Les éditions Syllepse ont publié ce texte de Patrick Silberstein qui devait constituer initialement un prologue à la nouvelle édition du Staline de Léon Trotsky, revu et amélioré par Rob Sewel et Alan Woods, parue en français aux mêmes éditions Syllepse en collaboration avec M éditeur (Québec) et Page 2 (Lausanne) en décembre 2021.

Comme l’ouvrage final de cette biographie inachevée mais monumentale faisait déjà un sacré pavé, l’auteur a opté pour la publication du texte sous la forme d’un livre de poche, petit mais dense. Et ce n’est pas plus mal.

Ainsi cet ouvrage fournit, comme son auteur le revendique, une introduction aux débats qui ont ponctué les interrogations du mouvement ouvrier et révolutionnaire, non seulement lors de la montée du stalinisme mais aussi à partir du moment où la disparition tragique de Trotsky impose à ses héritiers de penser par eux-mêmes aussi bien dans la phase de stabilisation du stalinisme au sortir de la Seconde Guerre mondiale qu’au moment de son effondrement de 1989-91.

Balayant l’histoire de l’URSS et de sa dégénérescence contre-révolutionnaire, l’ouvrage constitue une excellente entrée en matière, offrant à de nouvelles générations militantes un aperçu des analyses et commentaires couvrant des opinions variées à gauche, non limité au seul mouvement trotskiste.

La bibliographie en fin d’ouvrage de 11 pages renvoie les lecteurs novices ou curieux à la découverte d’un continent de débats et réflexions dont les divers courants trotskistes existants partout dans le monde sont souvent incapables d’assurer la continuité de réflexion quand ils ne sont pas embourbés dans la répétition stérile ou paresseuse. La position campiste ou crypto-campiste de nombre de ces courants face à la guerre d’agression impérialiste de Poutine contre l’Ukraine y puise une de ses origines politiques.

Cette invitation à lire et à réfléchir ne peut qu’être saluée chaudement. Mais elle suscite aussi son lot de critiques. Les critiques que nous portons sont des critiques entre camarades, notamment à la lumière de l’engagement conséquent des éditions Syllepse aux cotés de la résistance ukrainienne à l’agression impérialiste russe.

Patrick Silberstein est un (désormais vieux) pabliste historique, ayant fait ses premières armes à l’AMR après 68. Nota : cet épithète n’est pas employé ici dans le sens infamant et disqualifiant que l’on rencontre souvent, il est un indicateur des positions de l’auteur notamment de sa référence à une stratégie d’autogestion généralisée mais aussi de sa croyance, largement partagée au-delà des rangs du pablisme historique, d’une séquence historique courant de 1917 à 1989.

L’opinion selon laquelle l’expérience allant de la révolution d’Octobre à la chute du Mur de Berlin fut celle d’une société post-capitaliste, cherchant de dépasser le capitalisme, doit être revisitée et rejetée. Dès 1923, on assiste au Thermidor sanctionnant la fin de la période révolutionnaire, marquée par le fait capital de l’échec de l’Octobre allemand, avec la montée politique et sociale d’une couche bureaucratique au sein du nouvel État, gagnant en épaisseur et en prérogative sur la base de la liquidation des soviets en tant qu’organismes vivants impliquant de larges masses. Ce dépérissement des soviets aurait pu se limiter à un recul de l’activité des masses épuisées par 7 années de tourmente allant de l’ouverture de la guerre impérialiste de 1914 à la fin de la Guerre Civile en 1921. Ce ne fut pas que cela.

En faisant le choix du régime du Parti unique, en poursuivant la répression des opposants politiques après la fin de la guerre civile, en n’offrant pas les libertés politiques, à commencer par la liberté d’association, de parole, de réunion, de grève pour les travailleurs, le bolchevisme post-1921 a fourni les armes pour se faire battre. Ce que Staline finalisera par la vague des purges sanglantes et massives des années 30, véritable guerre préventive contre toute résurgence du bolchevisme authentique et des traditions révolutionnaires de 1917, pour reprendre la formule de Pierre Broué.

Là nous ne parlons que du volet politique de la chose. Maintenant abordons le volet économique et social.

