Dans le présent article, je discute les positions d’un secteur de l’opposition russe de gauche qui me semble être ce qui, en Russie et dans l’émigration, est le plus proche des idées convenues qui, souvent, en « Occident » ou dans « le Sud », dominent au sein de l’« extrême-gauche » ou de la « gauche radicale » (les formules géopolitiques globalisantes telle que « l’Occident » ou « le Sud » font d’ailleurs partie de ces représentations idéologiques communes).
Le premier article, d’Alexeï Sakhnine et Liza Smirnova, intitulé Les gauches et l’opposition anti-Poutine, tente d’expliquer la propre faiblesse de leur courant et de dessiner, sinon une stratégie, du moins une orientation. Il est paru en français sur le site de LFI, l’Insoumission, le 5 juillet, et en russe (sans doute sa version originale) sur le site oppositionnel russe Рабкор (« correspondances ouvrières »). Ce site a été fondé et longtemps animé par Boris Kagarlitsky, qui est actuellement un détenu politique dont la libération doit être exigée, comme tous les autres prisonniers politiques, inconditionnellement.
Le second article porte justement la signature de B. Kagarlitsky et contient des éléments d’analyse économique que l’on rencontre souvent chez lui, et il est cosigné avec Alexeï Sakhnine – c’est en soi un évènement qu’un article soit cosigné par un actuel prisonnier politique en Russie, Kagarlitsky, et par un émigré, Sakhnine. Il est paru dans Le Monde Diplomatique d’août 2025 sous le titre L’éventualité d’une détente avec Washington divise les élites russes. Pourquoi M. Poutine est-il inflexible ? Nous le reproduisons ci-dessous.
Les deux articles couvrent donc des questions différentes mais s’éclairent l’un par l’autre car ils se recoupent non seulement dans leurs conceptions fondamentales mais dans la ligne politique qu’ils dessinent.
Présentons rapidement les auteurs. Boris Kagarlitsky est une figure historique de l’opposition de gauche se définissant comme socialiste et révolutionnaire, à la fin de l’URSS puis en Russie, connu en Occident par des traductions de ses ouvrages sur le capitalisme mondialisé ou l’intelligentsia russe. Alexeï Sakhnine et Liza Smirnova furent deux des trois opposants russes (le troisième est Andreï Rudoï) qui ont pu quitter la Russie pour la France en octobre 2022 où ils ont été accueillis par J.L. Mélenchon qui les présente comme ses amis politiques russes, voire comme sa caution anti-Poutine (« vous voyez bien que j’ai des amis russes anti-Poutine »).
Concernant l’Ukraine, tant Kagarlitsky que Sakhnine ont soutenu l’occupation de la Crimée et l’agression russe dans le Donbass en 2014. En février 2022 et depuis, ils se sont opposés à l’ « opération militaire spéciale » d’invasion de toute l’Ukraine – à la différence du dirigeant du « Front populaire russe », Sergueï Oudaltsov, qui cesse à ce moment-là d’être présenté comme l’ « ami de Mélenchon » en Russie. L’arrestation de B. Kagarlitsky fin 2023 eut lieu en même temps que celle d’Igor Girkin, criminel de guerre et personnage clef de l’occupation d’une partie du Donbass en 2014, idole d’une partie de la droite national-tsariste, et que Kagarlitsky soutenait depuis 2014 « depuis la gauche ». Ce dernier fut ensuite libéré puis arrêté à nouveau.
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Sakhnine et Smirnova constatent leur propre faiblesse, en tant que courant politique, en Russie : « Avant la guerre, la gauche anticapitaliste en Russie n’a pas réussi à s’organiser en une force politique autonome. » Outre l’apathie attribuée aux masses russes et la répression, l’explication qu’ils avancent de ce fait est que cette dite « gauche anticapitaliste » s’alignait soit derrière le KPRF, le PC russe qui est en fait une composante du pouvoir poutinien (eux écrivent que sa direction était – mais on devrait dire « est » – « profondément imbriquée » avec le pouvoir), soit derrière l’opposition libérale dont la figure la plus connue était Alexeï Navalny, ce qui, selon eux, « repoussait la majorité pauvre » et sapait l’identité politique de la « gauche anticapitaliste ».
