Le camarade Bernard Fischer a redécouvert la biographie de Pierre Broué écrite par Vincent Présumey après le décès du grand historien-militant à l’été 2005. Sur son blog politique personnel des militants l’interpellent et s’étonnent d’une nouvelle publication de cette biographie 17 ans après. Bernard la salue au passage comme étant bien plus fouillée et intéressante que celle du Maitron ou de Wikipedia. Et il ajoute :

« Dans [cette] biographie, il y a des scoops. Quand je la lisais pour la première fois en 2005, je m’attendais à des réactions. Ces réactions ne venaient pas. Ce n’est pas trop tard. »

Effectivement, non seulement ce n’est pas trop tard, et Bernard a raison sur ce point, c’est même urgent ! Il n’est pas hasardeux que la relecture des positions de Pierre Broué, s’impose aujourd’hui. La conférence d’alarme de la IVème Internationale soulignait dans son préambule : « L’Allemagne a déchaîné toutes les furies de l’enfer dans une grande offensive à laquelle les Alliés ripostent de leur côté en employant toutes leurs forces de destruction ». Après avoir brossé l’ensemble de la situation mondiale au seuil du nouveau conflit, les relations du prolétariat face à la faillite de ses directions, la place des syndicats à l’âge de l’impérialisme pourrissant, il semble que les organisations qui se réclament de Léon Trotsky n’aient pas lu la conclusion de ce texte fondateur :

« La militarisation des masses s’intensifie chaque jour davantage. Nous rejetons la grotesque prétention d’en finir avec la militarisation par des protestations pacifiques creuses. Toutes les grandes questions seront tranchées les armes à la main au cours de la prochaine période. Les ouvriers ne doivent pas avoir peur des armes ; au contraire, ils doivent apprendre à s’en servir. Les révolutionnaires ne se séparent pas plus du peuple pendant la guerre qu’en période de paix. Un bolchevik s’efforce de devenir non seulement le meilleur syndicaliste, mais aussi le meilleur soldat.

Nous ne voulons pas permettre à la bourgeoisie de mener des soldats qui n’ont pas été entraînés ou l’ont été à moitié à la dernière heure sur le champ de bataille. Nous réclamons que l’Etat fournisse tout de suite aux ouvriers et aux chômeurs la possibilité d’apprendre à manipuler le fusil, la grenade à main, la mitrailleuse, le canon, l’avion, le sous-marin et les autres instruments de guerre. Des écoles militaires spéciales sont nécessaires en relation étroite avec les syndicats de sorte que les ouvriers puissent devenir des spécialistes qualifiés de l’art militaire, capables d’occuper des postes de commandement. »

De plus, durant toute la période de la guerre, les trotskystes européens n’avaient pas connaissance des derniers textes de Trotsky dans les semaines qui ont précédé son assassinat. Aujourd’hui, ceux-ci sont totalement disponibles sur le site marxists.org, en particulier. Mais vous n’en trouverez écho ni dans la presse du POI ou du POID. Trotsky y a défendu bec et ongle le point de vue suivant : dans une période de militarisation des sociétés, le prolétariat doit revendiquer de s’armer, sous la responsabilité d’officiers issus du mouvement ouvrier et des syndicats, pour défendre son point de vue de classe face au déchainement provoqué par l’Allemagne nazie et les forces fascistes qui la soutenait en Europe. Cela s’appelle la Politique Militaire Prolétarienne.

Cette affaire prend un relief particulier aujourd’hui alors que la guerre est aux portes de l’Europe, que le régime de Poutine, ancien officier du KGB stalinien, vise à reconstruire l’ancien empire des Tzars, niant les droits des nationalités opprimées, condamnant au passage le parti bolchevik de Lénine qui aurait inventé la nation ukrainienne. Dans les faits, et bien que le mouvement ouvrier de ce pays subisse bien sûr comme tous les mouvements ouvriers nationaux, la crise historique des représentations du prolétariat mondial, les unités territoriales, appuyées sur les syndicats ou représentations diverses de travailleurs indépendants, s’organisent pour défendre les conditions élémentaires de vie de la population et protéger les sites visés par les bombardements et exactions des troupes russes. Lorsque la Rada, organe de la représentation parlementaire ukrainienne, reporte les plans de licenciements néo-libéraux touchant de nombreuses entreprises, cela signifie clairement que la population mobilisée, en armes ou pas, impose au gouvernement Zelensky son propre point de vue. Le prolétariat ukrainien est comme monsieur Jourdain, il fait de la PMP sans le savoir.

