Le matin du 1er novembre 2024 le toit de la gare de Novi Sad s’effondre, provoquant la mort de 16 citoyens. Le gouvernement serbe venait d’annoncer sa cession à une société ayant des intérêts chinois et justifiée par les médias aux ordres de Vucic pour sa modernisation.
Rappelons qu’Aleksandar Vučić est un homme politique issu du Parti Radical Serbe, fondé par l’ultranationaliste Vojislav Šešelj, dont il deviendra le secrétaire général en 1995. De 2003 à 2008, il s’oppose à la justice internationale et à tout rapprochement avec l’Union Européenne. Il prend le vent du boulet après la crise sociale de l’été 2013 et se montre dès lors favorable à un rapprochement. Le combat limité mené contre la corruption dans l’Etat lui donne un soutien populaire. Lors des élections législatives anticipées du 29 janvier 2014, il réussit une opération autour de la liste « Un avenir dans lequel nous croyons », réalisant un accord entre le Parti progressiste serbe, le Parti social-démocrate de Serbie, Nouvelle Serbie, le Mouvement serbe du renouveau et le Mouvement des socialistes, qui réalise 48% des suffrages et obtient 250 députés. Aleksandar Vučić a bien compris l’intérêt pour lui d’une politique d’union nationale, alliance entre des partis néo-libéraux et des organisations se réclamant du mouvement ouvrier. Sous le drapeau du nationalisme autoritaire comme sous celui des forces qui se tournent vers l’Union Européenne, sa politique restera axée sur les privatisations et contre le droit du travail.
A l’origine du drame de Novi Sad, une fois de plus, une question de bien commun qu’un gouvernement abandonne au privé. Le contexte de la guerre du régime fasciste de Poutine face à ce peuple ukrainien qui résiste, les crimes de guerre, les vols d’enfants, la radicalisation obstinée d’annexion sur le plan militaire, tout cela entraine la déstabilisation des Balkans. Dans d’autres circonstances historiques il est probable qu’il y aurait eu des protestations populaires, mais certainement pas ce déferlement après le drame du toit s’effondrant. Le gouvernement a démissionné fin janvier, mais pas le président Vucic qui garde en main l’appareil répressif de l’Etat.
Le mouvement des étudiants qui bloquent l’université depuis maintenant presque 8 mois va appeler à l’auto-organisation dans des Assemblées Populaires qui décident de ce qu’il convient de faire et qui contrôlent démocratiquement leur propre mouvement. Ainsi la lettre des étudiants au peuple de Serbie popularisée le 19 mars déclare :
« Tout ce que nous, les étudiants, avons accompli jusqu’à présent est le fruit de l’auto-organisation selon les principes de la démocratie directe et des séances plénières. Un plénum est un forum ouvert à tous les membres d’un collectif, où chacun propose de manière égale des points à l’ordre du jour, en discute et prend des décisions sur la base d’un vote à la majorité simple. Contrairement au modèle établi de démocratie représentative, où tout le pouvoir et toute la responsabilité sont laissés aux représentants élus qui façonnent notre destin à notre place, dans la démocratie directe, chacun est interrogé de manière égale et responsable de ce qui le concerne. » (1)
Outre une mise à distance de la démocratie parlementaire classique, ils ajoutent : « Les étudiants ne sont pas, ne veulent pas et ne peuvent pas être le reflet de la volonté générale ». D’emblée, ils se tournent vers les syndicats, ils les entrainent dans ce mouvement et se mettent aussi sous leur protection contre la répression.
Vucic est sonné par l’importance du mouvement et dit comprendre le message, tout en soulignant « l’énorme énergie négative, la colère et la rage envers les autorités ». L’unité permet de déjouer les manœuvres de l’exécutif. Ainsi le 19 mars à Belgrade, le camp des « étudiants qui veulent étudier » pro-régime a été évacué. Si la grande manifestation se déroule pacifiquement, un tir au canon à son devant le parlement provoque la panique dans la foule. Les organisateurs détournent le cortège et appellent à la dissolution, tandis qu’un groupe inconnu provoque en lançant des pierres, des bouteilles et des pétards.
