Nous avons publié, mardi 6 octobre, une importante note informative du secteur international de la CGT concernant le Bélarus. Il est de la plus grande importance que la principale confédération ouvrière de France diffuse des informations exactes dissipant les kilotonnes de contre-vérités et d’approximations distillées à droite et à gauche. A droite et à gauche en effet, car la formule « la Biélorussie, îlot préservé de socialisme », ou « morceau maintenu d’union soviétique », sert à droite comme à gauche, pour suggérer, de manière péjorative ou positive, que cet État ne serait pas vraiment capitaliste, un peu comme, disons, la Corée du Nord, mais de manière moins sulfureuse et sans la bombe atomique. Ce consensus du bobard peut enfoncer des militants honnêtes dans la désinformation. Et il ne manque pas d’officines, à la fois « de droite et de gauche », elles, c’est-à-dire relevant souvent de que l’on surnomme la blogosphère « rouge-brune », ou de staliniens nostalgiques affichés, pour asséner qu’en Biélorussie, pas de chômeurs, pas de course à la productivité, etc, etc. Qu’une note de la CGT confirme la vérité, à savoir que le Bélarus, au plan européen et mondial, est le pays des CDD, est donc décisif. Que ceci ait fait « sortir du bois » des éminents représentants de la désinformation, des contre-vérités et des approximations en faveur de ce régime capitaliste dictatorial, c’est aussi bien : il circule donc une « contre-note », commentant la première, signée Jean-Pierre Page et Bruno Drweski, se présentant comme un syndicaliste et un universitaire.

De même que la note de la CGT est à conseiller à tous les militants ouvriers et syndicalistes de ce pays, CGT ou autres, le débat ainsi ouvert concerne tout le mouvement ouvrier et doit permettre une clarification, oh combien nécessaire, sur qui dans cette affaire est avec la classe ouvrière, et qui avec le capital. On dirait que faute de pouvoir envoyer des chars, Page et Drweski ont pondu un long commentaire valant déclaration de guerre, titré par une remarquable antiphrase à l’humour involontaire : « Bélarus, la CGT entre contre-vérités et approximations ». Nous allons à notre tour ici commenter ce commentaire. Il le faut : ainsi l’exige la vérité, qui par elle-même est toujours révolutionnaire.

Nous reviendrons en conclusion sur le préambule, sur certaines formulations récurrentes et sur l’orientation politique globale des auteurs, et nous commençons par le premier tronçon de ce long commentaire, qui en compte 14.

Le premier paragraphe de la note de la CGT rappelle brièvement l’origine du régime Loukachenko. Après l’explosion de l’URSS, ce candidat « populiste » issu de la bureaucratie gagne haut la main les élections de 1994, et, évènement décisif pour toute la zone ex-soviétique, il écrase par la force, en mettant un militaire fusil pointé dans le dos de chaque traminot, la grève du métro de Minsk. Ce coup est central dans les défaites ouvrières ayant permis la relative stabilité des pouvoirs oligarchiques notamment en Russie, Ukraine, et bien entendu Bélarus, jusqu’à la période actuelle dans l’ensemble. Le mérite considérable de la note de la CGT est de poser d’emblée la nature anti-ouvrière et anti-syndicale de ce régime et son rôle d’avant-garde, si l’on peut dire, en ce domaine, pour toute la partie européenne de l’ex-URSS, au moins.

De manière confuse, le tandem Page/Drweski sent que cette analyse joue un rôle clef pour toute compréhension de classe de la réalité, et s’estime tenu, non pas de la contredire – il en est bien incapable et ne parle donc pas de la répression de la grève du métro, dont il est à peine exagéré de dire qu’elle fut à l’Est un coup digne de la défaite des mineurs devant Thatcher et des contrôleurs aériens devant Reagan – mais de la nier en parlant d’autre chose. Page et Drweski en effet ne parlent pas lutte de classe : ils parlent « géopolitique ». Ils se contentent d’assener sans argumentation que Loukachenko a « réinstauré un État social » et ils en veulent pour preuve qu’il aurait pris contact avec « Cuba, le Venezuela, la Chine et le Vietnam » ! Outre que Chavez n’est au pouvoir au Venezuela qu’en 1998 alors qu’on parle ici de la naissance du régime Loukachenko en 1994-1995, nos duettistes ne vont surtout pas rappeler l’un des propos phares, en matière de politique « sociale » comme de « géopolitique », tenu par ce brave anti-mondialiste, ainsi qu’ils le présentent :

« Tout ce qui est lié à Adolf Hitler n’est pas mauvais. Rappelez-vous sa politique en Allemagne. (…) C’est parfaitement en conformité avec notre vision d’une république présidentielle et du rôle de son président.» (Handelsblatt, novembre 1995).

