Aggravation de la crise aux Etats-Unis.

Deux documents récents donnent le cadre global de la politique étatsunienne sous Trump II : le texte de la Maison blanche sur la stratégie de sécurité nationale sorti fin novembre et son « explication de texte » par Pete Hegseth.

La ligne générale se résume comme suit.

Premièrement, renonciation à l’hégémonie mondiale et à l’unilatéralisme, mais rôle revendiqué pour les Etats-Unis de premier violon parmi les grands hégémons (d’où l’enjeu existentiel de l’alliance russe pour équilibrer la Chine), et de plate-forme maintenue des flux mondiaux de capitaux et logistiques.

Deuxièmement, revendication de domination absolue des Amériques, de Cuba et du Venezuela au Canada et au Groenland : c’est le « corollaire Trump de la doctrine Monroe », autrement dit le gros bâton, étendu à l’Amérique du Nord, et impliquant que les autres impérialismes, russe, chinois ou européens, laissent tomber ce continent de gré ou de force.

Troisièmement, « porte ouverte » imposée en Asie-Pacifique, sorte de containment de la Chine pour lequel Inde, Europe, Japon, Australie, et même Russie, sont conviés comme auxiliaires. La porte ouverte prédatrice est également préconisée pour l’Afrique. Le Proche-Orient est désigné – ce n’est pas la première fois, Obama déjà …- comme prenant trop de place à ce jour dans la politique US.

Enfin, et c’est central : Regime change en Europe, vers l’extrême droite, et en accord avec Poutine. Ceci concerne directement la France, entre autres.

C’est la guerre à l’Europe au moyen de l’extrême droite. Sa finalité est double : reléguer définitivement les impérialismes européens (allemand, britannique, français) au second voire troisième ou dernier rang, mais aussi, mais surtout, casser les classes ouvrières et les peuples européens, leurs conquêtes démocratiques, sociales, culturelles, y compris les libertés conquises lors des révolutions de 1989-1991 en Europe centrale et orientale.

La politique intérieure de Trump II correspond à cette nouvelle forme de politique impérialiste mondiale.

Le principal point d’intersection entre politique mondiale et politique intérieure est l’appel à supprimer l’immigration, avec la reprise concernant l’Europe du mythe du « grand remplacement ». A travers les attaques violentes de ICE (Immigration and Customs Enforcement, police de l’immigration et des frontières, qui a recruté largement dans les couches fascisantes depuis l’avènement de Trump II) contre les migrants, ce sont toute la classe ouvrière des Etats-Unis et tous les droits démocratiques qui sont visés, et les couches nationales ciblées, amérindiennes, métisses et latinos, sont les mêmes sur le sol étatsunien et dans les actes de piraterie militaire dans les Caraïbes.

L’élimination des « freins et contrepoids » qui sont au fondement de la constitution étatsunienne, coup d’Etat rampant, a largement commencé et nous en avons documenté les étapes dans Aplutsoc : longues vacances du Congrès, non consultation de celui-ci lors de la « guerre de 12 jours » contre l’Iran en juin dernier, décision de la Cour suprême le 27 juin faisant que lorsqu’un tribunal conclut que le pouvoir exécutif a outrepassé ses pouvoirs il ne peut pas pour autant sanctionner ledit pouvoir, et interventions d’ICE, de la garde nationale, voire de l’armée, à Los Angeles, Chicago, Portland, y compris des tentatives à New York …

Cependant, le coup d’Etat rampant est en train de se gripper. La raison fondamentale en est la résistance démocratique de masse et le fait que le caractère majoritaire de celle-ci est frontal, massif, incontournable, se vérifiant à la fois dans les manifestations de rue et dans les scrutins locaux, mais de portée nationale, comme à New York et Seattle le 4 novembre dernier. Un autre facteur clef, à l’extérieur des Etats-Unis, est le fait que l’Ukraine ne plie pas devant la Russie.

Le Congrès, malgré ses vacances fréquentes imposées par son speaker Mike Johnson, a finalement voté deux lois battant Trump en brèche, malgré la peur des élus républicains. L’une a fait peu de bruit mais elle a son importance : c’est une loi bipartisane rétablissant les droits syndicaux des fonctionnaires fédéraux mis à mal par le commando DOGE mené par Elon Musk en début de mandat. Elle résulte du lobbying de l’AFL-CIO dont les sommets sont par ailleurs inactifs.

