L’existence même d’un courant dénommé Comunistas en mesure de s’exprimer publiquement, à Cuba – tout en étant censuré et surveillé -, est une indication des particularités de ce pays parmi les régimes dits « communistes ». Elles résultent de son histoire : une révolution à caractère national, démocratique et agraire, dirigée contre les États-Unis et leurs compradores, porte au pouvoir un groupe initialement non stalinien, puis elle est verrouillée. Ces particularités font-elles de Cuba une exception « libérale » ou, si l’on préfère, « révolutionnaire », parmi les régimes à partis uniques et économies étatisées issus du tragique XX° siècle? Cuba serait-il le seul pays au monde où il conviendrait envers le pouvoir d’État de se montrer réformiste et pas révolutionnaire? Et au-delà, vaste sujet sur lequel il nous faudra revenir, ces régimes ayant ce formatage politique, économique et social étaient-ils vraiment « sortis » du capitalisme ?

Ce groupe, dont le représentant le plus connu est Frank Garcia Hernandez, arrêté puis libéré récemment mais sous surveillance, se réclame, sur sa bannière, imitée de celles des congrès du PC cubain mais pas exactement avec les mêmes personnages, de droite à gauche, de Marx, Lénine, Luxemburg, Trotsky, Gramsci, Kollontaï, Castro, Guevara.

Je reprendrai comme matière à réflexion les 9 propositions de Comunistas caractérisant les récentes manifestations populaires, situation inédite depuis 1960 ainsi qu’ils le disent.

Proposition 1: les manifestations massives du 11 juillet n’étaient ni « liées » ni « dirigées » par des « organisations contre-révolutionnaires ». La cause, ce sont les pénuries, dues à la fois au blocus et à la « gestion douteuse et inefficace de la bureaucratie d’État ». Encore plus douteuse qu’inefficace, si l’on en juge par la mesure qui a fait déborder le vase de l’indignation populaire : les magasins en « Monnaie Librement Convertible » concentrant les denrées, pour les privilégiés qui ont des dollars – et les chefs du PC cubain en ont, à la différence de la population. Au passage une information capitale est donnée : « Cuba importe environ 80% de sa nourriture ».

Une remarque et une question.

Le mouvement de la masse de la population cubaine apparaît clairement comme de même nature que tous les mouvements sociaux s’opposant aux régimes de « droite » ou de « gauche » en Amérique du Sud. L’exception tombe.

Question : une économie pauvre important 80% de sa nourriture tout en ayant rompu avec le capitalisme est-elle concevable?

Proposition 2 : la légitimité du gouvernement est « considérablement diminuée », son discours n’atteint pas les jeunes, le mode de vie des dirigeants les coupe de la classe ouvrière et on est loin de l’époque de la Révolution.

Ces légers euphémismes suggèrent une conclusion : le pouvoir actuel n’a aucune légitimité du point de vue de la classe ouvrière et de la jeunesse, aucune légitimité non plus (mais c’est la même chose) du point de vue de la démocratie.

Proposition 3: les protestations sont sorties des quartiers populaires les plus pauvres.

Dans ces quartiers, « dans l’imaginaire des habitants »,« le leadership du pays est associé à un niveau de vie élevé ». A l’évidence, pas que dans leur imaginaire !

Proposition 4 : « Les protestations n’étaient pas majoritaires ».

La majeure partie de la population soutient le gouvernement parce que celui-ci a encore une « légitimité politique considérable auprès d’une majorité », ayant hérité du capital de la révolution.

Ici, Comunistas se contredit explicitement, en écrivant le contraire de que conduisaient clairement à penser les propositions 2 et 3. Quiconque suit les mouvements populaires sait très bien qu’ils n’entraînent que rarement la majorité de la population, mais ont sa sympathie et la représentent. Ils avaient d’ailleurs, nous est-il dit ici encore, « le soutien des habitants des zones où les évènements ont eu lieu ». Mais pas des autres, semble-t-il ! Certainement pas celui des quartiers riches pour bureaucrates et compagnons de route étrangers, certes, mais les autres ?

Cette manière de se contredire ressemble aux propos du gouvernement et des médias en France lorsqu’il y a de grandes grèves et des manifestations : ils font croire ou laissent entendre que ceux qui n’ont pas bougé, ou qui n’en ont pas eu le temps et la possibilité, sont avec le pouvoir. Rien n’est moins sûr !

Proposition 5 : « Dans les manifestations, il n’y avait pas de slogans socialistes ».

S’il est permis de douter de la sincérité de la proposition 4, celle-ci illustre de manière exemplaire les préjugés politiques qui empêchent de rallier le camp des travailleurs et reproduisent le fil à la patte avec les profiteurs et les voleurs de la caste au pouvoir. Les mots d’ordre étaient démocratiques, et nationaux (La patrie et la vie). Pour Comunistas, ils n’étaient donc pas « socialistes ».