Avant même tout passage de la note de la CGT à ce sujet, notre tandem anti-mondialiste tient à affirmer que Loukachenko a toujours été élu régulièrement et très majoritairement. En réalité, ceci n’est vrai que du tout premier scrutin, en 1994. Mais le plus remarquable ici est l’argument-massue de Page/Drweski : non seulement aucun « chercheur et sociologue sérieux » (ces mystérieux sociologues sérieux seront mentionnés tout du long, sans être nommés : sans doute Page/Drweski veut-il ici citer Drweski/Page ?), mais surtout « les pays occidentaux », donc ceux de l’UE, ont toujours reconnu l’élection de Loukachenko !

Vrai ou fausse, notons bien cette assertion : pour notre tandem, l’argument-clef en faveur de Loukachenko, c’est que « les pays occidentaux », nommément les États-Unis, et donc l’UE, ont toujours soutenu de facto Loukachenko jusqu’ à aujourd’hui ! Et ils tenaient à nous dire cela tout de suite, ces valeureux « anti-impérialistes » !

La géopolitique dépend de la lutte des classes. La note de la CGT, de façon il est vrai rapide et sommaire, résume ensuite les postures géopolitiques du régime de Minsk puis, fort justement, les situe par rapport à la réalité première, le mode de production capitaliste à l’échelle mondiale :

« …le pays sert de plaque tournante aux échanges commerciaux entre l’UE et la Fédération de Russie qui peuvent faire semblant de rester fâchés l’une et l’autre tout en continuant d’échanger via son territoire. »

Page/Drweski ne comprennent tout simplement pas une donnée « marxiste » aussi élémentaire, et ils nous en font la démonstration. Eux qui viennent, explicitement, d’arguer des positions « occidentales » et américaine pour assurer que la présidence Loukachenko est légitime, accusent la brève description de ses jeux de yoyos d’être un appel masqué aux agressions de l’UE et de « l’OTAN », et ils nous pondent cette perle : toutes les relations internationales, toutes les politiques étrangères, « sont guidées et sans exception par l’intérêt national !»

Remarquable aveu d’ignorance crasse de la réalité capitaliste mondiale, de la part de nos chercheurs et sociologues autoproclamés marxistes compétents : il n’y a pour eux que des « nations » ! Certaines de ces nations sont gentilles : ils en redonnent la même liste, allongée cette fois-ci du Pakistan (il faut donc soutenir le Pakistan, merci du scoop, Page/Drweski !) et du Kazakhstan (un pouvoir autocratique qui a écrasé par la force les mineurs grévistes : c’est ça qui plaît à nos duettistes ?), d’autres sont méchantes : ce sont bien entendu « les occidentaux ». Le capital, rapport social mondial, est réduit par eux à la « haute finance supranationale » bien entendu liée à « l’empire américain ».

Saisissons bien cette Weltanschauung (vision du monde) : il n’y a pas lutte de classe à l’échelle mondiale, prenant bien entendu des formes nationales, mais avec un contenu de classe global, mais il y a lutte entre « bons » États et « mauvais » États, les uns par essence « anti-impérialistes » (comme la Chine, supposée avoir fait des merveilles en Bélarus !) et les autres par essence « impérialistes », c’est-à-dire vendus à la « finance supranationale ».

Notons bien, là aussi, en quoi consiste l’impérialisme américain (pléonasme dans leur vision du monde) pour notre duo. Il consiste dans le fait d’être « supranational » et « financier ». Cette vision du monde n’est pas celle de l’internationalisme ouvrier et encore moins celle du véritable syndicalisme.

