Voici trois jours que, de fait, il y a guerre sur le terrain, entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, suite à une attaque générale azerbaïdjanaise sur les frontières.

Nous avons présenté sommairement les grandes lignes de cette déflagration dans un billet le 27 septembre au soir.

Il est à présent possible de dissiper l’interprétation dominante qui, particulièrement en France, s’est tout de suite imposée dans les dépêches et commentaires. Selon cette interprétation, la Turquie serait derrière et avec l’Azerbaïdjan, et la Russie derrière et avec l’Arménie. Ceci s’autorise de la réalité de nombreux heurts entre Erdogan et Poutine, particulièrement en Libye et en Méditerranée, où la Russie soutient la Grèce et Chypre contre les menaces turques.

Cette interprétation domine particulièrement en France car Macron joue un numéro « anti-Erdogan » pour, parallèlement à ses palinodies libanaises, « recaser » l’impérialisme français en Méditerranée orientale. En Libye il soutient et arme le général Haftar, criminel de grande ampleur, conjointement avec Poutine, al Sissi et les Émirats arabes unis, contre les forces du gouvernement officiel de Tripoli reconnu par l’ONU (France comprise !) et armées par la Turquie.

Le simplisme antiturc cultivé notamment à propos de la Turquie et du mythique « Rojava libéré » (en fait le meilleur allié du dictateur sanguinaire Bachar sur le terrain, après l’aviation russe), dans des sphères de gauche et d’extrême-gauche, rajoute sa propre donne à ce schématisme qui tend à une alliance franco-russe et anti-turque.

 

Quiconque a un peu suivi les développements réels sait qu’Erdogan joue en réalité un équilibre à la fois militaro-diplomatique et interne des plus instables, dans lequel il pratique une sorte de « danse avec Poutine » combinant partenariat contre-révolutionnaire et anti-démocratique avec les peaux de bananes, les boules puantes et les réglements de compte susceptibles de mal tourner. Mais si Erdogan a méticuleusement trahi, abandonné, livré, les forces syriennes libres conduites à s’aligner sur lui, ce n’est qu’en Libye, pour cause d’ambitions méditerranéennes et gazières, qu’il a réellement engagé les forces qu’il contrôle directement ou indirectement, dans un affrontement avec Moscou, lequel n’a absolument pas mis fin à leur partenariat par ailleurs.

Dans les évènements caucasiens présents, s’il est tout à fait exact que Erdogan appuie Aliev, le dictateur azerbaïdjanais, contre l’Arménie, il ne l’est pas du tout, en tous cas à cette étape car bien entendu ce genre de crocodiles peut se retourner, que ce soit dans une dynamique de confrontation avec la Russie.

La Russie en effet, serre la vis à l’Arménie. Bien que Nikol Pachichian, premier ministre arménien de par la volonté du peuple, suite au grand mouvement démocratique-révolutionnaire de 2018, cherche le compromis avec Moscou et une partie de l’ancienne oligarchie corrompue, il a gravement fâché le Kremlin. Poutine n’accepte pas l’arrestation de l’ex-président Kotcharian, parrain mafieux chef des corrompus, et le fait savoir en lui téléphonant en prison et, lors d’une visite officielle, en octobre 2019, en rencontrant son épouse. Plus grave encore, des poursuites judiciaires ont été engagées en Arménie contre la filiale de Gazprom et les chemins de fer contrôlés par des oligarques russes, et le mot-d’ordre de nationalisation de Gazprom a été lancé !

Cela, Lavrov, ministre des Affaires étrangères de Poutine, ne l’apprécie pas du tout, et il a déclaré peu avant les évènements actuels que « Erevan devrait démontrer son engagement envers l’alliance russo-arménienne en abandonnant les procédures pénales inappropriées contre les grandes entreprises russes.» (voir l’article de Jean-Baptiste Naudet sur l’Obs).

Contre Pachichian et surtout contre la nation arménienne combattant pour sa souveraineté, Lavrov défend son pactole comme autrefois Londres et Paris attaquant l’Égypte qui nationalisait le canal de Suez, ou Washington réagissant par la force à la menace contre ses compagnies bananières ou sucrières, gagnant contre le peuple guatémaltéque en 1954, échouant contre le peuple cubain en 1959 !

En Arménie, à peu prés tout le monde est convaincu que l’attaque azerbaïdjanaise a le feu vert de Moscou.

