A l’issue d’un conflit meurtrier de sept ans et cinq mois, le cessez-le-feu en Algérie est établi le 19 mars 1962. Puis vient l’indépendance le 5 juillet, quatre jours après le référendum d’autodétermination en Algérie qui se solde par 5.975.581 voix pour le oui à l’indépendance et 16.534 pour le non. Les foules algériennes immenses déferlent dans les rues des villes et des villages pour proclamer fièrement leur joie et leur fierté de retrouver leur liberté après 132 ans d’occupation coloniale.

Cette victoire n’est pas le fruit d’une déculottée militaire des colonialistes, comparable au Dien Bien Phu de 1954. Elle arrive après la terrible phase de 1958 à 1961 où le nouveau pouvoir gaulliste déclenche des opérations militaires de ratissage systématique qui laissent exsangues les forces maquisardes du FLN. Au point que certains chefs de maquis envisagent une issue négociée avec le pouvoir gaulliste (affaire Si Salah). Au point qu’au printemps 1960, un territoire comme celui de l’Oranais voit le rétablissement de la circulation sans escorte des véhicules civils dans les campagnes. Seule subsiste une activité d’attentats et de sabotages, mais plus de forces organisées à l’échelle d’un maquis ou d’une zone libérée.

Mais alors, que s’est-il passé ? En avril 1959, de Gaulle proclame : « l’Algérie de papa est morte, et si on ne le comprend pas, on mourra avec elle ». Cela signifie un tournant vers une solution néo-coloniale impliquant des négociations avec le FLN en vue de l’établissement d’un accord politique permettant l’arrivée au pouvoir de tout ou partie de la direction du FLN dans un cadre assurant le maintien des prérogatives économiques, sociales et militaires du camp français, une liaison avec la métropole par delà l’accession à une forme d’indépendance, une sorte de Rhodésie à la française dans un Commonwealth à la française.

En matière de préparation du passage du colonialisme au néo-colonialisme, sous le terme « décolonisation », de Gaulle n’en est pas à son coup d’essai. Après le camouflet subi à Conakry en septembre 1958, avec la victoire du oui à l’indépendance de la Guinée, sous l’égide de Sékou Touré, le nouveau régime gaulliste prépare, et réussira, la transition politique pour l’ensemble des colonies françaises de l’Afrique subsaharienne. Sous couvert d’indépendance formelle, les nouveaux régimes mis en place préservent les intérets des capitalistes français (Elf, Total, Bolloré, AREVA et consorts ..) et demeurent étroitement dépendants de l’État français auquel les lient des accords de coopération ou d’assitance militaire.

Le seul endroit où çà coince est le Cameroun qui va connaître de 1955 à 1961 une véritable petite guerre du Vietnam occultée, avec bombardements au napalm des villages, ratissage systématique des régions rebelles, regroupements des populations en villages stratégiques, centres d’internement de masse pour les opposants ou supposés tels, avec tortures et exécutions sommaires. Sous prétexte de mettre hors jeu l’Union Populaire du Cameroun (UPC), l’ethnie bamiléké va être la cible principale de cette répression de masse qui se comptera en dizaines de milliers de victimes (civils ou combattants des maquis) et durera à ce niveau au moins jusqu’en 1970. Après cette date, prévaudra un régime de dictature routinière autour du dictateur Ahidjo, remplacé depuis par Paul Biya.

Malheureusement pour de Gaulle, en Algérie, il y a un sérieux caillou dans la chaussure. En dépit des succés militaires contre l’ALN et le FLN, la population arabo-musulmane (1) ne plie pas. Lors de sa visite de décembre 1960, de Gaulle fait face à partir du 11 décembre à une série de manifestations gigantesques sur l’ensemble du territoire algérien, dans lesquelles femmes, enfants et vieillards sont souvent aux premiers rangs. La répression policière et militaire fait au moins 120 morts et des centaines de blessés. Les responsables militaires français disent « avoir été débordés par ces foules ».

Cette affirmation de la population algérienne met un terme à l’option néo-coloniale initialement envisagée par de Gaulle, gêné de plus par le refus des colons et des ultras de s’engager dans cette voie d’une « Algérie algérienne » mais très étroitement liée à la France.