En Macédoine du nord, suite à l’incendie d’une discothèque avec un permis d’exploitation douteux, 59 jeunes périssent, une Assemblée étudiante appelle à s’organiser conjointement avec leurs collègues serbes et à décider comment lutter contre le « système pourri et corrompu ». (2) La rébellion s’étend. L’Union étudiante indépendante de l’Université de Skopje et le site Internet « Student Plenum » sert de catalyseur au mouvement. Les étudiants de Macédoine déclarent le 23 mars « Nous pompons ensemble ! » et « Tout le monde au plénum ! » Pourquoi le plénum ? Ils répondent :
« Nous avons longtemps eu le sentiment que les mécanismes institutionnels, tels que les parlements et les assemblées étudiantes, ne représentaient pas nos intérêts. Ils sont devenus, dans une large mesure, des instruments au service des partis et ont perdu le contact avec les besoins réels des étudiants. »
En même temps les étudiants créent leur propre union syndicale indépendante (NSS-UKIM) comme une alternative à l’USS-UKIM qui compose avec l’administration universitaire et l’exécutif.
En Serbie, comme dans le combat de l’opposition démocratique russe contre la dictature, on retrouve la référence centrale à la Révolution Française : tout citoyen par lui-même ou par l’intermédiaire de représentants démocratiquement choisis et élus peut participer à la direction des affaires publiques, comme le garantit l’article 21 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. L’article 2 de la Constitution de la République de Serbie ne stipule-t-il pas : « Aucun organe d’État, aucune organisation politique, aucun groupe ou individu ne peut usurper la souveraineté des citoyens. »
Le 26 mars à Belgrade, se tient une réunion historique avec les cinq centrales syndicales qui porte sur un accord pour une action commune concernant des amendements à la législation du travail. Les étudiants poussent vers la grève générale pour les revendications et résoudre la crise sociale. A cette étape les syndicats ne reprendront pas l’appel. Fallait-il opposer la grève générale à la question de l’unité réalisée sur un point essentiel : obtenir des changements significatifs sur la législation du travail et sur le droit de grève ? Et donc poser à partir des revendications syndicales la question d’institutions fondées sur la démocratie. La mondialisation de la main d’œuvre ne permet pas aujourd’hui dans une entreprise locale de signer des contrats et de faire grève. Le patronat peut menacer d’aller implanter ses entreprises dans un pays moins développé que la Serbie.
En fait, à partir de là les initiatives prises chercheront le débouché politique. Les étudiants qui bloquent les facultés de l’Université de Novi Sad ont annoncé l’itinéraire du tour cycliste « Bike to Strasbourg ». 50 étudiants cyclistes parcourront 1000 kilomètres pour soumettre à l’Union Européenne un dossier sur les violations des droits de l’homme dans leur pays. C’est un appel au secours magnifique, mais sans vraie réponse.
La place des femmes : lors de la journée de lutte pour les droits des femmes, le « Collectif 8 mars tous les jours » avance la grève féministe, phénomène méconnu en Serbie. Les travailleuses posent la question du travail domestique non-rémunéré, des soignantes, de l’assistance aux personnes âgées et à la jeunesse, activités salariées ou non, et qui sont en grande majorité exercées par des femmes. Cette propagande est menée par les femmes dans les entreprises en grève et dans les manifestations de rue, malgré la résistance de syndicats dirigés par des hommes. Le féminisme, qui est essentiellement celui de la femme salariée ou non proclame qu’il est impossible de combattre le système néo-libéral sans la lutte contre l’inégalité des sexes dans le travail et la vie privée.
Si la lutte étudiante repart après le 16 avril, le gouvernement répond par la répression, menace de mesures disciplinaires et multiplie les interrogatoires de police. Les administrations universitaires introduisent des cours en ligne sans fondement légal et qui menacent la validité des diplômes. La police pénètre en nombre dans les établissements scolaires mais, sans se laisser intimider, les étudiants pacifiquement se mobilisent. L’information sur l’incursion policière se transmet efficacement sur les réseaux sociaux et les contraint à partir.