Méditons sur ce terrible sophisme : pour être socialiste, il ne faudrait pas être démocratique ! Un siècle entier, le XX°, et pas qu’à Cuba, pèse à travers ce sophisme. Tout au contraire, les slogans démocratiques sont « socialistes », parce qu’ils portent l’exigence de contrôle, de participation, de direction, d’exercice du pouvoir, par les exploités et les opprimés, et donc l’exigence de liberté politique qui en est la condition.

Camarades de Comunistas, avec tout le respect qui vous est dû, il est indispensable de vous le dire : il n’y a pas de slogan plus socialiste aujourd’hui que A bas la dictature !

Les prolétaires cubains en ont marre de la dictature, c’est aussi simple que cela. Et cette aspiration est saine. Si la « droite cubaine » peut essayer de l’utiliser (et encore …), c’est parce que les « socialistes » sont contre la démocratie !

Non : le socialisme, c’est la démocratie, jusqu’au bout, pour toutes et pour tous. C’est là notamment le message de Rosa Luxemburg qui honore votre bannière. Dans le monde entier, de Téhéran à Minsk en passant par Minneapolis et Bogota, Khartoum et Paris, l’exigence démocratique est le centre des mouvements populaires. Le socialisme est là et pas ailleurs. A Cuba pareillement !

Proposition 6 : des intellectuels sont venus dans ces manifestations, pour la liberté d’expression et de création, mais ils n’y étaient pas à leur place, parce que leurs revendications ne répondent pas à la demande d’amélioration du niveau de vie du plus grand nombre.

Cette curieuse proposition découle en fait de la précédente : s’enfermant dans le dogme bureaucratique selon lequel la démocratie, ce n’est pas socialiste, nos camarades trouvent déplacé que des intellectuels se mêlent au peuple avec leurs demandes de liberté d’expression.

Nul doute que l’instinct populaire, lui, sent et sait que la démocratie est nécessaire à son bien-être, que la liberté et le pain vont ensemble – ce que prouve bien la vie quotidienne à Cuba, n’est-ce pas ? …

Le socialisme est inséparable de la démocratie comme de la liberté artistique et créatrice. Les opposer, c’est tuer l’un et l’autre – socialisme et démocratie.

Proposition 7: le rôle du lumpen-proletariat a été important dans l’irruption des violences.

En quelques mots, nous avons là, après les 80% de nourriture importée, une deuxième information capitale sur le Cuba réel : le lumpen-proletariat occupe une place importante ! (le texte ne nous dit pas si la police du régime s’est servi de lui …).

Ce pays « en marche vers le socialisme » a donc une caste de privilégiés au pouvoir, une bureaucratie à la gestion « douteuse et inefficace » (proposition 1), 80% de nourriture importée et un important lumpen-proletariat …

Proposition 8 : « Il devient de plus en plus certain que la propagande de la contre-révolution a eu un caractère organisateur dans les protestations. »

Il faudrait savoir : les manifestations n’étaient pas liées, ni dirigées, par la contre-révolution (proposition 1), mais voila que la même contre-révolution a eu en elles un « caractère organisateur ». Ce ne fut pas le « principal facteur » déclenchant, mais, avec les « réseaux sociaux » (la libre circulation des informations et des idées ne serait donc pas « socialiste » …), la campagne de ladite contre-révolution a fortement impacté la population. Notons que la chose n’est pas plus démontrée, simplement affirmée.

Proposition 9 : et donc, au final, « les manifestations ont fini par être marquées par la violence ».

Il faut tout lire : au passage, il est dit que, quand la manifestation s’est dirigée vers les lieux du pouvoir, « les évènements violents ont eu lieu des deux côtés ». Comme il y avait, d’un côté, les manifestants, et de l’autre la police armée flanquée des « citoyens favorables au gouvernement » (au « gouvernement », pas au « socialisme »: chaque mot compte …), cela veut tout dire …

Résumons : les manifestations n’avaient rien à voir avec la contre-révolution, elles étaient causées par la situation économique et sociale de la grande majorité face à un gouvernement sans légitimité, et venaient des centres prolétariens les plus pauvres ; mais elles n’étaient pas majoritaires car le gouvernement est toujours légitime, elles étaient démocratiques et donc pas socialistes parce que le socialisme, ce n’est pas la démocratie, les intellectuels et le lumpen-proletariat ont rappliqué, la contre-révolution a organisé les manifestations et donc, au final, tout a mal fini avec des violences « des deux côtés ».

Ce tête-à-queue traduit-il les précautions devant la censure et la répression et/ou les confusions sur les rapports entre socialisme et démocratie et donc entre prolétaires et bureaucrates ? Sans doute les deux. C’est en tous cas un document important, les questions qu’il soulève, et ce que j’ai essayé d’en tirer ici, devant être discutées.

VP, le 19-07-2021.