Pourtant, Navalny est devenu très populaire, conviennent-ils, quand il a abordé via la corruption les questions de justice sociale : ils parlent, entre guillemets, d’un « virage à gauche » de celui-ci, mais n’envisagent pas pour autant que la « gauche anticapitaliste » puisse ou eut pu s’engager dans une opposition radicale à Poutine sur le plan de la démocratie.
Depuis le 24 février 2022, l’opposition n’aurait selon eux pas dépassé cette « classe moyenne » libérale qui serait un repoussoir pour les larges masses car elle évoque pour elles le terrible accroissement des inégalités des années 1990, la répression faisant le reste. Ni le Mouvement Féministe Antiguerre, ni les anarchistes, ni les nationalités non russes opprimées dans la Fédération de Russie (qui n’a de fédérale que le nom), ni les luttes syndicales, ni bien sûr les combattants clandestins liés à l’Ukraine, ne sont mentionnés.
Pourtant, le mécontentement est là, disent-ils : malgré la pression conformiste les sondages le disent, et le fait qu’après une période de hausse des salaires (affirmation discutable qui demanderait à être examinée en détail en distinguant régions et branches économiques), voire de « keynésianisme militaire » (affirmation plus discutable encore …), les salaires réels reculent à présent, ce qui produira des luttes.
A juste titre, les nombreux déserteurs et le mécontentement parmi les soldats sont signalés comme autant de foyers possibles de luttes sociales et politiques, mais l’opposition libérale émigrée est accusée de ne voir dans les anciens soldats que des délinquants dangereux (ceci aussi demanderait à être discuté car le danger physique et social, notamment à l’encontre des femmes, représenté par les soldats de retour, est un énorme problème bien réel).
De fait, plus que Poutine, la cible de cet article est l’émigration russe anti-guerre, critiquée dans le prolongement de la dénonciation de l’opposition libérale d’avant 2022, et avec elle tous les opposants à Poutine se situant sur le terrain de la démocratie et de la défense des libertés. Voici un passage clef :
« La veuve de Navalny souligne que l’opposition comptait auparavant sur le soutien de l’administration américaine, mais qu’elle espère désormais l’aide de l’Union européenne. Cela s’inscrit parfaitement dans le discours des autorités russes, qui dépeint l’opposition comme un élément de la machine militaro-politique d’un ennemi extérieur. La position actuelle de l’opposition libérale confirme ce constat et incite les Russes à s’unir autour du gouvernement actuel. »
Les auteurs réalisent-ils qu’ici, ils justifient la position de Poutine contre l’opposition libérale émigrée en expliquant qu’en effet, cette opposition est alignée sur « l’Occident », OTAN puis (car Trump est là, bien qu’ils n’en parlent pas), Union Européenne ?
De fait, leur attaque contre l’opposition libérale est identique dans ses termes à celle du régime poutinien, et motive leur position d’hostilité à toute unité pour la défense des libertés démocratiques contre ce régime – les termes « démocratie », « liberté », « libertés démocratiques », sont d’ailleurs totalement absents de leur vocabulaire politique et n’apparaissent que lorsqu’il s’agit d’attaquer les « libéraux » vendus à « l’Occident » et tout opposant de gauche qui serait tenté de réaliser un front unique démocratique avec eux.
Tous mis dans le même sac alors que leurs positions sont beaucoup plus diverses et nuancées, les opposants démocratiques et « libéraux » sont fondamentalement accusés de s’être alignés sur les « autorités ukrainiennes et leurs alliés occidentaux ». Les positions ainsi dénoncées sont les suivantes : « retour aux frontières de 1991, démantèlement du régime en Russie par les forces des vainqueurs et de leurs alliés, et paiement de réparations par chaque Russe. »
En creux, nous voyons donc ici que pour cette « gauche anticapitaliste » russe autoproclamée à l’ombre de LFI en France, les frontières ukrainiennes ne sont pas légitimes, et la chute de Poutine en combinaison avec une défaite militaire de celui-ci en Ukraine n’est pas, n’a jamais été, une option. Quant à l’argument selon lequel les réparations devraient être payées par « chaque Russe », il sert à faire peur dans les chaumières et fait fi des textes et propositions nombreux de militants de gauche ukrainiens – et russes – visant à faire payer les oligarques et seulement eux.