Le 24 avril, les étudiants kurdes de l’Université de Rojava expriment leur soutien à ceux de Serbie : « Nous croyons fermement que votre lutte réussira et que vous atteindrez vos objectifs. » (3)
Après des mois de manifestations, d’occupations de locaux scolaires et d’assemblées populaires, les masses font leur expérience politique. Dans une apparente confusion idéologique, des orientations cherchent à s’imposer. D’un côté, le repli ethno-nationaliste qui nous ramène dans la dépendance de l’empire poutinien, de l’autre, l’opposition libérale qui veut faire entrer la révolte étudiante dans la politique institutionnelle. Les libéraux proposent dans la période de transition un gouvernement provisoire « d’experts », imposant à l’auto-organisation démocratique son pouvoir de décision.
Vieille recette qui a été tentée dans d’autres pays pour endiguer le mouvement des masses. En particulier, cela rappelle curieusement la situation espagnole et le mouvement des Indignés du 15 mai 2011, poussée révolutionnaire de la classe ouvrière et de la jeunesse paupérisée contre les mesures néo-libérales appliquées par les majorités de droite comme de gauche en Espagne. Le contrôle que va exercer le mouvement Podemos, devenu parti en 2013, sur les Assemblées Populaires et les groupes locaux va imposer les fameux « experts », et limiter l’auto-organisation démocratique des Assemblées, les réduire à un rôle consultatif. Ainsi les « experts » imposeront aux collectifs locaux un smig de 750 euros, à prendre ou à laisser. Podemos, comme mouvement populiste, va endiguer le mouvement des masses dans le jeu des institutions monarchiques et post-franquistes de l’Espagne, dans la continuité de la social-démocratie et du PCE. Après la mort de Franco, lors du célèbre pacte de la Moncloa en 1977, les partis ouvriers accepteront le drapeau Sang et Or des institutions monarchistes. La République ne sera pas proclamée. Alors que Podemos était en pleine ascension contre le vieux mouvement ouvrier, le rôle peu reluisant qu’il a été amené à jouer, verra le début de sa décrue et de son délitement actuel. Aux yeux de tous, il est un parti comme les autres…
En Serbie, c’est un 1er mai massif qui se fera. Habituellement les syndicats défilaient dans des endroits différents, là ce fut la convergence d’un front entre les syndicats unis et les colonnes organisées d’étudiants vers le centre de Belgrade devant le siège du gouvernement. C’est conjointement que les délégués étudiants et les syndicats mettent en place un groupe de travail avec des avocats pour un code du travail assurant le respect des libertés syndicales. Les étudiants déclarent (4):
« Il nous est apparu clairement que leur position [les syndicats] dans la société était extrêmement précaire et que les moyens qu’ils utilisaient pour la défendre étaient totalement dénués de sens. Nous trouvons la cause de cette situation dans le Code du travail et la Loi sur les grèves ».
« C’est l’occasion de démontrer publiquement notre volonté d’action commune, mais aussi de présenter les résultats du groupe de travail des avocats« .
L’étudiant Simović explique :
« C’est le moment de formuler des revendications concrètes pour améliorer la situation actuelle, qui est très mauvaise. Les salaires sont bas, 90 % des salariés ne perçoivent pas un salaire décent. Les horaires de travail dépassent largement ceux garantis par la loi. La Serbie est traditionnellement en tête des pays européens en termes de nombre d’heures de travail. Les normes de santé et de sécurité au travail sont inadéquates. En Serbie, en moyenne, une fois par semaine, une personne perd la vie au travail, et presque personne n’est jamais tenu responsable. Les abus au travail sont omniprésents et les syndicats ont été sabotés. Les problèmes sont trop nombreux. Les employeurs traitent trop souvent les travailleurs comme des ressources remplaçables. Une telle situation est intenable ».