Sous le sous-titre « Le Belarus est-il un paradis communiste ? », la note de la CGT poursuit par des informations factuelles : l’actionnariat d’État prépondérant n’empêche en rien que tout est en place pour des privatisations, les salaires réels et les retraites sont des plus bas.

Ce sous-titre met en transe nos deux brillants sociologues : il témoignerait de l’inculture et de l’anticommunisme des auteurs de la note de la CGT. Il n’a jamais existé de « paradis communiste », nous annoncent-ils. En voila une nouvelle. Mais par contre, il existe selon eux, accrochez-vous :

« … un État qui tente de maintenir pragmatiquement une économie pluri-sectorielle avec la prise en compte prioritaire des intérêts sociaux sur ceux des entrepreneurs privés.»

Génial ! Si un tel État n’est pas un tantinet paradisiaque à leurs yeux, c’est que nos deux experts manquent singulièrement de poésie !

Nulle réfutation des données factuelles et des chiffres donnés dans la note de la CGT, mais l’affirmation gratuite que, avec tous les avantages sociaux en nature qui sont les leurs, les prolos bélarusses auraient bien tort de se plaindre en vérité ! Ah que le patron il est gentil, ah que le patron il est sympa !

Mais là où ils franchissent vraiment le mur du son, se dévoilant vraiment comme des Dupond-Dupont de la bureaucratie managériale, c’est quand ils nous expliquent doctement qu’il ne faut pas ironiser sur la présence de « responsables à l’idéologie » dans les entreprises d’État bélarusses, même si on ne sait pas quelle est cette idéologie.

Quelle est-elle, au fait ? Pour Dupond et Dupont, elle est excellente : « … l’école des cadres de l’État à Minsk concentre une partie de leur formation sur la manière d’appliquer le code du travail en faveur des salariés lorsque ceux-ci entrent en conflit avec leur employeur .» C’est mieux qu’à l’ENA, quand même, nous expliquent-ils !

Bien en cour dans les écoles de flics patronaux de Minsk, nos duettistes ne voient même pas que leur éloge du management (des petits chefs qui licencient en ce moment même les grévistes ! ) ressemble à s’y méprendre, un petit côté grossier et brutal en plus, aux éloges convenus et répandus dans les milieux du genre Fondation Saint-Simon, des « cercles de qualité » et du « management participatif » si terriblement « occidental » !

Pleins de respect et de déférence pour les managers, qu’ils appellent « fonctionnaires », « chargés de l’idéologie », Page/Drweski ne cachent pas, par contre, leur mépris pour les prolétaires bélarusses. Qu’on en juge :

« En fait, la vérité commande de reconnaître que le mécontentement n’a pas réussi à toucher de façon massive ni les grandes usines publiques ni les exploitants agricoles ni même les universités. Cela explique pourquoi les manifestations ont touché surtout les jeunes diplômés, techniciens, jeunes cadres et informaticiens des secteurs privés fascinés par la Silicon Valley et les rêves de start-up ou d’entreprises indépendantes dans le style UBER. »

La première phrase de ce passage relève de la plus banale propagande anti-grève de la part de n’importe quel patronat de choc. Outre qu’elle est un mensonge en ce qui concerne les grèves de masse du 11 août et des jours qui ont suivi, lesquelles sont ce qui a rendu la situation irréversible, nous avons là une affirmation anti-grève classique, prétendant que les grévistes sont une minorité agitée et manipulée, thème qui reviendra.

Ensuite, les manifestants sont assimilés à une sorte de petite-bourgeoisie fascinée par les start-up. Beaucoup plus qu’une représentation illusoire qui existe en effet, et c’est bien compréhensible, dans des secteurs de la jeunesse en Europe centrale et orientale, nous avons là un fantasme politique, qui vient compléter celui de la « finance supranationale » : une jeunesse avide de gain et décérébrée voudrait monter ses propres entreprises, et même elle aurait largement commencé (quoi ! Loukachenko a toléré cette chienlit ! Il n’a donc pas assez écouté les grands sociologues Page et Drweski !!!).