Pour moi, il est clair que le travail des Cahiers Léon Trotsky, publiés entre 1979 et 2002, comporte un apport essentiel et unique face à l’histoire du mouvement trotskyste, celui de la ligne à tenir dans la seconde guerre mondiale, et donc les enseignements que les militants ont à en tirer aujourd’hui face à l’agression du régime dictatorial russe.

Dans un article de fond intitulé « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode »(1), que nous recommandons de relire, Pierre Broué explique qu’il est de son devoir en 1985 d’ouvrir cette discussion. L’historien écrit :

«… l’occultation d’un fragment du passé, l’oblitération de la politique de guerre, l’absence d’intérêt pour le hiatus inavoué entre la pratique des trotskystes et les prévisions de Trotsky, pourrait être une maladie grave si elle était délibérément maintenue un demi-siècle plus tard. Aucune organisation révolutionnaire ne peut grandir avec un cadavre dans le placard, la dissimulation d’une partie de sa vérité, surtout quand il s’agit de la politique qu’elle a menée dans un moment historique d’une si grande importance. Et c’est entre autres pourquoi j’insiste pour la poursuite ou l’engagement de cette discussion qui n’a rien d’académique et que nous avons pourtant la chance de pouvoir mener dans le calme et avec toutes les garanties de libre expression puisqu’elle peut l’être sans que chaque organisation s’y implique ès-qualités, toutes pouvant se réserver pourtant la possibilité de tirer profit de la lumière faite… »

L’historien-militant, et quelques-uns de ses collaborateurs, pensaient alors que « la petite bombe historique de la « PMP » », pour reprendre le mot de Vincent Présumey dans sa biographie provoquerait un débat dans les internationales trotskystes. Côté Secrétariat Unifié on l’a sans doute lu et écouté poliment, côté lambertiste, on l’a exclu et détruit une organisation révolutionnaire dans une région. Globalement les organisations dites « trotskystes » sont restées sur une référence au défaitisme révolutionnaire qui était, disent-ils, celle de Lénine face au premier conflit impérialiste. Ce n’était nullement un point de vue à faire valoir en tout temps et en tout lieu : le prolétariat, pour Lénine et les bolcheviks, avait un intérêt objectif à ce que le régime tzariste détesté s’effondre pour libérer les forces de la démocratie révolutionnaire. Des centaines de milliers de soldats désertaient sur le front russe et les mouvements de femmes réclamaient le retour des maris, des fils ou des frères. Trotsky, dans les derniers mois de sa vie, polémiquera au sein de la IVème Internationale, particulièrement en direction du SWP américain, pour expliquer quel devait être le point de vue des révolutionnaires dans une situation où les hordes nazies déferlaient sur l’Europe. Dans cette situation le pacifisme, qui avait en France des positions fortes dans les syndicats et les partis ouvriers, y compris dans le PSOP de Pivert, était inacceptable. Pas question d’être la gauche de Pétain ! En 1940, bien des militants iront s’égarer, y compris dans les partis collaborationnistes. A gauche, l’année 1940 sera celle d’une perte de boussole politique et il y avait le honteux pacte germano-soviétique, qui ne permettait pas aux militants communistes d’entrer dans la résistance politique puis armée contre les nazis.

Il semble aujourd’hui que la boussole dans l’extrême gauche française, particulièrement dans les organisations se réclamant du trotskysme, n’ait pas encore été retrouvée. Que signifie aujourd’hui la position ni OTAN, ni Poutine ? Que signifie le fait de se prononcer pour l’arrêt des livraisons d’armes au peuple ukrainien ? Faut-il aussi désarmer les unités territoriales qui ont besoin d’armes pour défendre les droits élémentaires d’une population à se protéger pour le simple droit d’exister ? Je n’ose parler ici du POI canal historique, qui, participant es qualités au cartel de la NUPES de Mélenchon, n’est en rien intervenu pour rompre le silence assourdissant d’une campagne législative : rien n’a été dit contre une agression impérialiste confinant au génocide d’un peuple. Et pourtant, dans ma circonscription, la déléguée du POI était assignée par le comité de campagne au cadrage politique de la campagne législative ! Rien sur le devoir de solidarité internationaliste qui est le fondement même du mouvement ouvrier. Côté POID, manœuvre subtile : comme le disait Liebknecht, « l’ennemi principal est dans notre propre pays ! », donc on a déjà suffisamment à faire avec notre propre impérialisme ! A chacun de faire contre son propre impérialisme, n’est-ce pas !