Et cet autre témoignage de l’étudiant Sekulić :
« … Jusqu’à présent, personne n’a réussi à réunir les cinq plus grands syndicats de Serbie, en proie à de nombreux désaccords. En ce sens, ce rassemblement a le potentiel de consolider l’organisation des travailleurs, ce qui est important et constitue probablement une condition préalable à toute modification du Code du travail. Ce rassemblement ne plaît certainement pas aux structures dirigeantes de la société, qui, depuis la chute de Milošević, ont systématiquement pris le parti des employeurs, réduisant les droits des travailleurs afin d’accélérer les privatisations et d’attirer notamment les capitaux étrangers. Par conséquent, un tel rassemblement va directement à l’encontre de la stratégie fondamentale du parti au pouvoir concernant le développement de la Serbie . Une pression conjointe de tous les syndicats est donc absolument nécessaire ».
Toutefois ce dernier témoignage insiste sur le fait qu’il ne sera pas possible d’aller plus avant sans dégager une alternative politique.
Une telle manifestation a eu des effets immédiats : le président Aleksandar Vucic et son collègue Robert Fico de Slovaquie sont soudainement tombés malade et ont ajourné leur voyage à Moscou pour participer à la grande parade impériale de Poutine du 9 mai que ce dernier avait préparé durant des mois. Et le 12 juin, Vucic visite l’Ukraine pour la première fois depuis le début de la guerre. La Serbie ne reconnaît pas la tentative russe d’annexer des territoires ukrainiens, mais s’est abstenue de critiquer la Russie ou de lui imposer des sanctions, malgré son statut de pays candidat à l’UE.
Le 6 mai, les étudiants qui bloquent tous les établissements d’enseignement supérieur ont annoncé sur leurs réseaux sociaux qu’ils exigent la dissolution immédiate de l’Assemblée nationale et la convocation d’élections parlementaires anticipées. L’article 109 de la constitution prévoit « son auto-dissolution dans des cas exceptionnels ». Ils ajoutent : « Avec la forte conviction que nos revendications sont justes, nous constatons que les racines de la corruption du pouvoir ont pénétré trop profondément dans les institutions de l’État, les empêchant ainsi de fonctionner de manière indépendante ».(5)
Comment faudra-t-il faire désormais si les partis entrent en lice ? Le Parti démocrate offre ses services et ses infrastructures tout assurant son retrait du processus électoral si des délégués étudiants expriment une volonté de se faire élire. Le soulèvement écologique a également soutenu la demande des étudiants. Le Parti progressiste serbe a remporté la majorité des voix d’élections en élections et forme une majorité au Parlement, bénéficiant d’une position de force : c’est la force qui sans doute cherchera à sauver le régime. Grâce aux assemblées auto-gérées, les étudiants proposent une liste de personnes, d’universitaires, de journalistes et d’autres personnalités publiques communément acceptées et reconnues comme candidats indépendants. Les assemblées populaires devront continuer à servir au contrôle des élus, établissant une communication pérenne entre le mouvement populaire et ses dirigeants.
En Serbie aujourd’hui, pour le mouvement uni des étudiants et des travailleurs les privatisations post-soviétiques et l’entrée dans le monde du néo-libéralisme n’ont pas apporté la prospérité mais la destruction des emplois et des services, l’absence d’horizon professionnel avec en sus un régime autoritaire et la guerre de Poutine qui dévaste son propre pays, au-delà des coups terribles qu’il porte au peuple ukrainien. Par ailleurs, l’épisode des vélos a indiqué que la réponse de l’Europe était faible, comme elle l’est aussi vis-à-vis du développement des partis d’extrême droite dans les « grandes » démocraties occidentales. Les gauches occidentales, de par leur soumission au néo-libéralisme, ont ouvert un espace électoral tel à la démagogie d’extrême droite que celle-ci peut accéder au pouvoir. L’Europe devient brune. Se positionnant comme force anti-système, l’extrême droite ne le fait que dans le but de protéger le capital privé national. Le populisme en Espagne de Podemos, celui de Mélenchon et de France Insoumise en France, celui de Sahra Wagenknecht et de son mouvement BSW en Allemagne qui dérive vers le rouge-brun, se situent sur ce terrain même de protection du capital national avec des positions anti-migrants. Le pillage du secteur public et les privatisations continuent à s’accélérer sous des exécutifs aux mains de l’extrême droite. La présidence américaine de Trump va dans ce sens, comme celle de Macron en France ouvre une autoroute au Rassemblement National.
