Avertissement : J’ai participé quasiment à toutes les réunions de Carré rouge depuis la réunion de décembre 1995 à la campagne contre le référendum de 2005. Toutefois cet article n’engage que moi-même, puisque je ne partageais pas l’engagement de François Chesnais au NPA, par exemple. Ce qui ne nous a pas empêché de faire un bout de chemin ensemble…
La revue Carré rouge avait inscrite sur sa première page cette déclaration d’Andreï Siniavsky face à ses juges staliniens.
« Le socialisme est le seul but qu’une intelligence contemporaine puisse s’assigner »
François Chesnais, né à Montréal au Canada le 22 janvier 1934 et mort le 28 octobre 2022 dans le 20e arrondissement de Paris, est officiellement présenté comme un économiste : professionnellement, il a été professeur associé à l’Université Paris 13 et connu comme membre du conseil scientifique d’Attac. Nous lui rendons hommage car ce qu’il a appris et largement transmis par son travail d’économiste, il l’a totalement mis au service des problèmes politiques que notre génération a rencontré : toute sa vie consciente, comme le soulignait un camarade de notre comité de rédaction, il a fait l’effort de rester organisé et de chercher les voies, avec d’autres militants issus de la crise de la gauche et de l’extrême gauche, d’une nécessaire recomposition de la représentation politique de la classe ouvrière.
Membre du groupe de Cornelius Castoriadis qui publiait la revue Socialisme ou barbarie, il rejoint dans les années 1965 le courant lambertiste, issu de l’éclatement de la IVème Internationale en 1952 et devenu l’OCI (Organisation Communiste Internationaliste). Il sera membre du Comité Central de cette organisation jusqu’en 1983. Si cette organisation connait son développement maximum avec la campagne contre la division PC-PS de 1978 à 1981, et son rôle important joué dans la victoire socialiste de 1981, l’exclusion du courant de Stéphane Just et de cadres politiques en 1983 tels François Chesnais, Claude Serfati, Pierre Salvaing, Yann Orveillon, Serge Goudard, Benoit Mély pour ne citer que les plus connus marque le début de l’autodestruction d’une organisation se réclamant de l’héritage de Léon Trotsky. Côté cour, l’OCI devenue PCI se référait d’une façon quasi-sacramentelle au programme de transition de la IVème Internationale, côté jardin elle s’adaptait au parti de François Mitterand, l’opération Jospin en étant le vecteur politique central. L’histoire récente confirme la continuité de cette liquidation, le POI devenant aujourd’hui la garde prétorienne de Mélenchon.
Le groupe des exclus fonde la revue « Combattre pour le socialisme – Comité pour la construction du Parti ouvrier révolutionnaire ». François Chesnais et d’autres militants comme Claude Serfati, Benoit Mély, Serge Goudard vont s’écarter progressivement de Stéphane Just. François Chesnais entame alors un travail théorique, avec ses compétences d’économiste, sur la mondialisation capitaliste. Il analyse en profondeur la montée en puissance de la logique financière (fonds de pension, marchés financiers) qui s’imposent aux secteurs clés de l’industrie mondiale et aux États eux-mêmes. La force de cette dérèglementation qui s’impose, du fait des faiblesses actuelles de l’organisation du prolétariat, voit en particulier la destruction des Etats-providence. Première mouture de ce travail en 1994, suivie d’une importante mise à jour en 1997.
C’est dans une période de remontée du mouvement social, la mobilisation de la jeunesse contre le projet de loi de contrat d’insertion professionnel (CIP) du gouvernement Balladur en 1994, puis les attaques du gouvernement Juppé contre les retraites, qu’un groupe de militants exclus ou partis de l’OCI, dont Jacques Kirsner, Yves Bonin et François Chesnais prendront l’habitude de se rencontrer. C’est en décembre 1995, durant la grande grève, que se tient la première réunion publique et la publication du premier numéro de la revue Carré rouge.
Durant la décennie qui va de la grève de 1995 à la victoire du non au référendum européen de 2005, le groupe tente l’expérience d’une rupture avec la logique du parti-fraction – notre culture d’origine-, posant la nécessité de regrouper des militants qui, dans le climat de la décomposition des formes historiques du mouvement ouvrier, ne renoncent pas au combat pour le socialisme. Cap aussi sur l’internationalisme et le mot d’ordre des états unis socialistes d’Europe, le regroupement avec des contacts internationaux, notamment le mouvement de Charles André Udry en Suisse. En 2002, fait notoire, Carré rouge n’appelle pas au vote Jospin et refuse le vote Chirac : la question du boycott des institutions bonapartistes ne se posait-elle pas déjà à travers cette prise de position ? La lutte pour le non au référendum de 2005, instituant le néo-libéralisme en Europe, voit Carré rouge jouer un rôle positif dans la gauche et l’extrême gauche.