Sur le site Рабкор, cet article est illustré d’un montage mettant en vis-à-vis, en opposition, la figure de Lénine et celle de Navalny :

Forte symbolique, dont on ne sait si elle est involontaire ou assumée : l’ennemi apparent n’est pas Poutine, mais sa victime la plus célèbre, mis en opposition avec Lénine. Lénine, pourtant, avait affirmé une orientation politique contre le pouvoir russe dans la guerre, avec la plupart des opposants dès 1904 dans la guerre russo-japonaise, et quasi seul en 1914 : le défaitisme révolutionnaire. De même qu’ils excluent tout combat mettant en avant les mots d’ordre de défense de la démocratie et des libertés, qui pourraient produire à leurs yeux des alliances impures, de même Sakhnine et Smirnova excluent tout défaitisme révolutionnaire envers l’Ukraine. Ils ne parlent d’ailleurs jamais d’invasion de l’Ukraine, mais d’une « guerre en Ukraine » ou d’une guerre menée par « l’Occident » contre la Russie – comme Poutine là encore.
La dernière partie de l’article de Sakhnine et Smirnova est intitulée « Stratégie » : à l’encontre de toute unité pour la défense des libertés et de tout défaitisme pro-ukrainien, c’est une orientation « pacifiste » qui est mise en avant. On s’en fout, expliquent-ils, que ce soit la Russie ou que ce soit « l’Occident » qui gagne la guerre : dans ce propos, l’Ukraine a disparu !
Sourds à toute explication à ce sujet (car ils n’ont pas manqué d’en entendre) nos auteurs sont comme des social-patriotes français qui, en 1956, se disaient indifférents au fait que la France ou le peuple algérien gagne la guerre car seule « la paix » comptait, ou comme certains démocrates libéraux pacifistes américains disant la même chose un peu plus tard à propos du Vietnam …
Trump apparait, et n’apparait que, dans la péroraison finale sur la nécessité de sortir la « gauche russe » des « salles où se réunit le parti occidental de la guerre » pour mener la prétendue lutte anti-guerre « contre l’extrême-droite » (qui elle aussi apparaît là, et pas quand il était question de Poutine) dans le monde en général. Trump est pourtant le meilleur collaborateur de Poutine contre l’Ukraine : ce fait fondamental, qui ne cadre pas avec la vision du monde simpliste qui sous-tend cette fausse « stratégie », est donc ignoré.
Les « Ukrainiens » apparaissent pourtant au passage, faisant l’objet d’un appel à se rassembler avec les Russes « contre la guerre » (un tel appel, en Ukraine, reviendrait à appeler à collaborer avec l’occupant). Tel serait le but de la campagne « La paix par en bas » qui a organisé un forum à Cologne fin 2024. Quelques dizaines de manifestants à Cologne, Paris et Berlin, sous le parrainage de la néo-poutinienne dirigeante de LFI Sophia Chikirou, le gros des participants fournis par le POI français, et un courant anarchiste appelant à ce que tous les soldats du monde désertent mais se plaignant de cette mainmise, sans oublier le soutien du World Socialist Web Site si équivoquement policier, telle est l’action exemplaire ici préconisée …
Il est bien évident, ceci dit, que c’est l’aspiration à la paix, à ce que le massacre des couches les plus jeunes et les plus pauvres prenne fin, qui constitue en Russie la base de toute perspective aujourd’hui. Mais toute force politique qui entend combattre « le capitalisme » dans sa forme réelle russe, à savoir l’oligarchie poutinienne, doit rendre cette aspiration efficace en la conjuguant à l’objectif de chasser Poutine et au soutien au combat anti-impérial, et anti-impérialiste, du peuple ukrainien, et des peuples non russes de Russie.
