La situation mondiale actuelle produit des supputations sur le thème d’un nouveau « Yalta » mondial, dans lequel on retrouverait deux acteurs du premier Yalta, les Etats-Unis et la Russie ayant pris le relais de l’URSS, mais où Churchill serait, ma foi, remplacé par Xi Jinping. Une fresque opportunément apparue au parc Livadia, à côté de Yalta, met en scène à cet effet Trump, Poutine et Xi. Le lieu – la Crimée occupée – doit attirer notre attention sur le fait que le « Yalta » planétaire est surtout un souhait de l’Etat russe.

Beaucoup d’articles de « géopolitique » agitent cette éventualité. Entre autres, le jésuite et sinologue Benoit Vermander, dans Le Monde, après avoir envisagé une « duplice », correspondant à la ligne initiale qui porte Trump, celle d’une alliance Etats-Unis/Russie prenant la Chine à revers, glisse plutôt vers une « triplice », la séparation Chine/Russie s’avérant difficile. Dans la triplice, les asservissements territoriaux reviennent en force, tels que les a inaugurés l’annexion de la Crimée en 2014 : aux Etats-Unis l’Amérique du Nord, à la Russie l’Europe centrale et orientale (jusqu’à Berlin ?), à la Chine Taïwan, et potentiellement l’aire pacifique. L’auteur n’adhère pas à l’idée que ce système serait stable – et il a raison ! – et penche pour un « sursaut européen » voire une nouvelle alliance de revers Europe/Chine. L’essayiste et sinologue japonais Katsuji Nakazawa, dans Nikkei Asia, note que la Chine essaie d’être « le » médiateur principal entre Etats-Unis et Russie, mais a subi une défaite symbolique en ce que la rencontre diplomatique principale entre les deux équipes de brigands s’est tenue à Ryad, en Arabie saoudite. Le ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi, et le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte, se sont rencontrés pour discuter de l’éventuelle présence de troupes chinoises d’interposition … en Ukraine, ce dont ne veulent ni Trump ni, surtout, Poutine !

Andrea Ferrario a raison de souligner la limite clef de ces analyses : le premier Yalta, qui s’était instauré sur la base d’une défaite militaire claire et totale de trois puissances impérialistes (Allemagne, Japon, Italie), avait dessiné un cadre stable – un cadre commun de contention de la lutte des classes, dirais-je. Rien de tel n’est possible pour un Yalta 2.0 contemporain, qui donnerait seulement figure temporaire à la multipolarité impérialiste par nature instable, et plus proche, en plus grand et plus dangereux, du monde de la veille de 1914. Le même type de critique pourrait être porté à l’article d’un autre sinologue, Pierre-Antoine Donnet, dans AsiaLyst, qui met quant à lui l’accent sur la possibilité  que l’explosion du Make America Great Again ne soit rien d’autre que l’accélération du déclin étatsunien, ouvrant tout grand des vides béants, par exemple en matière de soft power, que la Chine s’empresse ou s’empressera de remplir, le calcul trumpiste d’une alliance russe étant d’une « naïveté confondante ».

Il est certain que plusieurs indices attestent du jeu chinois face aux permutations et jongleries étatsuniennes. A l’assemblée générale de l’ONU, un front commun entre Etats-Unis, Russie, Israël, Corée du Nord, suivis des petits dictateurs néocoloniaux du Burkina, du Mali ou du Niger, s’est formé contre une résolution ukrainienne demandant le retrait des troupes russes des zones occupées du pays. La Chine s’est abstenue, ainsi que l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud. A propos de Taïwan, le discours trumpiste oscille entre bellicisme et abandon, avec le transfert de la production de semi-conducteurs de TSMC vers les Etats-Unis en arrière-fond – mais, signale K. Nakazawa, la phrase « nous ne soutenons pas l’indépendance de Taïwan » a récemment disparu du site du Département d’Etat US.

La progression équilibrée de la Chine est impossible, et elle a déjà suscité, au Pakistan (Baloutchistan), au Sri Lanka, au Myanmar, des affrontements sociaux voire militaires (Myanmar) majeurs. Taïwan n’est pas que Taïwan, c’est la domination du monde indonésien et du Pacifique qui est en jeu. De même, la progression équilibrée de la Russie dans les zones occupées d’Ukraine, puis pour asservir toute l’Ukraine, est impossible : l’écrasement génocidaire de la résistance populaire et la logique impériale conduisent à la guerre vers la Baltique, l’Europe centrale et le Caucase. De même, bien entendu, la progression équilibrée des Etats-Unis sur le Canada et le Groenland et vers l’Amérique centrale, cette nouveauté trumpiste, est impossible ; d’ores et déjà, un match de hockey à Montréal a donné lieu à un affrontement entre supporters et joueurs canadiens et étatsuniens !

De plus, comme cela transparaît chez les analyses précédemment citées, les zones « non partagées » dans le cadre de l’hypothétique Yalta 2.0 sont prépondérantes et seraient tout de suite vouées aux influences concurrentes et donc à la guerre : Afrique, Amérique latine, Proche et Moyen Orient !

Mais, et c’est là l’essentiel, la raison fondamentale pour laquelle aucun partage du monde stable n’est aujourd’hui possible est la crise sociale globale, la résistance des peuples et les soulèvements généralisés que produit et produira la poussée « géopolitique » barbare des Trump, des Musk, des Poutine et des Xi. Les relations mondiales sont en effet déterminées par la lutte des classes, pas par la « géopolitique » qui n’est que l’expression étatique et militaire de surface des relations fondamentales, telles qu’elles se réfractent dans la rivalité accélérée des hégémons.

Cette conclusion générale vaut partout, mais elle se concentre sur un territoire précis. Dans tous les cas de figure – duplice Etats-Unis/Russie versus Chine, triplice Washington-Moscou-Beijing, etc. – l’Europe est le continent sacrifié, voué au déclin. Or, l’Europe, berceau historique de ce système, est aux avant-postes de la résistance au repartage impérialiste mondial. Et dans l’Europe, bien sûr, l’Ukraine. La réaction sur toute la ligne que constitue l’Axe Trump/Musk/Poutine commence donc par trois points, qui visent l’Europe et la Méditerranée :

  • L’écrasement du peuple ukrainien, qui n’est absolument pas réalisé.
  • La déportation des Gazaouis et l’expulsion des Palestiniens de Cisjordanie, alors que la révolution syrienne a commencé à rebattre les cartes.
  • L’expulsion et la marginalisation et exploitation des « migrants », qui vise à une mise au pas de toutes les populations européennes.

La géopolitique, ou – expressions synonymes – le partage du monde entre hégémons, ou encore la multipolarité impérialiste, devra être et sera vaincue en Europe.

VP, le 25/02/2025.