L’autre a au contraire fait beaucoup de bruit : c’est l’obligation faite à Pam Bondi, procureure générale de Trump, de publier les Epstein files, ce qu’elle a fait, contrainte et forcée, avec retard, et avec des censures et caviardages massifs, invérifiables et probablement illégaux pour beaucoup d’entre eux, le 19 décembre à minuit (heure américaine).

Comme on pouvait s’y attendre les photos, vidéos et écrits les plus « compromettants » pour Trump, dont nul ne doute de leur existence, ont été censurés, mais même ainsi sa présence dans le monde réservé d’Epstein est largement attestée. Par le mensonge ostensible, il se grille peu à peu.

Nullement par hasard, le 19 décembre fut aussi la date du rassemblement annuel de Turning Point USA à Phoenix, le mouvement MAGA de jeunesse, où Trump n’était justement pas invité (son fils l’était), et où l’élu républicain Ben Shapiro a attaqué Tucker Carlson pour avoir invité le nazi explicite Nick Fuentes dans son émission.

A l’applaudimètre, Tucker Carlson et Steve Bannon ont ensuite largement battu Shapiro, montrant qui a pris la main dans la base MAGA, à savoir ceux dont Marjorie Taylor Greene, violente égérie du mouvement qui se dit aujourd’hui menacée de mort par Trump, dit tout haut ce qu’ils pensent : non aux interventions extérieures, assez du soutien à Israël – et antisémitisme avéré et débridé -, et distanciation « morale » envers Trump à cause des Epstein files.

Cherchant à dominer, en surplomb, cet affrontement, J.D. Vance, allié à Erica Kirk (veuve de Charlie Kirk), laisse s’exprimer le courant qui va vers l’abandon de Trump, courant que la Heritage Foundation n’a pas non plus condamné.

Erika Kirk a appelé à la candidature de Vance pour 2028, ce qui veut dire qu’ils se projettent dans l’après-Trump, qui pourrait donc s’accélérer.

Ils entérinent à l’avance le probable échec du coup d’Etat rampant de Trump II, signifiant qu’il ne sera pas candidat à un troisième mandat ce qui aurait voulu dire réviser ou piétiner la constitution, et aussi qu’il est en train d’échouer à truquer ou militariser les prochaines élections Mid-terms.

Les rumeurs collatérales sont significatives. Charlie Kirk a été assassiné par un jeune désaxé lié au mouvement nazi de Nick Fuentes. La campagne de terreur accusant la « gauche radicale » de l’avoir tué, en mode « incendie du Reichstag », que Trump avait envisagée, a été désamorcée dans l’œuf. La rumeur qui circule à présent est que l’assassinat aurait été un coup monté par … les Juifs ! Autre rumeur, celle du remariage d’Erika Kirk avec J.D. Vance !

Si Trump a encore le pouvoir de censurer les Epstein files, son pouvoir intérieur est clairement en train de s’effriter rapidement. Et soulignons bien ce fait central : le renversement de Trump est maintenant une question féministe centrale. Quelle que soit la suite, c’est là un fait décisif dans l’histoire des luttes sociales à l’échelle mondiale.

Dans ces conditions, les interrogations portent sur une intervention extérieure, une guerre, pour le remettre en selle. Mais il est probable qu’au stade où en sont les choses une guerre ne résoudrait pas mais aggraverait immédiatement la crise intérieure.

Pression sur l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale et les Antilles.

La guerre est de toute évidence en préparation contre le Venezuela, mais, définie de manière confuse comme guerre au narcotrafic, elle serait susceptible d’extension et de dégâts collatéraux dans toutes les Antilles et en Colombie.

La table-ronde tenue sur Radio France par Thomas Posado et notre camarade Fabrice Andreani est fort éclairante sur les circonstances réelles de cette grande provocation. Il en ressort deux points qu’il est indispensable de développer.

