12 avril 2024
Il y a deux semaines, après la publication par le Financial Times d’un article sur les demandes tacites de l’administration Biden à l’Ukraine de cesser d’attaquer les raffineries russes, j’ai publié un article au titre explicite « Biden and Co. are not heavy-handed » (Biden et Cie n’ont pas la main lourde), dans lequel je me moquais chaleureusement du président américain paniqué et de son entourage qui craignent une soi-disant escalade. Biden et Cie sont moqués en imaginant d’autres exigences possibles de l’administration américaine à l’égard de l’Ukraine : ne pas utiliser davantage de systèmes de défense aérienne et antimissile lors des frappes de missiles et de drones russes sur les infrastructures énergétiques et habitations ukrainiennes, cesser de détruire les avions russes et les navires de la flotte de la mer Noire en Crimée, freiner le développement de l’opération de destruction du pont de Crimée et cesser complètement de résister à la Wehrmacht russe. Toutes ces actions de l’Ukraine risquent de déplaire à Poutine et de conduire à une escalade.
Toutefois, certains lecteurs ont douté à l’époque de la fiabilité des informations du Financial Times concernant la demande faite à l’Ukraine de cesser de frapper les raffineries russes, étant donné qu’au lieu de sources spécifiques avec des noms, il n’y avait qu’une vague référence à des « sources bien informées ».
Aujourd’hui, l’heure de vérité a sonné.
Le chef du Pentagone, Lloyd Austin, a demandé à l’Ukraine de cesser d’attaquer les raffineries de pétrole russes. Cette déclaration n’a pas été faite lors d’une conversation semi-officielle, mais lors d’une réunion de la commission des forces armées du Sénat américain. En d’autres termes, il ne peut s’agir d’une déclaration plus officielle et plus bruyante.
Le cynisme du principal « allié » de l’Ukraine bat certainement tous les records. Sans parler de l’impudeur d’un tel appel à l’Ukraine (ils s’inquiètent du prix de l’essence dans les stations-service américaines à la veille des élections – alors que de l’autre côté de la balance il y a un tout autre prix, la vie de milliers d’Ukrainiens), ils ont le culot d’exiger quelque chose d’elle alors qu’ils l’ont déjà abandonnée à son sort il y a six mois, la laissant sans aucune aide face à un agresseur qui lui mène une guerre d’anéantissement au sens le plus littéral du terme ! Alors que l’Ukraine a touché le point vulnérable de Poutine, son aiguille de Koshcheyeva, et qu’elle frappe les raffineries qui alimentent l’or noir de cette guerre !
« De telles attaques peuvent affecter la situation énergétique mondiale. L’Ukraine ferait mieux de frapper des cibles tactiques et opérationnelles qui peuvent avoir une incidence directe sur la bataille », a conseillé M. Austin à l’Ukraine. Bien sûr, pour n’affecter qu’une bataille spécifique – et non l’ensemble de la campagne militaire, pour ne frapper que des cibles tactiques et opérationnelles – et en aucun cas pour infliger une défaite stratégique à l’agresseur.
De qui, après tout cela, les États-Unis sont-ils vraiment les alliés ? À qui appartient la victoire qu’ils recherchent réellement ? À qui s’adresse la défaite qu’ils ne veulent en aucun cas permettre ?
Mes fantasmes et mes plaisanteries n’ont pas suivi la réalité.
On sait que les frappes réussies de l’Ukraine sur les raffineries de pétrole russes ont été possibles parce que la Russie ne dispose pas de suffisamment de systèmes de défense aérienne – tous les systèmes disponibles sont utilisés sur le front et pour couvrir Moscou et Saint-Pétersbourg. Il n’y a rien pour couvrir les raffineries de pétrole.
Si les événements continuent à évoluer dans ce sens, la prochaine étape logique de l’« allié » américain de l’Ukraine sera la livraison de systèmes Patriot à la Russie pour protéger ses raffineries des frappes de drones ukrainiens.
Pensez-vous que je fantasme et que je râle à nouveau ? – Je ne suis pas du tout certain que cette histoire à la Kafka ne devienne pas bientôt réalité.