Dans la propagande des nombreux partis stalino-nationalistes de Russie, beaucoup plus faibles aujourd’hui en Bélarus car c’est Loukachenko qui occupe leur place, cette sale engeance à leur yeux est en outre taxée de « LGBTisme » : pour les omons et brutes policières à l’Est, le jeune manifestant est aussi un « pédé » … Page et Drewski ne vont pas jusqu’à nous servir ici cet ingrédient là. Mais ne parions pas à leur sujet …

Arrive ensuite un passage clef de la note de la CGT : celle qui informe les syndiqués de ce que, en Bélarus, dominent de manière écrasante les CDD !

Et là, le commentaire de nos deux experts devient soudain très court. Ils n’ont en fait rien à dire sur ce point central : c’est ballot, non ? Oh certes, ils tentent de donner le change en parlant d’autre chose, en réclamant des notes aussi « critiques » sur la Pologne, etc., mais cela ne peut tromper personne. Donc, leur prose ne vise pas à argumenter, car ils n’en ont pas les moyens, les faits étant les faits. Il s’agit juste de rallier les fidèles … mais pour quel combat ? Poursuivons.

Suit un autre passage de la note, approfondissant le précédent, sur les pires lois antisociales, à l’échelle européenne, que sont la généralisation des CDD et la répression du « parasitisme », c’est-à-dire du chômage.

Dupond et Dupont n’ont toujours strictement rien à dire là-dessus, mais ils nous offrent un curieux pensum qui mérite d’être lu de près, tant il s’agit d’une apologie du capitalisme version Loukachenko : figurez-vous que « le Bélarus » (Loukachenko) « a tenté d’améliorer l’efficacité des entreprises publiques où la productivité du travail était trop faible depuis l’époque soviétique, tout en garantissant un minimum social à la population. » Car, voyez-vous, « En Biélorussie, la réforme du secteur public ou parapublic n’avait pas été affrontée de façon suffisante à l’époque soviétique, ce qui a poussé certains à considérer le néolibéralisme comme la réponse. »

Productivité du travail, rendement, réformes nécessaires : nos courageux duettistes sont pour l’efficacité managériale (ah, si Gorbatchev s’était mieux inspiré du « modèle chinois » …) ! Et ils saluent Loukachenko qui aurait réussi à ne pas faire du libéralisme tout en réformant le système soviétique ! lls saluent notamment son succès dans « la High tech et les jeux vidéos ». A ce stade il va falloir que Page/Drweski s’explique avec Drweski/Page : n’est-ce pas la même jeunesse occidentalisée qui veut faire des start-up et des trucs façon uber et qui manifeste ? Quelle injustice pour ce roi du jeu vidéo High Tech qu’est Loukachenko ! Et c’est donc parce que « l’efficacité » a été au « rendez-vous » que le capital international est intéressé pour racheter tout ça. Il faut donc protéger la PME du patron de choc Loukachenko des appétits de la finance apatride et cosmopolite …

Sur la négation des droits syndicaux, nos Dupond-Dupont réclament une comparaison avec les pays « post-soviétiques » voisins, c’est-à-dire qu’ils n’ont rien à dire. Dans la zone européenne de l’ex-URSS, hormis le Donbass occupé, le Bélarus est effectivement le lieu de la pire répression antisyndicale, notamment par rapport au régime autoritaire russe lui-même.

Sur le droit de grève, ils couinent « et en France, alors ? », confirmant qu’ils n’ont là non plus rien à dire.

Ensuite, la note de la CGT présente les syndicats officiels, de façon très objective et somme toute assez modérée. Elle rappelle leurs variations depuis les années Gorbatchev : accompagnement de la pérestroïka, puis amorce d’une opposition au régime Loukachenko, un ancien dirigeant, Gontcharik, de la centrale officielle s’étant présenté aux présidentielles contre lui. Par la suite la mise au pas est totale. La centrale officielle doit être qualifiée, de manière nettement pire que la centrale russe par exemple (il est vrai aiguillonnée depuis des années par la centrale indépendante, la KTR), de syndicalisme vertical, patronal, d’État, et répressif.

Notre tandem de managers loukatchenkistes ergote longuement sur Gontcharik qu’auraient soutenu, forcément, « les USA » et « Soros » (on y reviendra …), puis mentionnent un autre personnage, qu’ils ne nomment pas, et qu’aurait reçu G. Bush : comme ce n’est pas Gontcharik, il est clair que c’est uniquement pour faire des bulles qu’ils nous racontent tout ça.

