Présentation

Nous poursuivons la publication en plusieurs parties d’une longue contribution d’Alain Dubois sur la problématique des rapports entre marxisme, mouvement ouvrier et attaques contre la biosphère.

Les contributions ne sont pas l’exposé de la « ligne du parti » mais la base d’une discussion et d’une élaboration collectives pour tenter de dégager les moyens de saisir et d’agir sur le réel.

Marxisme et biosphère. (2) L’illusion naturaliste

La notion d’inéluctabilité historique de la révolution prolétarienne

Comme il a été souligné dans le premier billet de cette série, une des caractéristiques principales de la pensée de Marx et Engels est sa nature fondamentalement ‘matérialiste’ ‒ non pas dans le sens trivial de ce mot (personne avant tout motivée par les biens matériels) mais dans celui d’un rejet de toute interprétation ‘idéaliste’ du monde et de l’histoire (selon laquelle la réalité serait l’expression d’idées ou d’intentions) ‒ c’est-à-dire attribuant une cause matérielle à tous les phénomènes observés. Lorsqu’on s’intéresse aux êtres vivants, ‘matérialiste’ peut aussi se dire ‘naturaliste’, ce qui équivaut peu ou prou aujourd’hui à l’un des emplois du terme ‘écologiste’. Marx et Engels estimaient que les caractéristiques des êtres vivants, donc des hommes, pouvaient être comprises et expliquées à partir des lois régissant le fonctionnement de la nature, et ils appliquaient cette vision au fonctionnement et à l’histoire des sociétés humaines.

Une de leurs idées forces était que le déroulement de l’histoire des sociétés n’était ni chaotique et aléatoire, ni répétitive et ‘cyclique’, mais exprimait un certain ‘progrès’ et suivait une certaine ‘logique’. Pour comprendre celle-ci, ils utilisaient, comme d’autres scientifiques de l’époque, une comparaison, une analogie avec le fonctionnement et le développement des êtres vivants. En biologie, on appelle ontogénie la succession d’un certain nombre de phénomènes qui régissent la construction, le développement d’un être vivant et qui comportent à la fois sa croissance et des modifications successives de sa structure et de sa physiologie. Afin de mieux les décrire et comprendre, les biologistes ont progressivement conçu les ontogénies des êtres vivants comme des successions de stades, partant de l’œuf et aboutissant à l’adulte. L’ontogénie de chaque espèce vivante a ses propres particularités, mais toutes passent par des stades ‘obligatoires’ qui doivent se succéder dans un certain ordre et ne peuvent être ‘sautés’ ou superposés. Ainsi un œuf de papillon ne pourra donner directement un papillon adulte, mais devra passer par des stades chenille et nymphe, et celui d’un être humain par ceux de fœtus, nouveau-né, enfant, adolescent, adulte, voire vieillard. Cette approche par ‘stades’ a été employée dans divers domaines, par exemple celui du développement du psychisme chez les humains, celui de la succession des formations végétales à partir d’un sol nu (par exemple après un incendie) ou celui de la succession des saprophages et décomposeurs colonisant un cadavre à partir de la mort, qui permettent de dater approximativement celle-ci.

Marx et Engels, avec d’autres de leurs contemporains, ont eu recours à cette approche pour définir plusieurs stades dans l’évolution des sociétés humaines, depuis le stade du ‘communisme primitif’ des sociétés de ‘chasseurs-cueilleurs’ jusqu’à celui de société capitaliste mondialisée actuelle (qualifiée par Lénine d’impérialisme), en passant par diverses formes de sociétés de classes (esclavagistes, féodales, etc.), ces dernières étant caractérisées par un affrontement permanent entre une ou des classes dominante(s) et une ou des classes asservies et exploitées. Dans cette vision progressive largement linéaire, toutes les sociétés humaines passent plus ou moins par les mêmes stades évolutifs, qui toutes tendent vers une société mondiale sans classe, en passant par un stade parfois qualifié de socialiste pour aboutir à un stade parfois qualifié de communiste (quoique ces termes soient aussi employés dans d’autres sens). De là à penser que l’avènement de cette société sans classe est inéluctable, étant imposé par les contradictions internes au sein de la société capitaliste et par les ‘lois de l’histoire’, il peut n’y avoir qu’un pas, qui a été franchi par certains. Pourtant l’analogie avec les stades de développement des organismes n’est que très grossière.