Source : http://www1.kasparov.org/material.php?id=6617D315C3D91§ion_id=444F8A447242B
Un billet de Philippe Souaille, journaliste franco-suisse de Genève, politiquement « libéral » :
13.04.24 – A quel jeu joue Washington ?
J’ai hésité à publier cet article, car il part de faits réels pour émettre des suppositions qui pourraient avoir pour effet de diviser l’alliance des démocraties. Ce qui ne peut servir que la Russie. Mais d’un autre côté, en démocratie, quand il y a un problème, mieux vaut le mettre sur la table pour en parler. Et là, il y a potentiellement un gros problème, parce que selon les supputations de Michael Gonchar, Washington fait peu de cas de la vie des Ukrainiens, pour préserver les intérêts de ses géants pétroliers. Il pourrait bien y avoir du vrai, mais à l’analyse fine, les choses semblent tout de même bien plus complexes. A commencer par le fait qu’il vaut franchement mieux pour l’Ukraine que Biden soit réélu.
Michael Gonchar est ukrainien, spécialiste de haut niveau des questions de pétrole et d’énergie, y compris dans ce que l’on appelait jadis les relations est-ouest. Dans un récent article, il s’indigne de ce que plusieurs hauts-responsables étasuniens condamnent la campagne ukrainienne de destruction des raffineries russes, pourtant jugée de bonne guerre par plusieurs généraux US, surtout quand les Russes rasent les infrastructures énergétiques ukrainiennes.
Les attaques sur les raffineries impactent certes les activités civiles en Russie, mais aussi les activités militaires, les chars d’assaut étant d’énormes consommateurs de diesel. Or d’après Gonchar, si les Etats-Unis s’indignent de ces attaques légitimes, c’est parce qu’ils subissent les pressions des deux plus gros pétroliers américains, respectivement 5è et 6è mondial derrière les britannique et anglo-néerlandais BP, Shell et les Chinois Sinopec et PetroChina).
En 2022, ExxonMobil a réalisé 55 milliards US$ de bénéfice annuel pour 413 Milliards US$ de CA et Chevron 35 milliards pour 246 Milliards de CA, bénéfices et chiffre d’affaires en forte hausse, ce qui en fait des machines à cash spectaculaires, très peu de si grosses firmes atteignant un tel ratio de bénéfices. Par ailleurs, chacune de ces entreprises pèse plus que l’Ukraine, dont le PIB de 200 milliards US$ en 2021 est tombé à 160 milliards en 2022 après l’invasion.
Certes, l’industrie pétrolière mondiale profite de la bonne tenue des cours, notamment l’industrie russe, qui finance ainsi la guerre de Poutine. Mais ExxonMobil et Chevron ont ceci de commun et de particulier qu’ils tirent une grosse partie de leurs bénéfices de l’exploitation d’un énorme champ pétrolifère du Kazakhstan. Particulièrement rentable, constituée après la chute du Mur, la société d’exploitation de Tengiz appartient à Chevron (50%), ExxonMobil (25%), KazMunaiGaz (société kazakhe, 20%) et la russe Lukoil (5%).
Le problème, c’est que l’oléoduc qui permet d’exporter le pétrole kazakh passe par la Russie pour la majeure partie de son cours et est exploité par la russe Transneft, dont le patron, Tokarev (!) n’est autre que l’ancien chef du KGB de Poutine à Dresde. A plusieurs reprises depuis le début de la guerre, la Russie a fermé le robinet, pour rappeler au Kazakhstan qui était le boss. Parce que le Kazakhstan déplore l’invasion de l’Ukraine et applique – plus ou moins, du coup – les sanctions occidentales. Or, d’après Gonchar, Tokarev aurait expliqué à ses collègues patrons américains que si les Ukrainiens continuaient de détruire les raffineries russes, Transneft couperait l’oléoduc et leur manne financière…
Les-dits patrons auraient ensuite expliqué à l’administration Biden que cet arrêt allait renchérir considérablement les prix à la pompe aux Etats-Unis, ce qui serait catastrophique pour Biden en pleine campagne électorale. Ce qui est probablement vrai. Or dans l’état actuel des choses, si Biden n’est pas réélu, c’est Trump qui le sera et ce sera une catastrophe pour l’Ukraine. Mais d’un autre côté, ce serait un casus belli, un vrai motif à expliquer aux Américains pour leur faire comprendre pourquoi il est vital de mettre fin aux pratiques maffieuses du Kremlin. Un pari, qui mène sur le sentier de la guerre mondiale, pour l’instant évitée.