La période 2005-2010, si l’analyse à laquelle a largement contribué François Chesnais, voit les conséquences pratiques du néo-libéralisme s’accélérer, sera aussi celle aussi des fausses solutions politiques. François parlera dans le N°46 de la revue de l’entrée « dans des eaux où on n’a jamais navigué ». Une partie de Carré rouge soutiendra la montée en puissance au sein du Parti Socialiste du non au référendum, surtout la position défendue par Marc Dolez alors député du nord, créant le courant Forces militantes. Jacques Kirsner était plutôt favorable à accompagner ce qui se passait alors dans la social-démocratie et son électorat. L’accord sur le non socialiste conduira à l’accord Mélenchon-Dolez et à la proclamation du Parti de Gauche en février 2009. Ce mois de février voit en même temps la proclamation du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), qui va recruter dans l’espace des militants anticapitalistes qui n’ont pas renoncé et qu’on retrouvait dans les réunions de Carré rouge. Quelques mois après ce sont rien moins que trois courants du NPA qui rejoignent le Front de Gauche, tandis que Mélenchon, refusant une construction politique fondée sur la démocratie, liquide le PG en quelques semaines. François Chesnais, tout comme notre regretté Emile Fabrol, feront le choix de militer au NPA.
Je pense que Carré rouge n’a pas survécu à situation qui devenait très compliquée avec les seuls outils d’une revue. Le groupe des militants qui avaient tenu à bout de bras ce travail s’appauvrit puis se scinde en deux. Dans un des derniers numéros, le 47, Yves Bonin écrit : « un collectif submergé par le trop plein de matière, par l’urgence et par la tentation de prendre en compte et penser des bouleversements radicaux, historiques, affectant toutes les dimensions du monde dans lequel nous avons été formés intellectuellement et dans lequel nous avons évolué et tenté de combattre ». Bien sûr, une revue sur la fin, se limitant à commenter la réalité n’y suffit plus. « La compréhension commune des événements et des tâches », puisque c’est ainsi que Léon Trotsky définit la représentation politique du prolétariat, reste toujours un objectif à réaliser.
Une page avait été écrite, François Chesnais y avait joué un rôle éminemment positif. L’éditorial du numéro 1 de novembre 1995, rédigée donc par le Comité de rédaction, concluait :
« L’histoire n’a pas de fin. Dans la vieille Europe, en Amérique comme sur tous les continents, la lutte contre « la réaction sur toute la ligne » se mène, se mènera. Inévitablement. Les nouvelles générations refuseront les conditions que le capital triomphant mais miné veut leur imposer. Le pari que prétend engager notre revue, c’est d’apporter une contribution, si modeste soit-elle, à l’armement politique des résistances qui mûrissent sous les eaux dormantes. Le mouvement des peuples et des travailleurs ne se commande pas : il est l’ordre fondamental des sociétés. »
Pour ceux qui sont intéressés par cet article, voici quelques sources auxquelles ils peuvent se référer :
Un article de la revue Contretemps qui développe une argumentation plus longue sur le contenu de la revue, mais qui cependant ne parle que du NPA et fait l’impasse sur le Front de Gauche.
La revue Carré Rouge est en ligne sur le site marxists.org des numéros 1 de décembre 1995 à 33 de juin 2005 :
Quelques publications de François Chesnais en accès libre sur le site des Classiques des Sciences Sociales de l’UQAC (Québec) :
Rétrospective historique très intéressante et hommage à François Chesnay. Merci.
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Pierre Salvaing m’envoie quelques rectifications historiques que j’ajoute en commentaires de mon article sur François Chesnais:
Bonjour Robert,
Je me permets de rectifier quelques éléments factuels de l’article que tu as publié à propos de la mort de François Chesnais.
1/ L’exclusion de Stéphane Just et de quelques dizaines ou centaines de militants qui l’ont accompagnée (pour avoir refusé d’être en accord avec cette exclusion, autant ou davantage que par accord avec l’orientation politique de Stéphane Just) a eu lieu en 1984, à l’occasion puis à la suite d’un congrès du PCI, durant plusieurs mois. Je n’en faisais pas partie: j’ai, comme je l’indique dans mon travail sur l’OCI (« Ce que je sais de ce que fut l’Organisation communiste internationaliste ») d’abord quitté le PCI en 1989 avant d’être coopté dans le groupe « Combattre pour le socialisme » début 1992.