D’une part, la population vénézuélienne rejette très majoritairement Maduro, sa dictature, son régime, sa corruption, qui est devenue un repoussoir absolu à l’échelle de tout le continent, mais elle n’est absolument pas disposée à accepter une ingérence impérialiste et ne suivra pas l’alignement sur Trump de la « prix Nobel de la paix » Maria Corina Machado. Ce qui se passerait en cas d’intervention est donc totalement imprévisible. Le régime et les campistes dans le monde se rengorgent en affirmant que des centaines de milliers de volontaires affluent. C’est vrai mais, comme le signale F. Andreani, ce sont … des personnes âgées, cadres du régime. Nous pouvons dire que la tentative de confisquer la résistance anti-impérialiste par Maduro ne ferait qu’affaiblir celle-ci et que le fait de repousser une éventuelle invasion appellerait son renversement.

D’autre part, la menace contre le Venezuela ne se situe pas dans le cadre « campiste » ancien d’un affrontement entre un pays qui défierait les Etats-Unis aux côtés de la Russie, de la Chine et de Cuba, avec ceux-ci. En fait, même l’embargo pétrolier a des gros trous, la firme Chevron pouvant trafiquer au Venezuela. Mais surtout, ce que Trump voudrait « dealer », c’est le partage du monde avec, en l’occurrence, surtout Poutine (la Chine étant présente, plus discrètement mais, par ses capitaux, plus massivement) : je prends le Venezuela – et ensuite Cuba – et je fais tout pour te livrer l’Ukraine, et si tu attaques dans la Baltique, je te laisserai faire.

C’est pourquoi le mouvement démocratique aux Etats-Unis et la résistance des peuples d’Amérique du Sud concourent à éviter une possible attaque russe sur la Baltique.

Mais le fait principal de ces derniers jours en Amérique du Sud est hélas la victoire du pinochetiste et fils de nazi José Antonio Kast aux présidentielles chiliennes, le 14 décembre dernier, par 58,16% contre 41,84% à la communiste Jeannette Jara, candidate d’une coalition allant de la démocratie chrétienne à la gauche radicale, avec 85% de participation – le vote étant obligatoire.

Ce résultat est tout sauf une surprise. L’ascension de Kast s’est faite par étapes, ayant été battu par G. Boric en 2021 avec 44,1% des voix. La présidence Boric, portant au pouvoir une sorte de nouveau front populaire, a engendré une double déception, sociale et démocratique, et la poussée d’extrême droite ou « populiste de droite » au premier tour du scrutin de 2025 faisait en fait craindre un second tour pire encore, l’ensemble des candidats extrémistes et/ou populistes totalisant 73,15% des suffrages face aux 26,85% de J. Jara, qui a donc en fait remonté la pente, mais pas suffisamment, obtenant même un nombre de voix supérieur à celui de Boric en 2021.

La déception sociale est évidemment liée à l’absence de toute rupture avec le capitalisme et les marchés, mais la déception démocratique qui se combine avec elle est un facteur décisif : ce sont des mobilisations de masse, sociales, démocratiques et féministes, qui avaient imposé, en octobre 2020, le vote pour un processus constituant et donc une nouvelle constitution, par une majorité écrasante de près de 79% sur 51% de votants, Katz représentant alors les battus.

C’est à la suite de cette première victoire démocratique qu’une première assemblée constituante fut élue en mai 2021, mais elle ne sera jamais une assemblée souveraine. L’appareil d’Etat et la constitution de Pinochet datant de 1981 sont restés en place, et son projet de constitution, qui était fort progressiste concernant les droits des femmes et des indiens Mapuches, laissait le pouvoir d’Etat en place, avec une double chambre et un pouvoir présidentiel fort doté y compris de pouvoirs législatifs. Cette « abyssale défaite » a été, de fait, organisée par Boric et la coalition qui le soutenait. Elle enclenche les défaites qui l’ont suivie.

Dans les bilans politiques diffusés parmi les milieux militants, nous avons une version « insoumise » et une version « extrême gauche » de la même analyse sommaire, qui nous disent que les dirigeants du gouvernement Boric ressemblaient trop à des socialistes français, les premiers expliquant ainsi l’échec de la « révolution citoyenne » par les urnes que prétend mener à bien J.L. Mélenchon s’il devient président de la V° République, les seconds que les formes d’auto-organisation populaire ont été mises sous le boisseau au motif qu’il y avait une assemblée constituante.