 

Mais ce n’est pas tout. Toutes les puissances régionales, susceptibles d’intervenir directement si nécessaire, ont formé une sorte de front unique anti-arménien de facto.

En effet, le représentant du « Guide suprême » iranien, Khamenei, en Azerbaidjan, a déclaré juste après l’ouverture des hostilités que le Karabagh est un territoire azerbaïdjanais, que l’Azerbaïdjan appartient au monde islamique, et que qui meurt pour le Karabagh (région arménienne mais historiquement importante dans la culture azérie) meurt en martyr. Autrement dit, l’Iran soutient l’Azerbaïdjan. Ce qui, stratégiquement, s’ajoute à la position russe pour compromettre les livraisons d’armes russes éventuelles à l’Arménie, qui à ce jour soutenaient l’Arménie comme la corde soutient le pendu, et conforte le risque d’opérations militaires azerbaïdjanaises à partir de l’exclave du Nakhitchevan (voir la carte).

Ajoutons au tableau que les prises de position du gouvernement géorgien, l’autre État voisin, depuis l’ouverture des hostilités, ne sont pas favorables à l’Arménie, dont beaucoup de ressortissants habitent en Géorgie : des mesures seraient prises (information à vérifier) pour empêcher ceux d’entre eux qui se portent volontaires pour la défense de l’Arménie, de s’y rendre.

 

Plutôt qu’une confrontation impérialiste par l’intermédiaire de petits pays, qui opposerait Russie et Turquie (en excluant d’ailleurs UE et États-Unis du champ des interventions possibles, ce qui est un signe des temps), et sans exclure du tout la possibilité de tels développements, nous avons plutôt affaire à une opération autorisée par Moscou, et soutenue par Ankara cherchant à tirer son épingle du jeu, et même par Téhéran même s’il s’agit peut-être là d’un ralliement après coup. Dans quel but ?

Punir l’Arménie du mouvement révolutionnaire-démocratique inachevé de 2018, faire que Pachichian se soumette ou se démette.

De ce point de vue, une partie du discours du gouvernement arménien, espérant en une aide occidentale, consiste à en rajouter sur la menace turque assimilée à une menace islamiste. Rien ne prouve réellement à ce jour et à cette heure que des forces importantes de « rebelles syriens » soient présentes côté azerbaïdjanais, et il est d’ailleurs beaucoup plus difficile d’envoyer de telles forces, à supposer qu’Ankara en prenne le risque car c’est un risque, dans un territoire non arabo-musulman, à la différence de la Libye. ll est vain de la part de Pachichian d’espérer récolter un soutien réel, concret, de la « communauté internationale » ou prétendue telle, avec ce type de discours.

Par contre, la mobilisation nationale défensive des Arméniens est capable d’interdire toute invasion profonde du territoire de l’Arménie et de l’Artsakh (le Karabagh pour les Arméniens). Mais sans souveraineté effective, il n’y aura pas de démocratie réelle, et ceci pose la question de l’expropriation des entreprises oligarchiques et impérialistes russes dans ce pays. Les habitants de l’Azerbaïdjan ne sont pas en tant que tels des ennemis des Arméniens, et des expressions antiguerre se sont courageusement manifestées à Bakou, ou le militant pacifiste Giyas Ibrahimov a été arrêté quelques heures ce lundi 28 septembre.

La mobilisation défensive des Arméniens aurait tout à gagner ne pas dénoncer de manière chauvine l’ennemi comme Turcotatar ou « musulman », mais à cibler le tyran caricatural Aliev, héritier d’une dynastie de hiérarques staliniens dont le pouvoir remonte aux offices que leur ont octroyé leur supérieurs Staline et Béria, et qui est aujourd’hui un capitaliste du pétrole, parfaitement mafieux, surnommé l’ « émir de la Caspienne ».

Plus généralement, c’est le combat des peuples pour la démocratie, contre les pouvoirs en place, qui évitera la guerre. Le plus grand soutien aux Arméniens et le plus grand ferment de lutte contre la guerre, et pour la paix – une paix dans laquelle tous les habitants et les réfugiés désirant revenir dans toutes les provinces de la région, Karabagh/Artsak compris, devront pouvoir le faire – est aujourd’hui constitué par la mobilisation permanente des ouvriers, des femmes et du peuple bélarusse, regardée avec passion par ceux de Russie !

VP.