L’ontogénie est déterminée par une interaction entre des facteurs internes à l’organisme ‒ qu’on peut jusqu’à un certain point considérer comme un ‘programme’ (au même titre que le ‘programme génétique’ de l’ADN) ‒ et des facteurs externes (l’environnement, au sens large). Si dans la majorité des cas les ‘stades ontogénétiques’ se succèdent de manière similaire et ‘normale’, ils peuvent dans certains cas ne pas le faire, en raison de facteurs internes à l’organisme (mutations, pathologie) ou externes (agressions). Le développement alors ne se produit pas de manière habituelle, aboutissant parfois à des organismes déficients, parfois à des ‘monstres’, et parfois à la mort. Il n’existe aucune fatalité, aucune certitude que la construction d’un organisme ‘réussira’, et plus les perturbations auxquelles il est confronté sont nombreuses plus l’échec est possible.

En revanche, en ce qui concerne l’évolution des espèces vivantes, la phylogénie, nous savons depuis Darwin que celle-ci n’obéit à aucun ‘programme’, et résulte d’une interaction entre ce que Jacques Monod a appelé le hasard (produisant dans le génome des mutations aléatoires et imprévisibles) et la nécessité (la sélection naturelle). Il en va de même dans l’évolution des sociétés humaines : si, les mêmes causes (environnementales, économiques, etc.) produisant les mêmes effets, on retrouve effectivement des analogies, des ressemblances, entre sociétés humaines à des époques différentes et dans des régions différentes du monde, il n’existe aucune loi immanente permettant de prévoir de manière générale et constante par quels stades passera l’évolution des sociétés, comme l’ont montré depuis longtemps les travaux des anthropologues.

Pour Marx et Engels pourtant, bien que la perspective de la société sans classe fût l’unique aboutissement ‘naturel’ ou ‘normal’ de l’évolution des sociétés humaines, son apparition ne saurait être spontanée, du fait de la résistance des classes dominantes, prêtes à se battre à mort pour préserver leur domination. Elle ne pourrait pas advenir pacifiquement, et exige le passage par une période d’accentuation de la lutte des classes et de renversement de la classe dominante, c’est-à-dire une période révolutionnaire. Du fait de leur place dans les rapports sociaux, seul le prolétariat et ses alliés (consistant principalement en certains secteurs de la paysannerie, de la petite bourgeoisie, des intellectuels, et ceci de manière fluctuante selon les rapports de force globaux entre les classes) sont susceptibles de mener à bien une telle révolution.

Comme l’ont démontré d’innombrables ‘tentatives ratées’ dans le monde entier, tout au long du 20esiècle et depuis, face à l’expérience, à l’organisation et aux moyens (financiers, médiatiques, policiers, militaires) de la grande bourgeoisie et de ses alliés (y compris au sein des exploités), la mise en œuvre de cette nécessité historique ne peut reposer seulement sur la ‘spontanéité’ des masses, qui peut leur permettre de remporter des batailles ponctuelles mais pas d’établir un pouvoir durable et s’avère incapable de résister longtemps à la réaction politique, policière et militaire du pouvoir capitaliste. Pour pouvoir réussir à leur arracher durablement le pouvoir, les exploités doivent s’appuyer sur une action consciente, une préparation et une mobilisation, qui s’effectue largement à travers la construction d’organisations de classe, les syndicats et partis. C’est pourquoi Marx et Engels ne se sont pas cantonnés à la rédaction d’ouvrages théoriques, historiques et politiques, mais se sont consacrés à la construction de telles organisations, à la formulation des besoins et tâches de la principale force révolutionnaire de leur époque, le prolétariat, dans le Manifeste du parti communiste, et à la participation aux débats et combats de l’internationale ouvrière et révolutionnaire.

Une interprétation erronée et dévoyée de la pensée marxiste, qu’on pourrait appeler illusion naturaliste, consiste en une conception déterministe et passive de l’histoire selon laquelle cette phase de construction patiente, à travers des combats de classe, d’organisations nationales et internationales chargées de préparer et réaliser la révolution, est superflue, car de toutes façons le ‘sens de l’histoire’ mènerait inéluctablement à un passage spontané et pacifique à la société mondiale sans classes. La réalité de la perspective et de la nécessité de la révolution prolétarienne s’est effectivement exprimée au 19e siècle, à travers des combats de plus en plus nombreux, culminant dans la Commune de Paris, puis au 20e siècle, à la suite de la première guerre mondiale, dans la révolution russe d’Octobre. Mais cette dernière ne fut pas, comme l’avait prévu l’analyse marxiste, le premier pas de la révolution socialiste mondiale. Au contraire, cette révolution aboutit en quelques années à la naissance d’un État certes ouvrier mais dirigé progressivement par une bureaucratie réactionnaire, reflet et conséquence de la domination mondiale persistante du capitalisme, de plus en plus autoritaire puis totalitaire. Les raisons de cette évolution ‘imprévue’ sont multiples et complexes mais nullement incompréhensibles, étant avant tout liées à l’isolement mondial de la révolution russe dans un pays assiégé, initialement arriéré, peu industrialisé, au prolétariat peu nombreux comparé aux autres pays occidentaux.