C’est dans ce contexte pour le moins difficile qu’a éclaté cette surprenante situation révolutionnaire serbe. Le mouvement d’auto-organisation de la jeunesse mérite ce qualificatif, cela ne veut pas dire qu’il aboutira à une transformation révolutionnaire dans le contexte mondial actuel. Jusqu’où pourra-t-il aller ? Il est un moment de l’affirmation de formes autoorganisées des forces du travail et de la jeunesse dans les Balkans contre la guerre impériale de Poutine et pour la reconquête de la démocratie. Je pense que se dessine aujourd’hui, à travers la requête d’élections législatives avançant des candidatures représentant les Assemblées populaires et sous leur contrôle, la perspective d’une Constituante souveraine.
Nous avons eu au Chili à partir du 18 octobre 2019 un soulèvement populaire qui ébranla le système néo-libéral maintenu depuis la fin de la dictature Pinochet. La revendication d’intégrer dans le processus constituant des militants issus et représentant ce mouvement des masses se donnant les moyens de s’autoorganiser lui-même a été réalisé à hauteur de 30% de la représentation parlementaire. La question de la démocratie a été « comprise comme activité de tous les citoyens, et non comme monopole de politiciens professionnels », comme l’a largement exposé à l’époque Pierre Dardot (6). Du fait du jeu mené par les appareils politiques traditionnels, notamment pour ce qui nous concerne les partis ouvriers, la constitution pinochetiste n’a pas été abrogée, mais un peuple a appris.
Nul doute que le mouvement révolutionnaire serbe actuel rencontrera les mêmes écueils, et ce dans le contexte de la guerre. Raison de plus pour le faire connaitre et le soutenir.
RD, 09 juillet 2025.
Notes :
(1) Lettre des étudiants au peuple de Serbie, 19 mars 2025 : https://samizdat2.org/lettre-des-etudiants-au-peuple-de-serbie/
(2) Le début de l’auto-organisation en Macédoine du Nord : https://samizdat2.org/le-debut-de-lauto-organisation-en-macedoine-du-nord/
(3) Des étudiants kurdes expriment leur soutien aux étudiants de Serbie : https://samizdat2.org/des-etudiants-kurdes-expriment-leur-soutien-aux-etudiants-de-serbie/
(4) Serbie. Un 1er Mai unitaire, étudiants, travailleurs : https://samizdat2.org/serbie-un-1er-mai-unitaire-etudiants-travailleurs/
(5) Serbie : Les étudiants « bloqueurs » réclament des élections parlementaires
(6) Pierre Dardot, La mémoire du futur, Chili 2019-2022, Lux édition, 2022.
Pour info, le point de vue de Jacques Chastaing sur les développements récents en Serbie :
SERBIE : DANS LA REPUBLIQUE LIBRE D’UZICE, LE SOULEVEMENT POPULAIRE FAIT UN PAS DE PLUS CE 13 JUILLET SUR LE CHEMIN DE LA RÉVOLUTION
Dans l’énorme manifestation nationale aujourd’hui 13 juillet à Uzice (50 000 habitants), il y a bien plus que le motif officiel de cette manifestation : une dénonciation de la condamnation de 9 manifestants de la ville à 30 jours de prison, bien que cela soit révoltant et mérite toutes les protestations jusqu’à ce que les manifestants condamnés soient libérés.
En fait, dans ce 13 juillet à Uzice il y a tout à la fois une description d’où en est aujourd’hui la révolution en Serbie et en même temps la nouvelle orientation que doit prendre la révolution si elle veut aller à la victoire.
