Marxisme et biosphère. (1) La pathétique cécité et la honteuse paralysie du mouvement ouvrier face à la crise environnementale planétaire

Aujourd’hui, quasiment tout le monde a compris que l’humanité se trouve à l’aube d’une crise planétaire gigantesque, concernant l’environnement, la biodiversité, la santé, l’alimentation, le climat, le niveau des océans, etc., et que cette crise peut mettre en péril non seulement l’organisation et le fonctionnement des sociétés humaines actuelles sur toute la planète, mais encore la survie même de l’humanité, sinon de toute forme de vie sur terre. Pour beaucoup, il s’agit d’une idée relativement nouvelle (datant de dix ou vingt ans au plus), mais elle n’a rien de nouveau pour les scientifiques et ceux qui se sont tenus informés des progrès scientifiques de notre connaissance du monde depuis la deuxième guerre mondiale. Comment expliquer ce décalage ?

La compréhension du monde par les hommes, initialement animiste puis religieuse, a été drastiquement modifiée par plusieurs « révolutions coperniciennes » qui ont peu à peu détrôné « la terre », puis « l’homme », puis « la conscience » de leurs places usurpées de centres du monde dans leurs domaines respectifs : notamment celles auxquelles sont attachés entre autres les noms de Copernic, Darwin et Freud. En ce qui concerne l’histoire et le fonctionnement des sociétés humaines, c’est l’œuvre de Marx qui, en « remettant la dialectique sur ses pieds », a opéré la rupture fondamentale. Celle-ci a pris tout son sens lorsque Marx est sorti du « cabinet du philosophe » pour rejoindre le mouvement ouvrier, contribuer à son organisation puis sa direction, en fondant avec Engels la Première Internationale Ouvrière et en rédigeant avec lui son Manifeste.

Ce qui est frappant en lisant les écrits de Marx et Engels, c’est combien ils se tenaient informés des progrès de la connaissance scientifique à mesure qu’elle se construisait. Ils ont notamment adopté ce qui n’était alors qu’une théorie, celle de l’évolution formulée par Darwin, qui a maintenant largement atteint le statut de fait démontré (même si ses mécanismes font encore l’objet de débats scientifiques). Ceci est vrai concernant les questions relatives à l’environnement, qui font aujourd’hui l’objet d’une discipline scientifique, l’écologie. Ce terme date de 1866, mais a été détourné ces dernières décennies pour désigner tout autre chose, un mouvement politique, ce qui exige de distinguer les écologues, scientifiques pratiquant la première, des écologistes  (familièrement écolos), militants de la seconde.

Du vivant de Marx et Engels, les connaissances en écologie étaient encore balbutiantes, mais ils s’en tenaient informés et les prenaient en compte dans leurs analyses, comme on peut le constater en lisant des ouvrages d’Engels comme la Dialectique de la nature ou L’origine de la famille, de la propriété privée de l’État. Henri Peña-Ruiz [1] a montré combien, malgré l’absence du terme alors récent d’écologie, toute l’œuvre de Marx est imprégnée d’une pensée ‘naturaliste’ des relations entre les hommes et leur environnement, qu’on appellerait aujourd’hui ‘écosocialiste’. Or cette étroite liaison entre le marxisme et le mouvement ouvrier d’une part, et l’avancée des connaissances scientifiques de l’autre, s’est considérablement distendue au cours du 20° siècle, pour des raisons qui peuvent paraître mystérieuses mais ne le sont guère: comme bien d’autres régressions concernant la pensée, l’organisation et l’action du mouvement ouvrier, cette distanciation pernicieuse a été déterminée en définitive par la chape de plomb du stalinisme, qui a été prégnante sur la majeure partie de la planète pendant la plus grande partie du 20° siècle, mais dans ce domaine un rôle important a également été joué par d’autres pensées et organisations du mouvement ouvrier.

Depuis les premières sociétés humaines, les relations complexes entre les sociétés humaines et leur environnement ont comporté une dimension agressive et destructive, mais celle-ci a pris une ampleur sans précédent après la deuxième guerre mondiale, en raison de divers facteurs complémentaires. Parmi ceux-ci, un rôle prépondérant a été joué, et ce surtout pendant longtemps dans les pays capitalistes ‘avancés’, par l’accélération et la généralisation du recours à des techniques nouvelles dans les domaines de l’industrie, de l’agriculture et de l’élevage, des déplacements et des transports, s’appuyant sur le pétrole, les produits organiques et inorganiques de synthèse et l’utilisation, aussi bien ‘pacifique’ que militaire, de l’énergie nucléaire. Par ailleurs, et ce surtout dans les pays ‘sous-développés’, l’emballement de la croissance démographique a contribué encore à l’aggravation de la situation. Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions complexes.

Les conséquences multiples de ces nouveautés sur l’environnement planétaire sont maintenant de mieux en mieux connues, y compris par le grand public qui y est progressivement lui-même confronté. Mais ce ne sont pas des nouveautés pour les scientifiques et certains citoyens. Les premiers ouvrages destinés au grand public qui ont attiré l’attention sur ces questions datent des années 1960 [2].