Sa principale conséquence à l’échelle mondiale fut la constitution, à travers l’internationale contrôlée par la bureaucratie stalinienne de l’URSS, d’une puissante organisation mondiale, l’Internationale Communiste et ses satellites (la Comintern comme disait Pierre Broué), les partis communistes du monde entier contrôlés par elle, dont la fonction, tout au long du 20e siècle (et même après sa dissolution), fut exactement le contraire de ce pour quoi elle avait été conçue, devenant la principale force contre-révolutionnaire mondiale. Ce faisant elle joua le rôle historique probablement le plus important de l’histoire récente de l’humanité, en parvenant à empêcher pendant un siècle la sortie de celle-ci du capitalisme mondialisé, l’impérialisme, et l’avènement d’États ouvriers.

Au-delà même de sa fonction directe de force contre-révolutionnaire mondiale, la conséquence peut-être la plus importante et durable du stalinisme, largement aidée dans ce domaine par l’idéologie dominante de la société capitaliste, fut justement idéologique : les défaites et les massacres dont le stalinisme fut coupable pendant un siècle, le Goulag, l’image détestable que l’URSS et ses États satellites donna du ‘communisme’, ont contribué à une méfiance et un rejet de l’idée de communisme qui avait enthousiasmé tant de travailleurs au 19e siècle et au début du 20e.

C’est là certainement qu’en 2021 réside encore la puissance contre-révolutionnaire principale du stalinisme, qui explique la difficulté que rencontrent depuis des décennies tous les militants et groupes qui tentent de reconstruire des partis et une internationale révolutionnaires. Il y a là une contradiction majeure entre la situation actuelle de l’impérialisme, dont la crise mondiale, retardée par la deuxième guerre mondiale, a atteint un degré inédit, et les mouvements multiples à travers lesquels depuis des décennies les travailleurs et les peuples se mobilisent pour tenter en vain de sortir de cette situation. Ce problème était déjà grave au milieu du 20e siècle, mais il est devenu plus que grave, mortel, à notre époque où les agressions de l’impérialisme moribond, mais toujours actif, contre la biosphère posent maintenant de manière plus urgente que jamais la vieille question ‘socialisme ou barbarie’ et menacent à court terme d’extinction l’humanité dans son ensemble. Le rôle historique du prolétariat est ainsi devenu de plus en plus clairement crucial pour l’avenir de tous les hommes et de leur civilisation.

Quelles forces sociales pourraient-elles résoudre la crise mortelle en cours de la biosphère?

Pendant tout le 20e siècle, de très nombreuses raisons ont étayé l’actualité, puis la nécessité impérative, puis l’urgence et aujourd’hui l’urgence absolue de la révolution mondiale pour extraire l’humanité du système capitaliste et de l’impérialisme, responsables d’innombrables sévices vis-à-vis de la grande majorité de la population mondiale : inégalités sociales concernant les salaires, la santé, l’éducation, le logement, l’alimentation, la sécurité ; misère, famine et maladie affectant des nombres croissants de personnes dans le monde, les poussant au désespoir, à la criminalité, à l’émigration ; camps d’internement, de travail, d’extermination ; terrorisme, guerres, massacres, génocides, atomisation délibérée de populations ; accidents de travail, industriels et nucléaires, exposition à des molécules pathogènes, cancérigènes et mutagènes…