La « république libre » d’Uzice, montre qu’il y a une large part de la population qui a dépassé la politique de pression sur le pouvoir du mouvement dirigé par les étudiants afin d’obtenir de lui des élections, ce que le pouvoir ne concédera jamais, sauf s’il pense que c’est un moyen pour lui de gagner du temps afin d’empêcher d’être renversé par une insurrection. Il y a désormais à partir de ce qui s’est passé à Uzice il y a 13 jours, l’amorce d’une autre politique qui pose directement la question de renverser le pouvoir en place, ouvrant ainsi la solution d’un autre pouvoir, populaire, non pas avec des élections représentatives demandées ou pouvoir mais avec des élections au suffrage direct qui ont déjà eu lieu à peu près partout en Serbie depuis mars dans les zbor (Assemblées citoyennes de démocratie directe).
Le fait qu’il y ait eu autant de monde ce 13 juillet dans cette toute petite ville, montre que cette question du pouvoir est dans les esprits de beaucoup et que la dynamique de la situation pousse dans ce sens.
Il y a 13 jours à Uzice, les manifestants ont marché sur un barrage de police et l’ont enfoncé et la vidéo a été vue partout. Ça peut paraître secondaire. Ça ne l’était pas du tout, pour trois raisons.
D’abord parce que dans un régime autocratique qui ne tient que par sa police et la peur qu’elle peut inspirer, lorsque la police se fait défoncer et que c’est vu dans tout le pays, cela montre que la police peut être battue, qu’elle n’est pas si terrible, bref cela peut enlever la peur et faire que l’exemple peut se rependre à la vitesse de la poudre dans tout le pays et passer très rapidement du renversement de la police, au renversement de l’ordre que représente cette police, bref du gouvernement. Les images de la nuit des barricades en mai 1968 en France où des lycéens ont fait fuir les CRS qui avaient fait la guerre de 39-45 puis la guerre d’Algérie, a servi de déclencheur à la grève générale. Le pouvoir serbe l’a d’ailleurs bien compris puisque, immédiatement, il a envoyé à Uzice des forces de police en nombre de tout le pays pour punir les audacieux qui avaient ridiculisé sa police. Mais les habitants ont résisté et ont appelé à la rescousse tous les habitants de la région, qui, eux aussi, sont venus en nombre, et depuis 13 jours, manifestent tous les jours et tiennent tête à la police, au pouvoir, créant un espace de résistance et de liberté, que maintenant tout le monde appelle « la république libre d’Uzice », montrant un peu plus que l’expérience pourrait être élargie au pays pour qu’il devienne la « république libre de Serbie ». L’appel des habitants d’Uzice à toute la Serbie à manifester ce 13 juillet dans la ville prenait cette signification.
La seconde raison de l’importance nationale de ce qui se passe à Uzice, est que le succès de l’affrontement avec la police se place dans un moment particulier. C’est un moment où les étudiants qui animaient jusque là le mouvement national de toute la population, avaient placé ce mouvement dans un cadre général très pacifiste de non affrontement avec la police. Pourtant les violences policières de ces derniers jours où le pouvoir pensait que le mouvement faiblissait avaient redoublé déclenchant en réponse dans ces derniers jours un mouvement spontané des habitants d’un quartier de Belgrade qui avaient monté des barricades pour faire face aux violences policières qui s’accroissaient, une résistance qui spontanément s’est étendue partout. Les étudiants ont saisi le mouvement en route tout en le développant à l’échelle du pays, mais l’ont orienté vers une sorte de résistance pacifique du genre de celle des militants noirs Droits civiques aux USA dans les années 1960, en prônant la non-violence jusqu’à aller se faire arrêter volontairement par la police, pour remplir ses prisons et la déborder ainsi. Les militants noirs américains ne voulaient pas renverser le pouvoir, ils voulaient juste que le pouvoir accorde une place plus importante aux noirs dans la société. Ce qui n’était pas le cas de Malcom X ou des Black Panthers, mais eux n’étaient pas pacifistes. Comme les militants des Droits civiques, le mouvement étudiant serbe, dans son ensemble parce qu’il n’est bien sûr pas homogène et traversé de différents courants, ne veut pas renverser le pouvoir. Il lui demande des élections. Au bout de quelques jours, la résistance serbe, comme ce qui s’était passé aux USA, avec le mouvement des Droits civiques des militants noirs, s’est essoufflée. Mais là, il y a eu l’affrontement victorieux à Uzice. Et tout le monde a alors compris qu’il s’était passé quelque chose d’important, qui était dans l’air, latent. Qu’Uzice remplissait un vide, répondait à la situation, offrait implicitement d’autres solutions que le pacifisme réformiste des étudiants exprimant la résistance de la société civile à la dictature pour une vraie démocratie, mais pas la révolution des classes populaires pour un autre ordre social. Il y avait déjà eu des affrontements, à Belgrade notamment ces derniers jours, mais sporadiques, guère démonstratifs. La victoire d’Uzice avait une tout-autre portée. Son succès l’a démontré.