Nous apprenons ensuite que ce n’est pas bien grave que Loukachenko soit membre des syndicats officiels (syndiqué n°1 de la Fédération des travailleurs de l’État, disposant d’un droit d’intervention illimité dans les congrès ! ), et qu’avec la CES c’est pareil, puisque des chefs d’État européens ont parfois été salués par ses congrès (notre tandem, du coup, se contredit : en Bélarus, ce ne serait pas mieux qu’à la CES, quelle horreur !). Quoi que l’on pense de la CES, on est dans la confusion : Juncker n’est pas membre de la CES, ni des syndicats luxembourgeois. Loukachenko, lui, est membre éminent des « syndicats » officiels bélarusses. La seule comparaison valable est celle des régimes d’extrême-droite : charte du travail de Vichy, Chambre des faisceaux et des corporations fasciste, syndicats verticaux franquistes, Arbeitfront. Ou encore chez les « anti-impérialistes », Chine ou Iran …

C’est bien une organisation de cette nature (et ce n’est pas la seule …) qui est ici membre de la FSM. Car tout militant matérialiste sérieux ne s’en tient pas aux mots, mais aux rapports sociaux réels. Un syndicat libre, même « réformiste » et dont les dirigeants pratiquent la collaboration de classe, vaut mille fois mieux car les travailleurs peuvent s’en servir et l’on peut combattre en son sein, tandis que les syndicats émanant de l’État ou du patronat, dans ce cas là de l’État-patronat, sont le pire des carcans : les travailleurs, et c’est le cas aujourd’hui en Bélarus, cherchent à en sortir et à détruire ces organisations corporatistes au service exclusif des exploiteurs, visant à les priver de toute représentation réelle, qu’elle soit par ailleurs fidèle ou infidèle, bonne ou mauvaise.

Rions un peu, enfin, de ces compliments décernés au syndicat officiel :

« Le syndicat largement majoritaire en Biélorussie estime aujourd’hui que le régime Loukachenko représente sur beaucoup de points l’optimum de ce qu’on peut obtenir dans ce pays menacé par les appétits capitalistes en provenance de l’Ouest et de Russie. Toutefois, lors des récents événements d’août 2020, la Fédération des Syndicats du Belarus a dénoncé la violence utilisée par les forces de répression, a exigé la libération des manifestants emprisonnés sans raisons et le lancement de négociations entre toutes les parties.»

L’adhésion est obligatoire, ce « syndicat » est donc forcément « majoritaire ». Au bout d’une semaine, secoué par les travailleurs, il a protesté contre une répression selon lui exagérée et a appelé au « calme », c’est-à-dire à l’arrêt des manifestations. Admirons enfin l’exigence de libération des emprisonnés sans raisons. Que dirait-on d’un appel à défendre les syndicalistes et gilets jaunes réprimés sans raisons en France? …

A propos du syndicat indépendant BKDP, on notera la gêne initiale du tandem: il « fait preuve certes d’une réelle énergie ». Mais qui le finance ? S’ensuit un long développement suggérant sans le dire que le BKDP est financé par … Soros ? la CIA ? le pape ? la CES ? la finance apatride et cosmopolite ? les patrons des start-up profitant déloyalement de la fameuse efficacité de Loukachenko en matière de jeux vidéo high tech détectée par nos Dupond-Dupont !? On ne saura pas, rien n’est dit, tout est dans l’insinuation, à la manière d’un mauvais policier.

L’allusion à Solidarnosc mérite d’être précisée : il y a ici un amalgame (courant) entre ce que Solidarnosc est devenue à partir de la fin des années 1980, et la « grande Solidarnosc » des 10 millions de travailleurs qui voulaient une « république autogérée » en 1980-81. Qu’est-ce qui a permis cette transformation ? Le coup d’État du 13 décembre 81 et la répression des Loukachenko de l’époque. Fermons le ban.

