades qui expliquent que ce qui prime, ce sont seulement les luttes sociales, et que pour la présidentielle, on peut attendre un peu. Non, car les luttes sociales ont besoin d’une perspective politique, qui ne peut pas, maintenant (et depuis déjà un certain temps) être dissociée de la présidentielle.

Et elle vaut encore, d’autre part, pour ceux qui plaident une ligne politique rodée et aguerrie, une bonne vieille tactique, celle de l’aspiration à « un front contre la droite et l’extrême-droite dès le premier tour de la présidentielle, au moyen et autour d’une candidature de rassemblement, sur un socle programmatique commun », comme l’écrit fort clairement le camarade Jean-Marc Borel dans un message de commentaire faisant suite à la déclaration de Gérard Mordillat.

Cette bonne vieille tactique ne mérite certes nul mépris. Nous l’avons pratiquée. Elle a correspondu à plusieurs élections présidentielles précédentes. Elle a une histoire longue sous la V° République. Quand celle-ci a été instaurée, par un coup d’État militaire, le plébiscite premier fut le référendum de 1958, reproduit, plus faiblement mais avec le même caractère, par la présidentielle de 1965. Le prolétariat avait subi une défaite mais il parvint à se regrouper, affrontant l’État dans la grève générale en mai-juin 1968. Avec un décalage dû à la politique des appareils socialiste et communiste alors prépondérants, une perspective électorale de renversement de la droite s’est dégagée avec l’Union de la gauche, son « programme commun », et la possible élection de François Mitterrand, homme politique bourgeois rendu présidentiable par le scrutin de 1965, ayant ensuite pris la tête du PS. Bien entendu, programme commun et union de la gauche, étendus d’ailleurs au petit parti « radical de gauche », visaient à préserver le capitalisme et même la V° République. Ce qui aurait mis en cause le régime, c’est une victoire de la gauche aux législatives, délégitimant le président – Giscard. La division en 1978 l’a évité, et la victoire a consisté dans la présidentielle de 1981, faisant donc de Mitterrand le nouveau « Bonaparte ».

Deux septennats mitterrandiens ont instauré le gouffre béant entre les larges masses et ce qui fut malgré tout leurs organisations, cela n’a pas cessé de s’élargir depuis. En fait, la perspective décrite par J.M. Borel s’est réellement réalisée en 2012 avec J.L. Mélenchon, alors candidat du Front de gauche, qui a en outre assuré la défaite de Sarkozy au second tour. Ce capital politique, celui de l’unité à gauche sur un programme de réformes radicales, rendait J.L. Mélenchon potentiellement victorieux en 2017. Il a préventivement tourné sur la ligne « populiste » et bonapartiste, refusant le combat pour l’unité qui l’aurait fait gagner, faisant de la France insoumise, non un parti représentant les travailleurs, mais une ligue plébiscitaire hostile à l’organisation ouvrière, faisant en sorte que l’implosion du socle électoral du PS ne débouche que sur du vide, tout en profitant largement à Macron.

Les militants ne devraient pas faire comme si cette histoire n’existait pas et, quand viennent les présidentielles, reproduire le schéma appris par cœur, il est vrai  « modestement », comme nous le dit symptomatiquement Jean-Marc … d’autant que les cinq années qui nous séparent de 2017 ne sont pas n’importe quelles années. A elles seules, elles suffiraient à brouiller tous les paramètres. Un an de marche apparemment triomphale de Macron débouche sur la crise au sommet avec Benalla et l’explosion potentiellement révolutionnaire des Gilets jaunes. La seconde partie du quinquennat est dominée par la paralysie en bas et en haut sur fond de pandémie. Macron n’a tenu que parce que les directions syndicales ont tout fait pour éviter que les mouvements sociaux ne se centralisent contre lui. Ni sa réélection, ni même sa candidature bien qu’elle soit dans la logique des institutions, ne sont assurées, et si elle se produit, elle sera celle de tous les dangers pour ce régime, qu’il n’est pas arrivé à renforcer.

Et, de manière béante, énorme, la somme des huit candidatures potentielles de « gauche » au sens large, (Jadot, Montebourg, Hidalgo, Mélenchon, Roussel, Artaud, Poutou, Kazib, énumération fort généreuse !) apparaît comme la somme du vide et de l’absence de débouché dans le cadre de la présidentielle, parfaitement assuré, qu’ils s’unissent (ce qu’ils ne feront pas) ou non.