Une fois, l’Opposition de gauche défaite au congrès de 1927, une fois Trotsky exclu du parti, déporté à Alma-Alta puis expulsé à l’étranger, Staline lance l’expropriation des « koulaks » et la collectivisation forcée des campagnes. Derrière l’usage du terme « koulaks », c’était en fait l’ensemble des paysans qui fut visé. La collectivisation avec l’embrigadement dans les kolkhozes constitua la plus grande opération de conversion forcée au travail salarié depuis l’instauration des enclosures et des lois anti mendicité complétées des workhouses, en Grande Bretagne à l’orée de la Révolution industrielle.

Loin d’être une rupture avec le capitalisme, la collectivisation forcée généralisa le salariat sous la contrainte des détachements armés du NKVD fondant sur les villages. Les kolkhozes furent institués ; en 1941, lors de l’occupation de l’Ukraine, les nazis arrivèrent très vite à la conclusion que les kolkhozes étaient d’excellentes institutions, dont il suffisait de changer le directeur, pour assurer la continuité de l’exploitation intensive des campagnes et des paysans.

Parallèlement, le premier plan quinquennal lance une industrialisation à marche forcée pour laquelle Staline ne fait mystère de la nécessité de ressources financières qui seront obtenues en poussant la production céréalière en vue de sa vente sur le marché mondial au détriment des besoins alimentaires de la population, à commencer par celle de la campagne. Une part des paysans fuit alors vers les villes et cherche l’embauche dans les usines en construction ; une masse considérable de main d’œuvre en quête d’un emploi salarié se trouve alors entraînée dans un mouvement de migration interne permanent à la recherche de meilleures conditions.

La planification n’a alors rien de socialiste. Derrière la façade de la propriété collective, en fait étatique, on a l’embryon de ce qui se cache aujourd’hui derrière le terme oligarque employé pour désigner les magnats des ex-Pays de l’Est, dont Russie ou Ukraine. Les branches et secteurs industriels deviennent autant de fiefs et de baronnies dans lesquelles les NEPmen n’ont pas disparu, au contraire, ils seront les garçons utiles à tous les étages du système ! Ce système n’a de collectiviste que le nom ; il sue le capitalisme par tous ses pores, sans encore être encore pleinement capitaliste au sens normal et habituel. Mais la marche à l’accumulation sur la base du travail salarié généralisé est lancée. Et les salariés, pour ceux qui ont la chance d’échapper au travail forcé dans les camps du Goulag, restent sous la coupe étouffante d’un État totalitaire qui prétend être socialiste et faire leur bonheur.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, continuer à caractériser l’URSS et ses satellites de « société en transition entre le capitalisme et le socialisme » relevait d’un aveuglement menant à la rationalisation que seront les tentatives des différentes fractions trotskistes de répondre à cette nouvelle situation politique mondiale.

La légitimité historique du trotskisme se fonde sur la lutte de l’Opposition de gauche contre la bureaucratie et le stalinisme en se plaçant du point de vue des intérêts du prolétariat mondial. A ce titre, le mouvement trotskiste s’opposa à toutes les politiques de Staline qui, en Chine, en Allemagne, en Espagne aboutirent à des défaites cruciales du mouvement ouvrier. Staline eut la capacité de contrer toutes les potentialités révolutionnaires des années 30, notamment par la politique des Fronts Populaires, en France contre la grève générale de juin 1936, comme en Espagne contre le soulèvement spontané qui mit en échec le pronunciamento de Franco et déboucha sur une mobilisation révolutionnaire des masses avec des milices ouvrières et des expropriations partout.

Les défaites des années 30 menèrent à la possibilité de la Seconde Guerre mondiale. La survie puis la victoire du stalinisme à l’issue du conflit marquaient la fin d’une époque. Le refus du mouvement trotskiste de le reconnaître jeta les bases de son éclatement ultérieur, malgré des épisodes de succès partiels, limités et temporaires de telle ou telle de ses fractions.

Aujourd’hui, que doit-on garder de tout cela ? La primauté de la liberté d’action et d’organisation des travailleurs, des opprimés et exploités doit s’affirmer avant toute autre considération.

Olivier Delbeke, le 30-04-2022.

Références :

La revanche du chien enragé. Réflexions sur le stalinisme à partir de la biographie de Staline par Léon Trotsky

Collection : « Arguments et mouvements »

Auteur-e : Patrick Silberstein
Parution : Décembre 2021
Pages : 220
Format : 115 x 190
ISBN : 979-10-399-0026-3