Toutefois, malgré leur nombre et leur gravité, toutes ces atteintes aux conditions de vie et à la vie même des humains ne remettaient pas en cause la survie de l’humanité. À partir de la deuxième guerre mondiale, cette situation a commencé à changer. Les atteintes à l’environnement, qui existaient déjà depuis longtemps, se sont accumulées et aggravées, entraînant de plus en plus de déséquilibres dans les écosystèmes constituant la biosphère de notre planète, franchissant de plus en plus vite des points de non-retour à l’échelle humaine concernant la biodiversité, les climats, les océans, les sols, préparant de manière de plus en plus rapide un effondrement global des conditions de vie sur terre, impliquant toutes les formes de vie et d’écosystèmes, et menaçant en définitive directement d’extinction l’espèce humaine. S’il est devenu justifié de parler désormais d’‘effondrement global’ et non plus, comme il y a quelques dizaines d’années, de ‘crises’ séparées (écologique, climatique, économique, sanitaire, alimentaire, migratoire, etc.), c’est en raison des interactions et interdépendances permanentes entre ces différents domaines, des effets d’inertie, de synergie, de seuils et de ‘cascades’ ou ‘dominos’.

C’est dans ce contexte notamment qu’il faut appréhender la gravité des menaces que fait planer sur l’humanité la simple existence du nucléaire, civil autant que militaire, que certains veulent écarter du domaine des problèmes ‘écologiques’ urgents en raison du fait qu’il serait ‘décarboné’, mais dont l’instabilité géopolitique mondiale actuelle et surtout à venir décuple le danger, en raison des risques croissants à la fois d’accidents nucléaires ‘civils’ majeurs (résultant de terrorisme, de catastrophes environnementales ou simplement de négligence ou ‘désorganisation’) et de déclenchement ‘involontaire’ de conflit nucléaire (aboutissant à un ‘hiver nucléaire’ éradiquant toute vie sur terre), ce à quoi s’ajoute le problème des déchets radioactifs. Nous reviendrons ultérieurement de manière plus détaillée sur les divers aspects de cette crise mondiale de la biosphère et sur le concept d’anthropocène qui lui est lié, dont la réalité est amplement démontrée, mais considérons ici simplement la question suivante : quelles forces sociales sont susceptibles, sinon de résoudre, du moins d’atténuer ses effets et de préparer une ‘reconstruction’ d’une biosphère compatible avec la vie et la continuation de l’humanité ?

La première constatation qu’il nous faut effectuer, c’est que, pour une large proportion de l’humanité, des États, des organisations, des militants, cette question est quelque chose de nouveau, ‘qui vient de sortir’. Or cela n’est pas le cas pour les scientifiques, qui ont constaté depuis longtemps les premiers stades de cette catastrophe mondiale et ont prévu son évolution. Pourtant ils n’ont pas fait passer ce message dans l’ensemble de la société pendant des décennies, et l’ampleur de ce problème est restée occultée pour la plupart des acteurs sociaux (même si chacun à son échelle percevait bien certains de ces problèmes, mais sans comprendre qu’ils faisaient partie d’une dynamique mondiale). Plusieurs causes fort distinctes ont contribué à ce ‘retard à l’allumage’ aux conséquences funestes.

La première est incontestablement à chercher au sein de la communauté scientifique elle-même. Dans le domaine des sciences de la nature, plus encore peut-être que dans celui des ‘sciences humaines’, les chercheurs et enseignants-chercheurs dans leur très grande majorité sont issus de la bourgeoisie et en partagent l’idéologie et les valeurs. Celles-ci impliquent un respect sans faille et une allégeance au pouvoir politique en place qui expliquent la rareté et la faiblesse des réactions de ‘défense’ vis-à-vis des attaques en règle, depuis une bonne cinquantaine d’années, contre ce qui s’appelait autrefois la ‘liberté académique’, comportant notamment la possibilité pour les chercheurs de choisir leurs sujets de recherche, d’explorer des domaines ‘sensibles’ ou ‘controversés’ et de publier les résultats de ces travaux sans censure ou auto-censure. C’est à cette ‘liberté académique’ que s’attaque frontalement la ‘caporalisation’ croissante actuelle de la recherche : les chercheurs ne disposent plus de ‘crédits de base’ et de choix dans les recrutements, les ressources permettant de travailler étant de plus en plus inféodées à la réponse à des ‘appels d’offre’ élaborés en fonction des préoccupations du pouvoir politique ‒ et non pas, comme le prétendent certains, des ‘demandes des citoyens’, ou celles-ci quand elles existent étant largement manipulées, notamment par les médias.