2/ La date de 1984 -et non de 1983 comme tu l’écris- est importante, car c’est celle du sabordage du PCI au profit du « Mouvement pour un parti des travailleurs », préfiguration du POI et du POID, enveloppes étouffantes et liquidatrices de l’existence des restes de ce qui fut l’OCI puis le PCI. L’exclusion de S.Just et d’autres militants avait pour objectif d’éliminer une opposition (non constituée alors) à cette liquidation et à une orientation politique de plus en plus tournée vers les appareils syndicaux -FO en tête-, après avoir fait le lit de Mitterrand pour son élection de 1981.
Le bulletin « Combattre pour le socialisme » débuta donc avec la constitution de ce qui s’est d’abord appelé « Comité pour le redressement politique et organisationnel du PCI », en 1984, à la suite de cette exclusion qui vit plusieurs dizaines de militants rejoindre le combat initié par Stéphane Just, parmi lesquels ceux que tu nommes, à l’exception de moi-même.
3/ Tu écris que « François Chesnais et d’autres militants comme Claude Serfati, Benoît Mély et Serge Goudard vont s’écarter progressivement de Stéphane Just. » C’est faux concernant Serge Goudard.
Serge Goudard était considéré -y compris par Stéphane Just- comme son « second », avec sa compagne Hélène Bertrand. Au dernier congrès du Comité auquel il participa, au printemps 1997, Stéphane Just considéra même qu’il était parvenu à ce que se constitue enfin une direction collective, dont Serge Goudard et Hélène Bertrand comptaient parmi les éléments les plus certains. Ce n’est qu’après la mort de Stéphane Just, survenue en Août 1997, que Serge Goudard (et Hélène Bertrand) s’engagèrent dans ce que je considère comme une autre voie, mais en continuant à se revendiquer du bulletin Combattre pour le Socialisme dont ils s’étaient approprié le titre, ainsi que du Comité, dont ils affirmaient représenter la continuité. Le Comité connut alors son premier éclatement.
Cordialement,
Pierre Salvaing
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Je ne manquais pas de rencontrer François à chacun de mes passages à Paris jusqu’à tout dernièrement. Merci Robert pour cet hommage intéressant.
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« Le pari que prétend engager notre revue, c’est d’apporter une contribution, si modeste soit-elle, à l’armement politique des résistances qui mûrissent sous les eaux dormantes. Le mouvement des peuples et des travailleurs ne se commande pas : il est l’ordre fondamental des sociétés. »
Est-ce qu’Aplutsoc entend reprendre à son compte ce rôle modeste, ou bien contribuer à construire une organisation (éventuellement, si possible, en s’associant avec d’autres courants proches, comme « La Commune – pour un parti des travailleurs » ou les/des groupes qui ont constitué « Combattre pour le socialisme » après 1984)?
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A l’attention de Rémy Victor- mais pas seulement,
Aplutsoc est un projet éditorial hybride qui retient de Carré Rouge l’idée de fournir de l’armement politique aux combats qui portent aujourd’hui des exigences plus élevées encore qu’au milieu des années 90, économiques, démocratiques, de défense de la biosphère, et qui les portent un peu partout dans le monde, jusqu’à l’affrontement avec les gouvernements. Mais en fournissant des arguments pour les luttes sociales, Aplutsoc s’est aussi investi de manière militante dans des campagnes politiques comme celles pour la libération de Koltchenko et Sentsov, celle pour le boycott de la présidentielle en France, celles pour le soutien au soulèvement et aux grèves de masse bélarusse contre Lukachenko, celles avec le RESU ou l’USSC pour le soutien et la solidarité avec la résistance armée et non armée des Ukrainiens…
Dans ces combats Aplutsoc a développé des liens avec des militants et des organisations, en France mais aussi avec le réseau du WIN, les camarades d’Oakland Socialist, des camarades indiens, bélarusses, ukrainiens…
Le comité de rédaction d’Aplutsoc tend à exister comme centre politique. C’est vraisemblablement ce qui nous distingue d’un comité de rédaction traditionnel, mais aussi d’un club de discussion politique et d’autre part du modèle de la micro secte trotskyste, bien connu déjà des marxistes américains et analysée par Hal Draper qui a développé une réflexion sur « le centre politique » notamment dans son livre « Vers un nouveau départ, une alternative à la micro secte » [ ce texte a été pour partie traduit et publié dans le Numéro 69 des CLT – Mars 2000 ]
Aplutsoc a en fait, prolongé ce qui était déjà la démarche de « La lettre de Liaisons » animée par Vincent Présumey et Olivier Delbeke au début des années 2000.
