La visite de Nancy Pelosi à Taïwan et les réactions de Beijing mettent dans le paysage mondial, ouvertement, ce qui s’y trouve déjà officieusement : le scénario qui, pour l’instant, n’a pas eu lieu alors que la guerre fait rage en Ukraine, d’une attaque chinoise contre Taïwan et d’une riposte nord-américaine.

La combinaison de la guerre de Poutine contre l’Ukraine et de la guerre de Xi contre Taïwan (je vais revenir sur le positionnement US) ne pourrait guère signifier autre chose que : guerre mondiale.

Antonio Guterres pour l’ONU vient de déclarer avec une forte dose d’humour noir involontaire que jusque là « nous avons eu beaucoup de chance« , ajoutant de manière plus réaliste qu’ « un simple malentendu sépare l’humanité de l’anéantissement nucléaire« .

A ce stade, ce ne serait plus un malentendu. Chacun sait ou devrait savoir ce qu’il en est.

Il est plus que probable que Poutine a demandé le feu vert de Xi pour envahir l’Ukraine, ne l’a pas eu juste après la chute de Trump, et l’a eu à l’automne dernier. Ni l’un ni l’autre ainsi que Biden ne prévoyaient la guerre populaire ukrainienne qui a bouleversé tous les plans (aucun « géopoliticien » ne pouvait la prévoir, ce qui, au passage, nous rappelle que la géopolitique n’est pas une science, mais une idéologie).

Du point de vue de Xi, un écrasement de l’Ukraine instaurait une dislocation durable de l’influence US en Europe et lui donnait le délai pour finir de s’équiper en armes nucléaires sous-marines trans-pacifique. Du point de vue de Biden, la coupure de la Russie du système financier-capitalistique mondial était un « cadeau » risqué mais empoisonné à la Chine, faisant d’elle le gardien de l’ordre en Eurasie, et plongeant l’économie voire le système de domination de Xi dans une crise structurelle déjà latente.

L’un et l’autre se trompaient puisque la résistance ukrainienne a bouleversé les plans de TOUS les impérialismes.

La situation n’est pas figée, elle est au contraire de plus en plus mouvante sur tous les continents.

Alors que l’armée russe donne des signes d’implosion dans le secteur de Kherson, mais que l’Europe donne des signes de flottements (hésitations allemande sur le gaz, crise politique italienne, gesticulations serbes …), Washington, ou des secteurs du pouvoir à Washington, a voulu affirmer une sorte de reprise des initiatives. L’élimination du second chef d’al-Qaïda, et à Kaboul, intervient en même temps que l’initiative de Nancy Pelosi.

Elle est donc allée à Taïwan et la réaction chinoise consiste surtout en opérations militaires menaçantes dans les eaux territoriales taïwanaises (non reconnues par la Chine). Une parenthèse s’impose ici : est-ce que Taïwan, c’est bien la Chine (ce que même Washington officiellement admet) ?

Rappelons que Mao prétendait réaliser les taches « démocratiques bourgeoises » en unifiant la Chine, dont Taïwan, Hong-Kong et Macao, et en chassant les colonialistes occidentaux ou japonais (et plus tard, russes). A la différence de Hong-Kong, où les luttes sociales se sont développées en relations étroites avec celles de Chine, notamment à Canton, dans les années 1920, la relation de Taïwan à un fait national chinois de nature démocratique est loin d’être évidente.

Taïwan n’a pas fait partie de la Chine impériale ancienne avant le XVII°siècle où ce sont des partisans des Ming, contre les Mandchous, qui en ont fait leur base, avant que l’empire mandchou ne prenne pied à « Formose » fin XVII°. Il lui a donné un statut colonial explicite, séparant colons chinois et habitants de l’île aux langues austronésiennes. C’est la résistance à l’impérialisme japonais, après 1895, qui fait véritablement de l’île un territoire se sentant chinois. Mais l’installation de Jiang Jieshi en 1949 va avec le massacre d’environ 200 000 habitants. Aujourd’hui, les forces favorables à un rattachement sont issues surtout du Guomindang alors que le régime de Beijing agit comme un repoussoir, nourrissant un sentiment indépendantiste dans la population très majoritairement sinophone.

Tout cela pour dire que si Mao et le PCC prétendaient réaliser les taches démocratiques bourgeoises dans leur programme de « révolution nationale », ce fut loin d’être le cas … puisque la Chine de Mao ne fut nullement démocratique (et encore moins « socialiste » !). Sans doute une vraie émancipation chinoise, pleinement démocratique, aurait-elle attiré à elle Taïwan et Hong-Kong (et reconnu le droit à la séparation du Tibet, du Xinjiang …), mais ce n’est pas le cas.

Il ne saurait donc être question de considérer comme allant de soi l’appartenance de Taïwan à la Chine continentale, aujourd’hui. Les choses seraient différentes en cas de réalisation de la démocratie et de libre association des peuples partout, mais on en est loin.

Si Taïwan a parfaitement le droit de recevoir les représentants étrangers qu’elle veut, il est clair que la visite de Pelosi fournissait le prétexte à des gesticulations militaires sans précédents de Beijing. Donc qu’elle était faite, en somme, pour les provoquer. Et rappeler que la contradiction inter-impérialiste mondiale n°1 oppose Washington et Beijing. De ce point de vue, l’opération est réussie.

VP, 03/08/2022.

Carte illustrant l’article prise à Andrea Ferrario : on y voit le chevauchement délibéré des zones d’opérations militaires chinoises et des eaux territoriales taïwanaises.