Il faut y ajouter l’adhésion de nombreux membres de la communauté scientifique à deux exigences contradictoires, celle de la soi-disant neutralité de la science et une très forte ‘injonction d’optimisme’, qui empêche virtuellement la publication de données ou analyses exprimant une défiance vis-à-vis des décisions du pouvoir ou un pronostic ‘pessimiste’ concernant la capacité de l’humanité à résoudre les problèmes environnementaux planétaires. Si, à partir des années 1960, un nombre croissant de chercheurs ont commencé à publier des livres alertant sur la crise de la biodiversité, la pollution, la crise climatique et divers autres aspects de la crise de la biosphère, presque invariablement ces ouvrages se terminaient par des ‘notes optimistes’ disant que, certes, tout cela est très grave et préoccupant, mais que ‘l’homme’, dans sa grande sagesse, serait certainement capable de redresser la barre et de résoudre ces problèmes (ce qui se reflète aujourd’hui encore dans la sempiternelle formule magique creuse ‘si rien n’est fait’) ‒ sans comprendre que ‘l’homme’ dans cette formule est un concept vide, soit qu’il évoque l’‘espèce biologique’ humaine (qui comme toute espèce vivante ne fonctionne aucunement comme une entité coordonnée et centralisée), soit qu’il évoque les sociétés actuelles (qui sont inféodées à des pouvoirs reflétant les rapports de classe à un moment et un lieu donnés, et nullement les intérêts collectifs de leurs membres ou de la majorité de leurs peuples). S’ajoute à cela l’attitude franchement ‘anti-communiste’ de nombreux membres de la collectivité scientifique confondant communisme et stalinisme (après avoir, du moins pour certains d’entre eux, emboîté avec enthousiasme le pas à ce dernier du temps du lysenkisme), ce qui rejoint la discussion ci-dessus concernant le rôle dévastateur du stalinisme dans le rejet actuel de toute idée de révolution sociale : ces membres ne sont pas près de reconnaître le rôle majeur et spécifique du capitalisme dans la crise en cours et de se mobiliser pour y mettre fin.

Si la communauté scientifique a, depuis près d’un siècle, été défaillante dans l’annonce et la dénonciation des catastrophes environnementales prévisibles et dans la mobilisation sociale pour y apporter des réponses et solutions, d’autres secteurs de la société ont-ils ou pourraient-ils jouer un rôle significatif à cet égard ?

La classe dominante (la grande bourgeoisie et ses divers alliés et ‘agences’, dont une grande partie des médias) ne saurait le faire, car la très grande majorité des agressions actuelles contre la biosphère ne sont pas imputables à ‘l’homme’ en tant qu’entité abstraite mais au système politico-économico-social du capitalisme, dont le moteur permanent est l’accroissement et la consolidation de la plus-value. Or ces nouvelles agressions dépendent largement des techniques employées depuis le milieu du 20esiècle, qui sont infiniment plus rentables que les techniques traditionnelles qu’elles ont supplantées: s’y attaquer reviendrait à scier la branche sur laquelle les capitalistes sont assis et ils ne le feront pas, comme le démontrent depuis maintenant des décennies les comédies (amères) que constituent tous les grands ‘sommets’ internationaux ‘pour la planète’ qui n’ont pris aucune décision significative pour faire reculer la crise de la biosphère, ou, quand ils en ont pris certaines sur le papier (et en se tenant les mains levées à la tribune), se sont assurés qu’elles ne soient suivies d’aucune mise en œuvre réelle.

Il existe toutefois un pan de la bourgeoisie, notamment de la moyenne et petite bourgeoisie, qui se dit préoccupée par la situation actuelle et prête à agir pour améliorer celle-ci : pour simplifier, désignons collectivement cette mouvance du terme d’écologiste ou écolo. Cette mouvance s’est constituée en dehors de toutes les traditions et actions du mouvement ouvrier, et s’est très vite affirmée comme fondamentalement anti-communiste, sur la base de deux faits indéniables concernant l’URSS, la Chine et les autres pays dits ‘soviétiques’ ou ‘ouvriers’, qui résultent de la prééminence du stalinisme sur le mouvement ouvrier depuis un siècle : leur absence de démocratie d’une part et les graves atteintes à l’environnement qui les ont caractérisés et continuent à le faire, n’ayant rien à envier dans ce domaine aux pays capitalistes. Malgré la diversité de la mouvance écolo, cet anti-communisme, pas toujours avoué mais sous-tendant les prises de position politiques, constitue un point commun entre une majorité des écolos engagés dans une carrière politique classique (comme un Yannick Jadot), dans le journalisme écolo (comme un Fabrice Nicolino) ou dans la rédaction de livres d’‘écologie politique’ (comme un Fabrice Flipo). Si tous ceux-ci se déclarent partisans de la ‘démocratie’, celle-ci reste respectueuse des institutions et des lois, notamment en France de la constitution bonapartiste de la Ve République, et ne saurait s’appuyer sur un mouvement révolutionnaire, du fait de la crainte permanente d’un retour à une dictature de type stalinien.