Pour comprendre cette démarche, la lecture du texte de 2003 intitulé « Parti Révolutionnaire et Centre Politique » est utile. Il est disponible sous l’onglet Documents de ce site. Vincent Présumey le présentait ainsi :
» Il s’agit là d’une réflexion théorique dont le sens pratique est immédiat. Le bulletin La lettre de Liaisons et son comité de rédaction de 7 membres se définit en effet comme un petit « centre politique » au sens de Hal Draper, sans pour autant en faire un but en soi. Notre but, c’est un parti révolutionnaire de masse, représentation démocratique de la majorité. Le fait que je m’empresse après avoir parlé de « parti révolutionnaire » de dire qu’il serait la
représentation démocratique de la majorité, et j’ajoute qu’il ne peut être que cela, signifie que je considère que nous sommes dans une époque révolutionnaire, celle du capitalisme triomphant à l’échelle de la planète (la « mondialisation » ou « globalisation ») et que la majorité, majorité salariée productrice directe ou indirecte de plus-value dans un pays comme la France, majorité d’exploité(e)s et d’opprimé(e)s à l’échelle du monde, paysans,
pauvres des villes, intellectuels… a pour intérêt réel, immédiat, la révolution. Les questions démocratiques, nationales, vitales, environnementales, élémentaires, sont « transitoires » et révolutionnaires, elles ne sont valablement défendues que si, à partir d’elles et pour leur apporter une réponse positive, on oriente la lutte des exploités et des opprimés vers la prise du pouvoir que Marx appelle dans le Manifeste la réalisation de la démocratie.
L’enjeu de la réflexion à partir des notes de Hal Draper puis de Martin Thomas est donc l’identité de ce bulletin et de ce comité de rédaction, et au delà, très au delà, c’est la manière de s’y prendre aujourd’hui, dans une situation globalement plus révolutionnaire qu’elle ne l’a jamais été, et aussi plus encombrée de fétiches « révolutionnaires » lui refusant justement ce caractère, plus que l’on n’a jamais été encombré, pour aider au regroupement des forces susceptibles d’avancer réellement vers un parti et une Internationale révolutionnaire. »
S’il n’y a pas grand chose à changer à ce texte ce n’est pas seulement parce que les animateurs de la Lettre de Liaisons avaient 20 ans d’avance (et Hal Draper plus encore), c’est aussi le témoignage que nous n’avons pas autant avancé que la lutte de classe mondiale pendant ces 20 années. Cette réflexion doit être menée dans les semaines à venir par le comité de rédaction d’Aplutsoc sur la base de son premier bilan d’activité. C’est une discussion ouverte qui recoupe sur plusieurs terrains celle que les camarades du nouveau Réseau Bastille mènent en ce moment.
Les questions posées ici par Rémy, comme toutes les contributions sur l’outil à construire pour « la réalisation de la démocratie », sont les bienvenues.
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Pour gagner en visibilité, attirer et FORMER (et non seulement informer) de nouveaux militants – tout en annonçant clairement la couleur d’embée, sans pudeur MPPT-POI(D)esque, pour éviter tout malentendu et toute entrée opportuniste -, il vaudrait la peine, je pense, de fonder formellement un parti, voire une Internationale, même si les effectifs de départ seront réduits. Sans permanence militante vivante et sans cesse renouvelée (qu’on ne me comprenne pas de travers : rien de pire que le système des « permanents » de profession!!), pas de progrès possible dans l’organisation. Je suis d’accord avec le fait que la période, disons le capitalocène dans tout son potentiel de barbarie (on n’en est sans doute qu’aux prémices), appelle une révolution. Mais pour que les révoltes spontanées puissent déboucher sur une révolution victorieuse et un nouveau régime – démocratique au sens marxien du terme -, il faut un sacré effort d’organisation, de formation. Aplutsoc est remarquable en soi, mais ne peut s’adresser, en tant que tel, qu’à un public de lecteurs déjà militants chevronnés ((ex-)trotskistes, syndicalistes aguerris…). Il faudrait fonder quelque chose qui suscite un dynamique comparable à celle qu’a engendrée le NPA à ses débuts (mais ses ambiguïtés et son panier de crabes en moins).
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Bel hommage à François Chesnais que j’ai mieux connu dans le groupe Combattre pour le socialisme qu’à l’OCI-PCI
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Batailles entre trotskystes qui oublient un fait pourtant évident : la fin du prolétariat le4 août 1914 (comme le reconnaîtra implicitement JJ Marie). Le reste est pantalonnade, malgré tous les efforts et l’honneteté des militants…
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Si tout est foutu depuis aout 14, alors il reste plus qu’à se flinguer ou à suivre les matchs de la Coupe au Qatar en buvant des bières … dès lors pourquoi s’intéresser à ce que dit ce blog ? Merci pour les efforts et l’honnêteté des militants mais on a d’abord besoin d’une prise en compte sérieuse de la réalité , des possibilités de lutte et d’un tout petit détail au passage : la question de la nécessité qui pousse les êtres humains dont les prolétaires à se révolter contre la situation qu’ils subissent.
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