LE SOULEVEMENT PAYSAN CHERCHE A S’ADRESSER A TOUTES LES CLASSES POPULAIRES

Les animateurs du soulèvement paysan ont tenu à dire dès que le gouvernement a autorisé le 23 janvier les paysans à défiler dans Delhi le 26 janvier, le jour de la fête nationale, qu’il ne s’agissait pas pour eux dans cette journée de « prendre Delhi » comme on investit une ville de manière guerrière, mais de prendre le cœur et l’esprit du peuple indien en s’adressant à lui à travers cette journée.

Ils voulaient faire cela au travers de la démonstration d’un défilé monumental mais aussi maîtrisé et pacifique contre la propagande gouvernementale qui annonce le chaos à Delhi en parlant de l’arrivée de barbares et terroristes violents. Leur but était donc tout à la fois d’organiser un défilé témoignant de la force du mouvement et en même temps de sa responsabilité pour gagner à leur combat les millions et les millions d’indiens qui ont de la sympathie pour eux mais hésitent encore à s’engager dans la lutte.

Or un signe du basculement de la situation dans ce sens et probablement de la justesse de la tactique paysanne ces derniers jours, c’est qu’après les syndicats de l’Éducation nationale qui ont appelé à une journée de grève le 23 janvier contre la destruction de l’école en intégrant cette journée dans la mouvance du soulèvement paysan, ce sont les syndicats des banques publiques (importantes en Inde) qui ont appelé le 24 janvier à la mobilisation les 31 janvier et 1er février contre leur privatisation tout en intégrant aussi ces journées dans le même mouvement que celui des paysans, puis les syndicats des fonctionnaires qui ont à leur tour appelé à la mobilisation le 1er février dans le même esprit, en construisant de fait un soulèvement général.

Enfin, pour la première fois depuis la grève générale du 26 novembre 2020 appelée en commun par les organisations paysannes et ouvrières où il y avait eu 250 millions de grévistes et des millions de paysans en lutte ensemble – le plus grand mouvement de l’histoire de l’Inde – , les dix principales organisations syndicales ouvrières et le SKM ( Samyukt Kisan Morcha : Front Uni des Paysans) qui anime le soulèvement paysan ont signé le 25 janvier une déclaration commune annonçant qu’ils préparaient ensemble de nouvelles initiatives d’ici peu pour une lutte collective pour le retrait des 3 lois anti-paysannes et des 4 lois anti-ouvrières du gouvernement.

Bien sûr, il aurait été préférable que les directions syndicales ouvrières appellent à la grève et la mobilisation avant le 26 tout au long de la période qui a séparé la journée du 26 novembre 2020 et le 26 janvier 2021 où les paysans ont été seuls à assumer le poids de la lutte.

Le gouvernement n’attaquait  en effet pas seulement les paysans mais aussi toutes les classes populaires en détruisant de fond en comble les lois de protection des ouvriers au travail, déjà bien faibles, en privatisant absolument toute la fonction publique et en aidant le grand patronat à licencier des millions de travailleurs.

Or les directions syndicales ouvrières ont su organiser quand le gouvernement attaquait violemment les salariés, de multiples journées d’action syndicales en octobre et novembre 2020, – quasi une par jour – souvent très suivies, mais profession par profession, secteur par secteur, région par région, tandis que parallèlement le mouvement paysan commençait à se manifester mais encore faiblement ou très localisé.  Or dés que le mouvement paysan a pris de l’ampleur le 26 novembre 2020, les directions syndicales ouvrières ont non seulement donné aucune suite à l’immense réussite de la grève générale du 26 novembre et ses 250 millions de grévistes, laissant les paysans seuls assurer cette suite, mais ont aussi totalement stoppé leurs mobilisations et à part des déclarations platoniques de soutien aux paysans et d’admiration pour leurs méthodes, n’ont strictement rien fait, alors que c’était justement le moment de faire front ensemble.