Pour la majorité des écolos, la ‘transition’ vers une société écologiquement vertueuse devrait se faire de manière ‘démocratique’ mais non révolutionnaire (même si c’est la majorité de la population qui soutient la révolution), et peut s’effectuer dans le cadre du système capitaliste, le seul ‘possible’ pour respecter la ‘démocratie’. Cette attitude exclut de se poser des questions du type: ‘comment sortir d’un système pour lequel l’énergie provient de combustibles fossiles, l’agriculture s’appuie sur l’introduction dans l’environnement de molécules perturbant ou détruisant les cycles naturels et sur une déforestation massive, la médecine sur une industrie pharmaceutique privée, etc., sans exproprier les entreprises en cause et sans supprimer les lobbies qui soutiennent ce modèle économique?’.

Elle s’appuie sur l’illusion que cette ‘transition’ se fera de manière plus ou moins spontanée ou naturelle, notamment à travers les actions individuelles des ‘citoyens’, à mesure que les pouvoirs actuels seront ‘convaincus’ par les arguments des écolos et par les propositions de ‘modèles économiques alternatifs’. La question qui se pose relèverait du débat, pas du combat. On retrouve ici l’illusion naturaliste caractérisée ci-dessus : la société finira bien par évoluer dans ce sens, puisque c’est la seule solution aux problèmes posés à l’humanité. Cette idée fait l’impasse sur la certitude indéniable que le système capitaliste ne pourra pas accepter ce renoncement, qui impliquerait sa disparition, et qu’il se cantonnera dans l’attitude ‘après moi, le déluge’, jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à l’effondrement de la civilisation actuelle, comme bien d’autres qui se sont effondrées dans le passé, mais cette fois avec une forte probabilité de disparition de l’espèce humaine dans son ensemble, comme peut-être de quasiment toute vie sur terre. Mais, comme le disait Jean Rostand: ‘il n’existe pas de preuve par l’horrible’.

La confusion entre stalinisme et communisme, commune à de nombreux militants et organisations écolo, est malheureusement apparemment étayée par l’absence quasi-absolue pendant des décennies du mouvement ouvrier dans les combats contre la destruction de la biosphère. Cette absence est réellement étonnante et exige des explications. Et surtout elle rend urgente la construction d’une alternative révolutionnaire à toutes les théories et propositions actuelles de ‘transition écologique’, qui, qu’elles soient expressément formulées dans le cadre d’une perspective du maintien de l’impérialisme en raison du TINA (‘There is no alternative’) thatchérien, ou qu’elles se présentent comme ‘de gauche’, sont de l’ordre du cautère sur une jambe de bois.

En d’autres termes, il devient urgentissime que le mouvement ouvrier organisé et révolutionnaire commence à travailler sur l’élaboration de sa propre stratégie pour tenter, non plus d’empêcher les effondrements à venir car il est déjà trop tard, mais d’y survivre et de préparer une gouvernance mondiale permettant d’y faire face dans l’intérêt de la majorité des populations, et pas d’une minorité de privilégiés (qui, elle, s’y prépare déjà). Comme souligné ci-dessus, seuls le prolétariat et ses alliés, en raison de leur place dans les rapports sociaux et de leur puissance potentielle (actuellement considérablement sous-employée), sont à même de le faire. Mais ils ne le feront pas de manière ‘naturelle’ et spontanée. Il va falloir y travailler, et l’urgence de cette question est telle qu’elle devrait s’imposer comme exigeant de mettre cette question au premier plan, en mettant pour l’instant de côtés d’autres questions, soit traditionnelles du mouvement ouvrier, soit ‘nouvelles’. Cela exigera quelques ‘révolutions coperniciennes’ dans la manière d’appréhender la lutte des classes mondiales.

Avant d’aborder ces questions de stratégie, il nous faudra toutefois revenir de manière un peu plus détaillée sur le diagnostic concernant l’état actuel de la biosphère, sur les agressions que notre civilisation mondialisée (l’impérialisme décadent) lui fait subir, et sur les pronostics, étayés par des données scientifiques (mais qui ne sont pas des prédictions précises) concernant les développements à venir de la situation ‘si rien n’est fait’.

Alain Dubois, le 11 octobre 2021.