De sorte que les militants qui trouvent irréaliste, utopique, burlesque, dangereux, malpoli, incongru, le boycott des présidentielles, parce qu’ils ont appris cela tout au long de leur vie, s’accrochent à une chimère qui ne peut qu’apparaître irréaliste, utopique, burlesque … au travailleur pourvu de son bon sens, celle du sursaut de « la gauche » qui, soudain, s’unirait sur un bon programme, ressusciterait, gagnerait la présidentielle, et sauverait le monde. On peut en rire, et on peut en pleurer.

Quand Jean-Marc nous écrit : « Le boycott se discute bien sûr, mais uniquement si on ne croit pas qu’une très forte majorité des électeurs de gauche aspire à un front contre la droite et l’extrême-droite dès le premier tour de la présidentielle, au moyen et autour d’une candidature de rassemblement, sur un socle programmatique commun. » – pour ajouter d’ailleurs immédiatement que « peu de gens à gauche défendent cela … » -, très clairement, non, nous ne le croyons pas, et pas seulement en ce qui concerne la catégorie des « électeurs de gauche » mais en ce qui concerne les prolétaires, ou ceux des prolétaires qui voudraient changer leur situation sociale, à savoir la majorité.

Mais, surtout, ceci n’est pas une régression. Dans la mesure où cette situation constitue une défaite, elle est déjà derrière nous et date, pour le moins, de 2017. Les Gilets jaunes, le mouvement de défense du droit à la retraite, les mobilisations démocratiques et antiracistes, le mouvement anti-passe, sont autant de moments de recherche du regroupement sur un axe nouveau, et en même temps ancien : un axe de classe. Le mouvement spontané par lui-même est allé jusqu’à tenter de prendre l’Élysée d’assaut et ceci n’est pas passé loin !

Une campagne de comités ouvriers et populaires organisant le refus de voter à la présidentielle pour que le président sortant n’ait pas de légitimité et soit chassé dans les affrontements qui s’ensuivront, est parfaitement possible. Le véritable obstacle, la véritable difficulté, réside dans la position des appareils et organisations existants qui, s’ils n’ont plus de capacité de mobilisation, ont une capacité de nuisance et de siphonnage. Et l’une de ses dimensions est le rêve de l’ « unité à gauche » allant tout droit, qui plus est en le sachant, à une nouvelle déception.

Toutes proportions gardées, mais avec une vraie similitude psychologique, je trouve qu’il y a quelques ressemblances entre les réactions étonnées des militants qui alors vraiment, mais vraiment, ne s’attendaient pas du tout à un truc pareil, ne l’auraient jamais imaginé. Après la révolution de février 1917 en Russie où les larges masses ont effectivement pris d’assaut les lieux du pouvoir et l’ont renversé, au grand étonnement de toute la sphère militante avec toute sa réflexion sociale et tout son courage devant la répression, voila que surgit Lénine qui parle de prise de pouvoir, alors que tous croyaient savoir qu’il fallait faire une république bourgeoise et rien d’autre. Et de rigoler, et de s’énerver, et de conspuer le « blanquiste », le « bakouniniste », le « trotskyste », qui bien entendu, faisait « le jeu de la réaction », et de l’Allemagne, etc., etc. La quinquennat Macron est à l’évidence un moment de l’histoire où le mouvement social réel a dépassé de loin le moral et les visées de la sphère militante qui, du coup, s’étiole de plus en plus …

Nous ne confondons pas l’abstention active et les Thèses d’avril (j’imagine les réactions possibles de stupéfaction que ma comparaison pourrait engendrer dans des cerveaux déjà assez sidérés !), car nous n’avons pas d’organisation touchant les larges masses. Mais celles-ci sont bien en recherche d’une issue, et perçoivent que les présidentielles, c’est-à-dire la V° République, n’en apportent aucune. Et nous commençons à former un réseau, dans lequel un petit centre politique comme nous peut faire irriguer et infuser des idées et des propositions. L’idée nouvelle, en 2021 comme en 1917, c’est la prise du pouvoir. C’est ce que Gérard Mordillat souligne en introduisant une référence tout à fait justifiée à Lénine dans son texte. Pas notre prise du pouvoir, mais celle des plus larges masses. Perdre une V° République et gagner un monde …

VP, le 05-12-2021.