Une autre dimension de l’apport de Pierre Broué, prolongeant les positions de Trotsky, est celle de la politique du prolétariat lorsque, après l’effondrement des dictatures fascistes, la politique reprendra ses droits. Au moment où il tire ses dernières cartouches en faveur de la PMP, le « vieux » considère que l’avenir de la révolution prolétarienne en Europe se jouera dans trois pays : la France, l’Italie et la Grèce. L’effondrement de la machine de guerre nazie laissera place dans ces trois pays à des événements de nature révolutionnaire. Du défaitisme révolutionnaire la IVème Internationale, surtout venant de sa section américaine, passera sur la ligne : « Nous voulons le socialisme, pas la république ! », « nous sommes pour une république ouvrière, pas une république bourgeoise ». En fait, dans ces trois pays se trouvera posée la question de la restauration de la démocratie et du pouvoir reconstituant la démocratie. Staline et son régime avaient fort bien compris la ligne de la PMP : à partir de la bataille de Stalingrad ils ont su capter le mouvement révolutionnaire et redonner le pouvoir au capitalisme. En France, la génération révolutionnaire de 36 s’était retrouvée dans les maquis et la résistance armée. De même en Italie et en Grèce. Ce qui inquiétait les bourgeoisies dans la période de la lutte clandestine, c’est le fait que ce soit les « classes dangereuses » qui sont les véritables artisans de la résistance armée ou non-armée pour s’opposer à la double oppression nationale et sociale. Il faudra tout l’effort de l’appareil stalinien international pour retirer aux peuples l’expression de leur souveraineté. Ainsi le cas de la France est exemplaire : il faudra l’autorité du PCF, sorti grandi de la résistance, pour imposer une assemblée constituante, celle de 1946, qui limitait la satisfaction des revendications au programme, certes progressiste, du Conseil National de la Résistance (CNR), mais qui ne touchait pas à l’appropriation privée des moyens de production. De même en Italie. La Grèce est particulière en ce sens que les staliniens grecs, par ailleurs férocement anti-trotskystes, ont commis une faute terrible aux yeux de Staline. Ils ne voulaient pas du retour de la monarchie et à cette fin ils s’étaient prononcés pour une Assemblée Constituante, ouvrant la voie à une république démocratique. Staline les livra aux troupes de Churchill. Lors d’une intervention aux Communes le 19 décembre 1944, Churchill, membre très éclairé de l’impérialisme britannique, eut cette expression étonnante face à cette aspiration des staliniens grecs à une Constituante, un « trotskysme nu et triomphant ». Pour Churchill la Constituante et la république, c’est du trotskysme…

Un intellectuel d’avant-garde, essayiste et poète, Mykola Istyn m’écrivait dans la langue poétique qui est la sienne ceci : l’avenir de l’Ukraine, ce n’est pas remplacer des oligarques russes par des oligarques ukrainiens, mais la révolte littéraire, libérant totalement la pensée, participe pleinement à la mise en place de nouvelle formes sociale. C’est le point de vue d’un écrivain, qui durant plusieurs mois a fait son travail de défense d’un site susceptible d’être bombardé par l’armée russe, mais qui, traduisant les aspirations de son peuple, établit que la libération nationale est déjà dans l’opposition sociale au néo-libéralisme. Les éléments éclairés de la résistance pensent déjà en termes de libération sociale. Quel pouvoir devra sortir de cette guerre ?

Robert Duguet, début août 2022.

Notes :

1)Les Cahiers Léon Trotsky, Numéro 39, septembre 1989. Vous le trouverez sur le site que j’ai consacré aux Cahiers à l’adresse suivante : http://cahiers-leon-trotsky.eu/. C’est disponible au format texte.

*Sources : j’ai regroupé à partir de l’adresse http://cahiers-leon-trotsky.eu/ les articles de Pierre Broué et de plusieurs de ses collaborateurs sur les trotskystes et la seconde guerre mondiale et la question de la PMP, dont un travail fait par René Revol sur le groupe Manouchian. Un des proches collaborateurs et ami de Missak Manouchian était le trotskyste Davtian, ami de Léon Sedov. Par ailleurs, vous trouverez les articles regroupés de Jean van Heijenoort, collaborateur de Léon Trotsky pendant 7 ans : après l’assassinat il a mené bataille, au sein du SWP, en s’appuyant sur un petit groupe d’internationalistes, sur l’orientation de la PMP. La majorité du SWP, sous la direction de Cannon, a bloqué la discussion dans l’internationale. Les trotskystes européens n’avaient en fait pas connaissance de cette initiative de la minorité.

Tout en annotant mes réflexions sur l’ensemble de ces textes, j’ai fini par les ordonner dans une brochure numérique intitulée « Les trotskystes face à la 2ème guerre mondiale : défaitisme révolutionnaire ou Politique Militaire Prolétarienne ? ». Elle est disponible sur ce site.