En effet, la troisième raison est que tout de suite, Uzice a eu un succès fou. Tout le monde a compris que ce que faisaient les habitants d’Uzice, c’était ce que la situation nécessitait et permettait, ce que tout le monde devait faire : non plus faire pression sur le pouvoir mais le renverser. En faisant reculer sa police, Uzice montrait que le pouvoir était fragile, qu’il ne s’agissait donc plus de lui demander de donner le pouvoir au peuple en lui demandant d’organiser des élections, mais de prendre directement le pouvoir. Faire reculer sa police signifiait « nous sommes le pouvoir », la Serbie est libre à Uzice, tous les serbes qui sont à Uzice ce 13 juillet sont la Serbie libre, comme elle pourrait l’être demain partout. Uzice a montré que le pouvoir était à portée de la main, que la question du pouvoir devait être la question politique du mouvement pour la période et pour gagner. C’est parce que c’est dans l’air, que cela explique que tout de suite les habitants de la région ont répondu en nombre à l’appel d’Uzice, puis que c’est tout le pays qui se mobilise en foule à Uzice ce 13 juillet, en même temps que sur les réseaux sociaux, nombreux sont les posts qui disent que « tout commence à Uzice » ou que « si les habitants de Belgrade étaient aussi déterminés (avaient la même politique) que ceux d’Uzice, le pouvoir serait déjà tombé ». Ainsi une autre orientation politique et une autre direction politique que celle des étudiants est apparue à Uzice avec son public, un large public. Bien sûr, il y a encore du chemin à faire. Il n’y a pas de parti ou de groupe, de journal, de collectif organisé, pour le moment, dans le mouvement, qui peut donner une explication claire de ce qui est en train de se passer. C’est un mouvement et il avance donc par à-coups, par expériences. Il fait un bond en avant au travers d’un évènement puis recule quand tout ce qui est organisé se précipite sur l’évènement pour en fausser ou cacher le sens et bloquer un moment la prise de conscience. Puis ça recommence. Mais ce sont de genre d’évènements qui font que peuvent se cristalliser en groupes, les éléments les plus conscients, chez les étudiants, les jeunes ou les ouvriers, qui a leur tour par leur action peuvent accélérer les prises de conscience plus larges.
Mais auparavant, parce qu’Uzice a entrainé tout le pays, il a du coup aussi attiré tous les réformistes qui ne veulent pas de révolution mais demandent que le pouvoir organise des élections et que les zbor de démocratie directe ne puissent ainsi pas prendre le pouvoir. A Uzice, leur tactique a été de ne faire de 13 juillet qu’une manifestation de plus pour exiger la libération des prisonniers, rien de plus.
Mais rien n’y fait, la révolution a montré son bout du nez à Uzice pour une nouvelle étape de son développement et rien ne fera reculer cette prise de conscience. Il faudra bien sûr, un autre évènement important pour un nouveau pas, mais soyons en sûrs, dans cette situation, il ne manquera pas de se produire rapidement.
Jacques Chastaing
J’aimeJ’aime