En Russie, le pacifisme efficace conduit à l’objectif de battre et chasser Poutine et au soutien à la résistance ukrainienne armée et non armée. Ces objectifs sont évidemment absents chez la « Gauche post-soviétique », nom que se donne le groupe des auteurs de ce texte, qui semble un nom plus exact que celui de « gauche anticapitaliste ». Scinder l’aspiration à la paix de son débouché politique et de sa pointe révolutionnaire défaitiste, c’est faire du pacifisme l’acceptation plus ou moins protestataire du régime existant.
La volonté des auteurs de soutien aux aspirations pacifistes qui sont certainement, de manière plus ou moins claire, celles de la majorité des Russes, et aux luttes sociales dans le monde du travail, volonté dont la sincérité ne fait pas de doute, de même que leur volonté également de donner une perspective à la révolte de bien des soldats, tout cela ne peut aboutir, car ils le coupent eux-mêmes des revendications démocratiques (la liberté et la démocratie !), politiques (chasser Poutine) et du défaitisme révolutionnaire en Russie par rapport à l’Ukraine.
Le contraste est frappant avec l’Ukraine où la gauche « post-soviétique » a de fait disparu car elle était poststalinienne ou prorusse, laissant le champ aux militants de gauche qui se sont engagés pleinement dans la lutte contre l’invasion impérialiste à visée génocidaire de leur pays, au plus tard le 24 février 2022 au petit matin, et sans ambigüité. La nouvelle gauche ukrainienne, qui est en partie engagée dans l’armée, peut bien avoir des éléments de vocabulaire communs, hérités du XX° siècle, avec l’extrême-gauche ou la gauche radicale traditionnelles, mais elle n’est plus « post-soviétique ». Anti-autoritaires, syndicalistes, artistes, féministes, LGBT, militant.e.s du Sotsialnyi Rukh, de divers groupes, socialistes démocratiques, socialistes nationalistes et anarcho-nationalistes, anarcho-écolos et autres, forment en Ukraine des courants vivants et nouveaux. La gauche radicale et écologiste d’Europe centrale et de Scandinavie leur fait de plus en plus échos et, par le RESU/ENSU, un combat est mené pour faire connaître leur existence et leurs importantes contributions pratiques et théoriques ailleurs dans le monde.
C’est de cela dont les militants russes antipoutiniens et anticapitalistes ont besoin de se rapprocher. Inversement, l’invocation d’une sorte de cordon ombilical « post-soviétique » signifie le refus d’aller de l’avant. Qu’on le veuille ou non, elle porte la nostalgie, sinon de l’ère stalinienne, du moins de l’ère brejnévienne, au motif du trauma des années 1990 où ce sont les forces sociales oligarchiques qui grandissaient sous Brejnev – Gazprom ! – qui ont siphonné toutes les richesses du pays.
Si la question nationale a fait sortir la grande majorité de nos camarades ukrainiens de toute vision nostalgique du temps de l’étatisme et d’une supposée protection sociale généralisée, parce qu’ils appartiennent à une nation opprimée et menacée, cela est beaucoup plus difficile à des militants russes, là aussi en raison de la question nationale, car ils ont intégré les réflexes et les habitus de la domination sous le voile de l’innocence – ainsi, Sakhnine et Smirnova parlent encore des « peuples frères » sans comprendre que cette expression pour les Ukrainiens comme pour les Iakoutes ou les Géorgiens veut dire le knout, les enlèvements, les viols et la non-reconnaissance comme sujets existants. Et LFI ou le POI agissent comme des « soutiens » qui les empêchent de se libérer du vieux carcan : les voilà, les forces « occidentales » mortifères envers eux !