Suit un beau mensonge : les syndicats officiels ont une représentativité « largement majoritaire dans un pays où rien ne force un salarié à adhérer à un syndicat et où par ailleurs le pluralisme syndical est reconnu ». Comment qualifier cela ? …

Enfin, significativement, ce passage de cris inconsistants contre le syndicalisme indépendant, c’est-à-dire contre le syndicalisme, tout simplement, et de mensonge sur le faux « syndicat » patronal d’État affilié à la FSM, se termine par un conseil donné à Loukachenko : il lui faudrait un parti, c’est une faiblesse de n’en point avoir ! Un syndicat officiel, c’est bien, un parti officiel, c’est encore mieux ! Et Dupond et Dupont ont encore franchi le mur du çon !

Ils frappent encore plus fort dans leur commentaire suivant, concernant l’explosion démocratique et sociale suite au trucage du vote : les forces de l’ordre bélarusses n’emploient pas de LBD et même pas de grenades de désencerclement ! et d’ailleurs ce sont aussi, ce sont surtout, les manifestants qui étaient violents !

Et avec ça on s’imagine berner des militants qui se heurtent à la répression en France ? Quelle honte …Les chars dans les rues, les décharges électriques dans les parties génitales, les coups sur le corps entier avec une prédilection, commune à toutes les polices de régimes autoritaires, pour la sodomie avec matraque, voila ce qu’il en est …

Faut-il longuement commenter, avec ça, les phrases ampoulées sur les « enquêtes sociologiques sérieuses »(sic) prouvant que Loukachenko a eu les deux tiers de voix ? Non, ça suffit.

Nous pouvons de même aller vite, désormais, sur le commentaire s’en prenant à la partie de la note qui expose la puissante poussée vers la grève générale effective, ce mot d’ordre et ce sentiment de « grève générale » ayant fait partiellement reculer la répression et ayant consolidé le mouvement démocratique, avec la formation des comités de grève et le rôle du BKDP en leur sein.

Page/Drweski n’a toujours rien à dire ici, comme chaque fois qu’il est question de la condition ouvrière et de l’action ouvrière, de classe. Ils se contentent de se féliciter du reflux relatif, en fait de l’installation dans la durée sous des formes inédites de « grève générale du zèle », d’un mouvement confronté à une répression violente et aux CDD pour tous :

« Force est de remarquer qu’après des réactions de colère justifiée, la situation s’est stabilisée dans les usines de Biélorussie même si des jeunes manifestants et manifestantes n’ayant rien à voir avec les usines concernées ont pendant plusieurs jours, sans succès, tenté d’haranguer les ouvriers voulant entrer dans leurs usines pour les pousser à faire grève. »

La « colère justifiée » concerne la répression ultra-violente des premiers jours, qui a repris à plusieurs reprises depuis, les éléments de langage adoptés par nos Dupond et Dupont intégrant le fait que, à cause certes, selon eux, de la violence des manifestants manipulés de l’étranger, ça avait un peu dérapé …

La suite est éloquente : combien de fois a-ton entendu des patrons, le MEDEF ou autres organisations patronales, dénigrer ainsi des grèves en les présentant comme minoritaires ? Plus encore : quel militant sérieux de la CGT n’a-t-il pas fait l’expérience, notamment lors des poussées vers la grève générale que la France a connues, en 1995, en 2003, en 2007, en 2010, en 2016, fin 2019, d’équipes combatives se présentant devant des sites industriels, des centres logistiques, des dépôts de carburants ? Et des patrons locaux, des chambres de commerce et d’une certaine presse disant, comme Page/Drweski, qu’ils tentaient « sans succès » d’« haranguer » les travailleurs pour les « pousser à faire grève », le tout en présentant des chiffres faux sur les taux de grévistes et le nombre de manifestants ? Comment ne pas voir le langage anti-grève, le langage patronal, que se mettent, emportés par leur élan, à employer nos deux experts géopoliticiens ?

Bon, à ce stade, il nous est permis d’abréger, car la suite du commentaire de notre duo ne fait guère que répéter en boucle le même refrain.