LA TACTIQUE DU SOULÈVEMENT PAYSAN

Ce n’est probablement que parce que le soulèvement paysan a réussi peu à peu à entraîner avec lui par sa détermination, sa radicalité et son ouverture d’esprit de plus en plus de salariés que les directions syndicales nationales – très corrompues – ayant peur de perdre leurs troupes, ont décidé de faire un pas. 

Cela avait commencé avec des secteurs déjà en lutte comme les employées des crèches agricoles ou les aides soignantes fortement mobilisées autour de leurs revendications mais aussi au travers des luttes de femmes qui avaient joué un rôle important  dans un mouvement précédent fin 2020 début 2021 contre les divisions et discriminations religieuses. Ces secteurs ont rejoint sans hésitation le mouvement paysan en s’associant à eux dans leurs manifestations et actions ou à leurs campements. Puis ça été des salariés et des organisations de secteur pas encore en lutte, comme les étudiants ou des ouvriers de l’automobile, des transports…qui se retrouvaient ensemble dans les campements paysans autour de Delhi. Puis encore il y a eu  un certain nombre d’organisations syndicales ouvrières nationales comme le Citu puis fédérales ou locales comme celles de enseignants, banques (dont les métiers les lient étroitement avec le monde paysan) ou fonctionnaires…

On ne peut guère compter sur les directions syndicales ouvrières nationales toutes très liées aux partis politiques qui ne pensent les changements qu’en termes d’élections et pas par la rue. Mais  à travers l’alliance qu’elles cherchent à tisser avec elles, les paysans cherchent à s’adresser à leurs bases sociales et à s’appuyer sur la radicalisation montante de ces dernières pour obliger leurs directions à faire un pas en avant au risque pour les directions syndicales ouvrières de démontrer que décidément les salariés et leurs adhérents ne peuvent pas compter sur elles et qu’il leur faut alors se détacher d’elles pour aller de l’avant.

Il est fort probable que comme le gouvernement qui présente les paysans comme des terroristes prêts à semer le chaos à Delhi, les directions syndicales ouvrières espéraient qu’un affrontement sanglant dans la capitale entre les forces de l’ordre et les paysans le 26 janvier leur aurait permis d’argumenter aussi dans le sens de l’irresponsabilité des paysans.

Elles l’espèrent peut-être toujours. 

On sent d’ailleurs que les directions paysannes sont à cran sur le sujet et craignent des provocations en tous genres le 26.

Mais au vu du recul du gouvernement qui accepte l’entrée des paysans dans Delhi et donc reconnaît qu’ils ne sont pas si terroristes que ça et de la tactique paysanne qui vise à faire une démonstration pacifique s’adressant aux classes populaires indiennes, donc à la base sociale des syndicats ouvriers, il ne restait plus aux directions syndicales ouvrières qu’à s’inscrire dans le mouvement, entraînant – si elles ne s’arrêtent pas en chemin – des millions et des millions de personnes dans  la lutte politique contre le gouvernement et non plus seulement économique comme elles le faisaient jusque là.

Ainsi le soulèvement paysan qui, de fait, veut dégager Modi le 1er ministre et son gouvernement et l’affirme dans mille slogans et actions vient d’arriver à entraîner le monde ouvrier dans le même combat. Tout n’est pas fait, loin de là, mais un grand pas en avant a été déjà réalisé.

On verra le 26 janvier lui-même ce qui se passera et son effet sur l’opinion des classes populaires et sur la situation politique générale.

En attendant, remarquons la leçon tactique des paysans qui retrouve ce qui s’appelait le Front Unique. Une tactique qui a une longue histoire, bâtie par l’internationale Communiste à ces débuts dans les années 1920, lorsqu’elle était encore révolutionnaire, pour entraîner dans la lutte les larges bases ouvrières influencées par les Partis Socialistes qui s’intégraient au système et, eux, ne voulaient pas de cette lute.

Jacques Chastaing le 25.01.2021