Alexis Corbière touche au fond du problème lorsqu’il écrit, dans le communiqué de L’APRES :

« Parmi les faiblesses du gouvernement Boric, qui n’avait pas de majorité à l’assemblée nationale, il y eut en premier lieu l’échec cinglant de la révision constitutionnelle : la constitution actuelle est encore celle de Pinochet, la nouvelle ayant été rejetée par référendum après le travail novateur d’une Assemblée constituante. Cela a pesé lourd.

Les commentaires sarcastiques, qu’on a pu entendre en France, aussi ignorants que pédants sur l’échec d’une prétendue « gauche molle », sont donc simplistes. »

Oui, la logique de la défaite découle de l’échec du premier référendum constituant. Mais comment expliquer celle-ci ?

Nous pensons que l’explication « gauchiste » ou « insoumise » selon laquelle la démocratie a endigué le soulèvement populaire (version gauchiste) ou selon laquelle Boric, d’abord encensé comme un émule de Mélenchon, serait devenu un « social-démocrate » (version insoumise), ne tiennent pas la route.

Tout au contraire en effet, l’échec de Boric, découlant du refus de faire de la constituante une vraie constituante souveraine, ne tient pas à un trop plein de démocratie ou à de la mollesse « social-démocrate », mais au manque de radicalité démocratique sur la question du pouvoir d’Etat : une constituante souveraine doit être une assemblée qui gouverne, qui n’est pas cantonnée à l’écriture d’un texte constitutionnel, et dont l’élection n’est pas encadrée par l’Etat en place, ses officiers tortionnaires et ses préfets, mais est organisée par le peuple, ses comités, de grève, de quartiers, ses AG et ses communautés.

Là est la question : cette constituante qui a échoué, entrainant le cycle des défaites, était une constituante octroyée et pas souveraine – exactement comme prévu dans le programme de LFI depuis sa fondation !

Nous touchons là à la question cardinale de toute révolution contemporaine, rencontrée en Algérie lors du Hirak : la question du pouvoir et la question de la démocratie sont une seule et même question sans quoi on ne comprend plus rien ni à l’une ni à l’autre.

De plus, quand on explique aux Chiliens qu’il faut à gauche plus de « radicalité », ce qu’ils entendent, et souvent ce que veulent dire ces donneurs de leçons, est qu’il faut faire comme au Venezuela de Maduro. Or, celui-ci est le repoussoir absolu, l’anti-modèle, la dictature capitaliste corrompue, le pays que fuient des millions et des millions de réfugiés qui, dans les Etats-Unis de Trump comme dans le cône Sud de l’Amérique du Sud, sont désignés par toute la droite comme vecteurs des narcotrafics, des maladies et de l’insécurité.

Il ne faut pas plus de « radicalité » en soi, il faut plus de démocratie à savoir l’auto-organisation et la souveraineté populaire dans les faits et non dans les mots, c’est-à-dire la destruction de l’appareil d’Etat capitaliste, son corps des officiers et sa bureaucratie. Nous avons affaire à la même question en France avec l’appareil d’Etat de la V° République, du président aux préfets et recteurs : une constituante souveraine en France ne sera pas l’antidote « démocratique » à l’auto-organisation populaire, elle ne pourra exister qu’en allant de pair avec elle !

Intervenant après l’évitement de la défaite par Milei en Argentine, il est évident que cette défaite de notre camp social renforce la réaction sur tout le continent, et appelle le vote de couches atomisées composées notamment de jeunes hommes en colère susceptibles d’être lancés dans la fuite en avant barbare du masculinisme et du néofascisme. L’Amérique du Sud ne comporte plus que deux gouvernements forts réellement indépendants des Etats-Unis, en dehors des régimes corrompus du Venezuela et du Nicaragua et de celui, vermoulu, de Cuba : au Brésil de Lula et au Mexique de Claudia Sheinbaum. Il nous faudra revenir sur leur situation et leurs orientations.

Suite de cette chronique demain.