Un mot tout de même sur le drapeau bélarusse brandi dans les manifs (outre quelques drapeaux rouges, d’ailleurs, de l’aile oppositionnelle de l’ancien PC), traité de drapeau « nazi ». Ce drapeau est entré dans les consciences comme emblème national assez tard, lors des grandes luttes sociales des années 1988-1994, celles que Loukachenko avait cru briser. Auparavant, les nazis ont tenté, parfois, de l’utiliser, mais sans succès et sans insister (contre les partisans bélarusses et les Juifs, les principaux effectifs collabos venaient des sous-off du PCUS, dans l’armée « Vlassov »). Auparavant, ce drapeau avait fait une apparition assez fugitive en 1917-1919, au nom d’une rada (conseil) bélarusse indépendante qui siégeait à Vilnius, et qui avait demandé à participer au III° congrès panrusse des soviets début 18. Il parait que B. Drweski a commis un Que sais-je ? sur l’histoire de ce pays. Faire croire que les manifestants reprennent un drapeau « nazi » est une infamie, mais profondément bête. Quiconque a parlé avec des manifestants bélarusses sait que « partisan » est pour eux un mot sacré, et que « fasciste » est le terme dont ils désignent Loukachenko et ses nervis. Mais il fallait bien que Dupont et Dupond trouvent une diversion contre la réalité des symboles bélarusses et du chant des manifs, l’Estaca, comme rapporté dans la note de la CGT !

On ne peut au final qu’être confondu de l’inconsistance politique, de l’absence de prise en compte des faits, et de l’incapacité à argumenter, pire, de l’absence de toute volonté réelle d’une confrontation argumentée, de celles que mérite le mouvement ouvrier et qui le forgent dans sa conscience comme dans sa confiance. A la capacité politique des prolétaires illustrée en France dans les luttes de ces dernières années dont celles des Gilets jaunes, comme en Bélarus aujourd’hui, s’oppose ici, en un pathétique contraste, l’incapacité radicale à formuler autre chose que des éléments de langage répétitifs. Disons-le, on est quand même déçus. On se disait : « tonnerre de Brest, enfin, Page et Drweski sortent les orgues de Staline, donnent la grosse Bertha, contre la commission internationale de la CGT, on va avoir un vrai débat, une confrontation, ça va déchouquer, on va au moins avoir une bonne et franche polémique ! » Et on a … ça !

Faut-il s’en étonner ?? Nous avons relevé le glissement pathétique vers des arguments qui, dans notre « Ouest », sont dignes des patrons et des énarques, et qui, parce qu’on serait à l’ « Est », changeraient soudain de couleur. Hé bien non, ils sont de même nature, car les systèmes sociaux sont de même nature, fondamentalement, et le syndicalisme groupe les travailleurs contre ce système : le mode de production capitaliste.

Nous ne sommes pas revenus, tout au long de ce commentaire d’un commentaire, sur la récurrence obsessionnelle d’un mot : « Soros ». Quand c’est à l’ «Est», que ce soit chez Loukachenko, Poutine, Xi Jinping, Tokaïev (Kazakhstan), ou même au Pakistan, les grèves et les manifestations sont montées par un complot de la « haute finance supranationale », incarné par « Soros ». Cette rhétorique se retrouve à l’extrême-droite et elle est aussi, notons-le, celle d’Orban en Hongrie ou de Duda en Pologne, dont nos Tif et Tondu de service ont exigé au passage, si on a bien lu, que la CGT soit aussi « critique » qu’elle l’est avec leur cher Loukachenko.

Cette rhétorique a un écho antisémite, et ceci est inévitable quand on a remplacé, dans sa vision du monde, la lutte des classes par la « géopolitique » unissant les nations « anti-mondialistes » contre la « finance supranationale ». Il n’y a donc rien de déplacé à remarquer qu’un Drweski s’est illustré en expliquant, à la mort du négationniste Faurisson, que celui-ci avait certes tort, mais qu’il a trop tordu le bâton en voulant combattre la « religion de la Shoah ». Ou que les passerelles de nos duettistes vers une certaine ultra-droite, UPR et autres, ne manquent pas. C’est logique. Quand on soutient des États contre la classe ouvrière, peut-on se faire passer pour une opposition de gauche dans la CGT ?