Dès cette époque, l’importance et la gravité de ces atteintes à la biosphère a été perçue, et notamment il a été vite clair que les nouvelles techniques sont, de par leur nature même, infiniment plus polluantes, plus destructrices, plus incompatibles, à plus ou moins long terme, avec le maintien des équilibres et dynamiques écologiques de la planète, que les techniques écologiquement plus saines auxquelles elles se sont substituées.

Elles introduisent dans la biosphère des éléments qui en sont naturellement absents ou y sont très rares (tels que les isotopes radioactifs, les métaux lourds ou divers produits organiques de synthèse) et qui agissent de manière nocive sur les organismes vivants (effets pathogènes et mutagènes) et perturbent le fonctionnement des cycles naturels. De plus, les quantités de ces éléments, ou même d’éléments qui se rencontrent à 1’état naturel dans la biosphère, qui sont rejetées par les techniques actuelles, sont tellement gigantesques qu’elles ne peuvent plus être ‘digérées’ par le milieu et qu’elles s’y accumulent, perturbant ou bloquant même totalement le fonctionnement des flux d’énergie et de transferts de matière. Les atteintes directes aux écosystèmes, au travers de la déforestation, de la destruction des sols, de la surexploitation des stocks d’animaux sauvages, aquatiques et terrestres, de leur dissémination sur la planète, et bien d’autres agressions sont venues s’ajouter aux facteurs précédents pour contribuer à un emballement de la crise environnementale mondiale.

Dès les années 1960, il fut également indéniable que le développement extrêmement rapide et massif de ces techniques et pratiques nouvelles n’a répondu en aucune manière aux besoins de l’humanité, et que ces techniques bien plus polluantes, reposant sur un nombre bien plus restreint de matières premières, ne constituent en général pas un ‘progrès’ par rapport aux techniques traditionnelles, mais sont infiniment bien plus rentables pour les capitalistes. Le moteur de l’économie capitaliste étant l’optimisation de la plus-value, pas la satisfaction des besoins des populations, il n’était, et n’est toujours pas, question pour eux de renoncer à ces techniques et pratiques.

Pour les marxistes, l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes, la crise actuelle de l’humanité est celle du capitalisme mondialisé, et la crise environnementale mondiale est une expression de cette crise de l’impérialisme. Toutefois, il s’est avéré évident dès les années 1960 que ni ce dernier, ni son enfant bâtard dégénéré le stalinisme, ne lèveraient le petit doigt pour combattre cette crise. Le mouvement ouvrier dans son ensemble est resté longtemps sourd et aveugle à ces questions, pour des raisons qui doivent être explicitées.

La responsabilité incombait alors aux militants et organisations révolutionnaires de s’emparer de la prise de conscience naissante des problèmes concernant l’environnement pour intégrer cette question cruciale dans leurs préoccupations, leurs programmes et leurs stratégies politiques. Elles ne l’ont pas fait, et cette anomalie historique aux lourdes conséquences exige une analyse et un bilan. Celui-ci sera indispensable afin de pouvoir faire face dans les années qui viennent à une intensification et une accélération considérables des problèmes environnementaux, qui vont prendre une place prépondérante dans les questions politiques auxquelles l’humanité va être confrontée.

Pour l’instant, même si le terme d’écosocialisme a récemment émergé, nous sommes loin du compte. L’absence des organisations de lutte des classes sur ce terrain pendant des décennies n’a pas été sans conséquences : elle a laissé toute la place à un mouvement écolo prétendument ‘apolitique’ pour ‘occuper le terrain’ dans ce domaine, pour l’émergence puis la croissance d’une sensibilité ‘écolo’ déconnectée du mouvement ouvrier et souvent hostile à celui-ci. Cette mouvance s’est peu à peu constituée en mouvement politique hétérogène, puis structurée en mouvement politique organisé qui prétend souvent ne pas se situer pas sur le terrain de la lutte des classes, mais comporte en réalité une forte potentialité de se dresser à l’avenir contre un éventuel processus révolutionnaire. Il va donc être utile de se pencher d’un peu plus près sur les processus en cause dans l’absence du mouvement ouvrier et révolutionnaire dans le domaine des questions environnementales.

Alain Dubois

17 septembre 2021 

Notes

[1] Henri Peña-Ruiz, Karl Marx, penseur de l’écologie, Seuil, 2018. Pour une analyse critique de cet ouvrage, voir Alain Dubois, Henri Peña-Ruiz: Karl Marx, penseur de l’écologie, Lherbu, 7 octobre 2018. <https://lherbu.com/2018/10/pena-ruiz.htm>.

[2] Par exemple, en français: Rachel Carson, Printemps silencieux, Paris, Plon, 1962; Jean Dorst, Avant que nature meure, Delachaux et Niestlé, 1965; Barry Commoner,  Quelle terre laisserons-nous à nos enfants?, Seuil, 1969; Barry Commoner, L’encerclement, Seuil, 1972.