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A la différence du précédent article, celui de Kagarlitsky et Sakhnine dans le Monde Diplomatique semble vouloir mettre au centre de son analyse les rapports nouveaux inaugurés par Donald Trump avec la Russie. L’article souligne qu’avant février 2022 et les sanctions « occidentales », 35% du commerce extérieur russe se faisait avec l’UE et seulement 17,5% avec la Chine, et que la très grande majorité (ce trait remonte d’ailleurs au début des années 2000) des investissements directs russes à l’étranger se situaient en Europe (70% sans même compter les centres financiers offshore, Chypre, le Luxembourg et les Pays-Bas, où il s’agit, ajouterais-je, de capitaux « fluides », allant vers l’Europe mais pas seulement). En 2024, la Chine est montée à 34% des exportations russes, dont celles des secteurs dits de pointe. Et là, un peu comme une surprise inattendue semble-t-il, arrive Trump, la réconciliation avec les Etats-Unis et l’offre d’une étreinte économique soudaine – en fait, Poutine est lié à Trump de longue date et a misé sur son élection.
Selon les auteurs, ceci produit une crise dans les « élites russes » car réapparait le risque, souligné par un sous-titre du Monde Diplomatique, de devenir ou redevenir (spectre des années 1990 ?) un « appendice de l’Occident ». Des secteurs conséquents veulent préserver les gains de la guerre, à savoir le rapprochement avec la Chine : aucun sous-titre n’évoque le fait que la Russie pourrait devenir un « appendice de la Chine », c’est uniquement le fait d’être un appendice de « l’Occident » qui serait à déplorer pour les auteurs comme pour le Diplo …
La crise se traduirait au plan idéologique : les « anti-impérialistes » entendant unir Russie et « Sud global » en une « majorité mondiale » contre « l’Occident » seraient méfiants envers Trump, les Etats-Unis et leurs capitaux avides de s’investir, et c’est de ce côté que Kagarlitsky signale les personnages ayant le plus de positions de pouvoir, à savoir le directeur du Conseil de politique étrangère et de la défense, Sergueï Karaganov, et le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, avec eux le Club Valdaï, alors que dans l’autre camp on aurait notamment l’oligarque Constantin Maloféiev et l’idéologue Alexandre Douguine, pour qui l’Occident doit certes être combattu sous sa forme actuelle, mais pour être sauvé et retrouver, avec l’aide de la Russie, sa vraie tradition. Sont également cités dans ce « camp » là Mme Lvova-Belova (qui, par ailleurs, rappelons-le, dirige les enlèvements d’enfants en Ukraine pour la russification), et le ministre de la Défense Belooussov.
Voilà, notons-le, de bien curieux « occidentalistes » pour qui le redressement du dit « Occident » passe largement par sa destruction. Les auteurs soulignent d’ailleurs que les deux « camps » sont d’accord sur la nécessité de vaincre l’Ukraine ; que les thèses des uns et des autres étaient jusque là mélangées et que c’est maintenant, depuis la main tendue de Trump, qu’elles se sépareraient nettement, bien que, y revient la conclusion, l’affrontement des proaméricains et des prochinois soit « pour l’instant seulement rhétorique », ce qui relativise fortement la thèse de l’article …
Tout cela est fort intéressant, mais est relié à une occultation, un refoulement ou un non-dit : à aucun moment la Russie n’est envisagée comme étant elle-même une puissance impérialiste, au même titre que les Etats-Unis et que la Chine, et même une puissance impérialiste de premier rang, avec ces deux partenaires-concurrents-rivaux, par rapport aux autres impérialismes, européens, Japon, « BRICS+ ».
De même, comme c’était déjà le cas dans l’article sur « la gauche » russe de Sakhnine et Smirnova, les dimensions fascistes de l’idéologie et de la pratique du régime poutinien sont occultées. Il ne s’agit pas seulement, pour lui, de dominer l’Ukraine, mais d’éliminer les Ukrainiens par la mort ou la russification. L’impérialisme contemporain, capitaliste, et l’idéologie impériale bloquant la constitution de la Russie en nation citoyenne démocratique, font corps dans cette orientation fasciste (rashiste, disent les Ukrainiens), totalement occultée par nos auteurs qui partagent les préjugés et les non-dits de la « nation » dominante russe.