Le pire du pire, c’est le préambule : « Ce qui se veut une «note de référence» du département international est en fait une interprétation partisane qui, dans le fond et la forme, met en question la crédibilité de la CGT elle-même. 30 ans après la disparition de l’URSS, le document suinte l’antisoviétisme. Il est dans la continuité d’autres déclarations à l’inspiration identique et fort logiquement en phase avec l’aide financière apportée le 10 juillet 2016 par la CGT à « Mémorial ». Cette ONG russe liée au réseau mondial de l’escroc milliardaire Georges Soros, l’un des instigateurs des révolutions de couleurs.»

Nous ne savons pas si la CGT a réellement aidé Mémorial, mais si c’est vrai c’est tout à son honneur : avec les syndicats indépendants cette organisation, regroupant les anciens déportés du Goulag et leurs familles, est le principal point d’appui pour les combats démocratiques en Russie. Non seulement nos deux zigs l’assimilent, en un langage conspirationniste qui évoque la pire propagande d’extrême-droite, au « réseau mondial » de Soros, mais ils réussissent à écrire cela au moment même où le pouvoir de Poutine signe sa continuité avec le stalinisme en condamnant Iouri Dimitriev, historien des crimes de masse de Staline, dans un procès truqué, à 13 ans de prison. Entre la police politique et la vérité, voila qui s’appelle choisir son camp …

Au final le seul « argument » qui peut demeurer, est celui de la « CES », qui joue ici le rôle d’une sorte de fétiche repoussoir. Oui, la CES, de par ses liens avec les institutions dites « européennes », pose des problèmes d’indépendance syndicale et pousse le syndicalisme à l’intégration. Ces problèmes ont d’ailleurs été soulevés de longue date et bien avant un Page, par des syndicalistes internationaux tels que Georges Debunne, de la FGTB belge, l’un des fondateurs de la CES et son président au début des années 1980, vent debout pour l’indépendance des syndicats envers la Commission Européenne et en campagne contre le projet de traité constitutionnel européen de 2005, ou Dan Gallin, dirigeant de l’Internationale professionnelle de l’agro-alimentaire, qui a déjoué les infiltrations de la CIA dans ses syndicats latino-américains puis qui a lutté contre ce qu’il appelait le « séparatisme européen » de la CES, problématique pour les secrétariats syndicaux internationaux. Tout cela pour dire que la critique de la CES est une chose beaucoup trop sérieuse pour être laissée aux seuls partisans de la FSM. D’ailleurs nous n’avons ici aucune critique structurée, sur des principes de classes, visant la CES. Nous avons des mots magiques – « Soros », « Amérique », etc.- par lesquels les grandes centrales réformistes d’Europe, qui constituent la classe ouvrière en classe organisée, existant pour elle-même, telles que le TUC britannique, le DGB allemand, la FGTB belge … sont perçues comme des agences impérialistes. Aucun syndicaliste de classe en France ne peut esquiver la nécessité de relations avec ces organisations, fut-ce pour les entraîner dans des combats communs. Quant au syndicalisme intégré à l’État, sous sa forme la pire, c’est à la FSM qu’on le rencontre, même si on n’y rencontre pas que cela. Un « syndicalisme » anti-grève, anti-ouvrier, fliquant les travailleurs. Cette vérité est incontournable.

Ce texte est long (moins toutefois que le pauvre pensum qu’il décortique). Cela est parfois nécessaire. Concluons clairement : qui peut s’imaginer que des militants syndicalistes qui veulent l’efficacité contre Macron et les patrons ont intérêt à calomnier le syndicat bélarusse indépendant BKDP, les comités de grève, les femmes en première ligne, le mouvement démocratique bélarusse ? Ce mouvement veut chasser le président, renverser le pouvoir exécutif. Cela ne vous rappelle rien en France ? Il se heurte à un faux syndicat adepte du « dialogue social » pour maintenir les gouvernants en place. Cela ne vous évoque rien non plus ? Il est, bien entendu, confronté à des questions politiques, et le BKDP oppose ses revendications sociales, à commencer par la fin du système des CDD, aux composantes libérales poussant aux privatisations dans certains secteurs de l’opposition, privatisations qui sont aussi au programme de Loukachenko. Cela aussi nous est commun : on clarifie en marchant, dans la lutte des classes, la lutte commune contre les exploiteurs et les oppresseurs, donc contre les Loukachenko.

A bas Macron, à bas Loukachenko, vive le syndicalisme indépendant !