Même si de Gaulle entame des négociations avec le FLN qui aboutiront aux accords d’Evian, le niveau de répression ne faiblira pas pour autant : il est certain que le dispositif de répression parisien pour la manifestation du 17 octobre 1961 fut conçu en intégrant les données de la semaine d’insurrection massive et pacifique de la population algérienne de décembre 1960. Dans l’univers du néo-colonialisme, il ne faut pas charrier : le (futur) néo-colonisé n’a pas accès à la liberté pleine et entière.

Le nouveau pouvoir de la 5ème République, n’arrivant pas à faire accepter par les milieux européens d’Algérie l’option néo-coloniale, subissant les menaces putschistes d’une partie de l’armée et les actions terroristes de l’OAS, faisant face à une population indigène indomptée, se voit contraint d’abandonner son plan initial, quand bien même il tentera jusqu’au bout des négociations d’en conserver des éléments.

C’est clairement un revers basé sur la force politique et sociale de la population colonisée, soudée et soulevée contre le joug. L’accès à l’indépendance est ressenti par la population algérienne comme la victoire d’une longue lutte marquée par presque huit ans de guerre, de souffrance, des décennies de répression, depuis les révoltes de 1871 aux massacres du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma. Cet événement sera perçu comme une victoire majeure contre le colonialisme, non seulement en Algérie, mais aussi dans le monde arabe et plus largement le monde colonial. Alger fera figure de capitale du Tiers Monde en lutte contre l’impérialisme au moins jusqu’au milieu des années 70.

Même si l’accession à l’indépendance est acquise, la France de la 5ème République réussit à imposer au nouveau gouvernement algérien un certain nombre de concessions :

– elle garde une base navale à Mers-El-Kébir pour un bail de quinze ans renouvelable ;

– elle réalise de 1960 à 1966 un total de 17 essais nucléaires dans le Sahara qui transformeront une partie du désert en poubelle nucléaire ;

– elle dispose d’un accès privilégié au pétrole du Sahara ;

– mais surtout, dans un contexte de pauvreté et de faiblesse économique, elle conserve la possibilité de pomper selon ses besoins sur les forces vives de la population algérienne pour fournir en main-d’oeuvre exploitable les usines et les chantiers de la France des 30 Glorieuses.

On peut affirmer que le racisme anti-maghrébin qui persiste aujourd’hui en France sous différentes formes, selon les milieux et les institutions, est la rançon de la victoire historique de 1962.

D’une part, Il exprime la rancoeur des milieux colonialistes, des partisans défaits de l’Algérie française, des pieds-noirs estimant avoir tout perdu ; il trouve son expression politique présente dans le vote Front/Rassemblement National pour lequel il est le marqueur génétique, implicite ou explicite, le fonds de commerce perpétuel de la famille Le Pen. D’autre part, il manifeste la rancune de l’État de la 5ème République qui n’est pas arrivé à ses fins néo-coloniales et qui perpétue un régime de différentiation pour soumettre une population ayant eu le tort de ne pas courber l’échine.

Ce racisme post-colonial vise la soumission d’une population toujours algérienne (846.000 personnes de nationalité algériennne installées en France en 2019 selon l’INSEE) ou issue de son immigration ( 1.207.000 enfants d’immigrés algériens installés en France selon les chiffres INED pour 2019). Il cherche à étouffer une partie importante de la classe ouvrière de France. Cela constitue un facteur de division permanent du monde du travail.

Face à ce racisme, les travailleurs de France et d’Algérie, outre la défense commune de leurs revendications immédiates, ont un objectif commun : renverser des régimes politiques prétendant se placer au dessus de la société, imposer des assemblées constituantes permettant d’instaurer la vraie démocratie, celle du pouvoir de l’immense majorité exploitée contre la minorité exploiteuse.

OD, juillet 2022.

Notes

Note 1 – La définition de la population algérienne, de son identité ou plutot de ses identités, est un vaste débat qui ne rentre pas dans le cadre de cet article. Nous utilisons la formule « arabo-musulmane » car c’est celle qui désignait alors la partie de la population qui n’était ni européenne, ni juive. Bien entendu, nous sommes conscients que ce terme occulte de nombreuses réalités ethniques, linguistiques ou culturelles (kabyles, chaouis, etc …)