C’est là où intervient la notion de but de guerre et la dichotomie que l’on devine de plus en plus entre les Européens – et particulièrement les Européens de l’Est, mais aussi les soutiens de l’Ukraine – et l’administration étasunienne. Nous pensons et beaucoup de chefs d’Etat, à l’est de l’Europe pensent que cette histoire ne peut se terminer que par une défaite de la Russie, suivie de l’éclatement de son Empire colonial, avec bien sûr la fin du régime mafieux de Poutine à la clé. A partir de là, on pourra envisager une adhésion à l’Union Européenne d’une Russie réduite à ses vraies dimensions et pacifiée. Les Russes ne s’en porteraient que mieux.
A Washington au contraire, on craint comme la peste un effondrement du système Poutine, qui verrait l’éclatement de la Russie, avec trois énormes risques :
– la perte de contrôle sur 6000 têtes nucléaires,
– une guerre civile de tous contre tous
– la probable prise par la Chine de la Sibérie ou d’une partie notable de la Sibérie. Du coup la Chine deviendrait un encore plus gros morceau.
C’est pourquoi, lors d’un entretien préalable à l’invasion, le Kremlin et la CIA ont convenu d’un modus vivendi. Les Etats-Unis soutiennent la défense de l’Ukraine tant qu’elle se défend, mais ils n’interviennent pas en Russie. Il faut dire aussi qu’à l’époque, traumatisé par l’effondrement de Kaboul, personne à la Maison Blanche ne donnait plus d’une semaine aux forces ukrainiennes.
A l’appui de la thèse de Gonchar, qui n’est, je le répète, qu’une supposition, on peut rappeler que
– Biden est en campagne électorale et les majors pétrolières sont traditionnellement d’énormes pourvoyeurs de fonds électoraux. Il y a d’ailleurs quelque chose de pourri au royaume de la démocratie, dont usent et abusent les dictatures quand l’élection (ou le référendum, p. ex. le Brexit) peut dépendre autant de la publicité émise, aisément mensongère.
– ExxonMobil, sous son nom d’alors, a été fortement impliquée dans les collusions entre les milieux d’affaires étasuniens et l’Allemagne nazie au milieu des années 30, jusqu’à ce que les services britanniques – avec l’appui discret de Roosevelt, y mettent bon ordre.
– les majors pétrolières ne sont pas des tendres. J’ai personnellement filmé les hommes de la Texaco, rachetée depuis par Chevron, en train de nettoyer à la lance d’incendie les forêts vierges des réserves naturelles huaorani du côté de Lago Agrio, en Equateur, où ils avaient déversé des centaines de milliers de tonnes de résidus pétroliers. Les flics de la Texaco lourdement armés qui nous ont arrêtés n’avaient pas l’air du tout de plaisanter… Et si nous n’avions pas été avec le chef de la tribu huaorani à qui appartenait ces terres, nous aurions passé un très sale quart d’heure. Mais j’essaie néanmoins de rester objectif…
L’attitude américaine est la démonstration éclatante de la paranoïa russe : il n’y a jamais eu la moindre intention à Washington d’en finir avec la Russie. Elle laisse néanmoins un goût amer aux Ukrainiens, qui meurent des défaillances américaines.
Pour les Européens, c’est plus complexe. Leurs plus grosses entreprises ont du se retirer de Russie, partiellement ou totalement, y laissant des plumes considérables, Renault par exemple. Toutes ne se sont pourtant pas désengagées. On pense à Leroy Merlin, du groupe Mulliez, ou au pétrolier Total (219 milliards US$ de CA pour 21 milliards de bénéfice) qui, contrairement à ExxonMobil, continue de participer à l’exploitation du gaz du grand nord sibérien, même si les investissements ont été stoppés.
J’aimeJ’aime