Dans une certaine mesure, cette tentative de théoriser une bipartition de l’oligarchie et de l’intelligentsia russe entre proaméricains et prochinois fait penser au clivage qui avait structuré le monde intellectuel russe et celui des agents étatiques (qui se recoupent conflictuellement), au XIX° siècle, entre occidentalistes et slavophiles. Mais avec une inversion : Kagarlitsky et Sakhnine attribuent le « messianisme », via Douguine, aux proaméricains, alors qu’au XIX° siècle c’étaient les slavophiles les messianistes et les occidentalistes les rationalistes (de ces derniers, il n’y en a plus guère !).
En fait, pour un Douguine, il ne s’agit pas du tout d’une ouverture sur l’Amérique ou sur l’Europe, mais d’une domination de l’Europe et de l’Asie assortie d’une collaboration avec l’extrême droite européenne et américaine, très ancienne chez lui, qui est par exemple un copain de David Duke, du Ku-Klux-Klan. La méfiance envers la Chine, soupçonnée de pouvoir être un allié de revers de « l’Occident » en général ou de l’Europe, n’est pas du tout une idée nouvelle chez Douguine, pour qui « l’Eurasie » dominée par la Russie devrait englober le Tibet, le Xin Jiang et la Mongolie en envoyant la Chine vers les mers du Sud.
Que Kagarlitsky tente de présenter Douguine comme un proaméricain ne manque à vrai dire pas de sel, lui qui s’était retrouvé avec lui en 2014 pour aller célébrer en Crimée son annexion officielle !
Si l’on envisage la Russie comme une puissance impérialiste autonome, ce que ne font pas, ce que ne veulent surtout pas faire nos auteurs, alors on comprend qu’elle joue avec les deux autres pôles, économiquement beaucoup plus puissants qu’elle, sa propre puissance reposant sur les facteurs militaires, l’étendue territoriale et les matières premières, pour tirer son épingle du jeu, mais que ce n’est pas facile.
Globalement, Trump a pour l’heure échoué à décoller la Russie de la Chine, et c’est là un des enjeux potentiels du sommet d’aujourd’hui en Alaska. Mais le premier enjeu est l’Ukraine et, avec elle, la vassalisation de l’Europe : tant Trump que Xi Jinping veulent bien, au moment présent, d’une domination impérialiste russe sur la moitié de l’Europe. En même temps, les capitaux chinois cherchent des champs d’expansion en Sibérie, Asie centrale et Russie. Et pas seulement les capitaux, mais de possibles colons. Les contradictions sont donc très vives.
Ceci n’est pas ni une révélation, ni une nouveauté que l’effet Trump viendrait seulement de faire apparaître, et doit s’analyser en relation avec la question des formes de la guerre mondiale qui se profile, et se profilerait d’autant plus vite et dangereusement qu’Ukraine et Europe seraient asservies – et ce dernier point constitue aujourd’hui l’accord central de toutes les « élites russes » avec leur chef Poutine et avec Trump : voila ce qu’occulte l’affirmation selon laquelle le clivage entre vassaux de Washington et vassaux de Beijing se dessinerait en Russie, comme si celle-ci était déjà un pays dominé voire partagé par les autres impérialismes …
Dans leur article se voulant stratégique, Sakhnine et Smirnova disent vouloir rejeter la non-indépendance des « anticapitalistes », dénonçant les alignements, surtout envers les libéraux et le supposé « Occident », mais aussi envers le KPRF. Mais tout horizon est bouché à ces « postsoviétiques » grands-russes par leur refus de la perspective de renverser Poutine avec l’Ukraine et pour la démocratie. Mais alors, il est permis de se demander si un « clivage des élites » entre prochinois « anti-impérialistes » voulant fédérer le « Sud global », et les soi-disant proaméricains (… à la Douguine !), ne pourrait pas être leur divine surprise. Ce serait bien là le pire des alignements, prolongeant en les aggravant les précédents …
Vincent Présumey, le 15 août 2025.
Lien vers l’article en français de Sakhine et Smirnova.
Article de Kagarlitsky et Sakhnine :