Les débuts du surréalisme datent d’un siècle, 1924. L’occasion pour Pierre Saccoman de revenir sur l’histoire de ce courant où création artistique et révolution se rejoignaient pour s’opposer activement au fascisme, au stalinisme et à toute la société bourgeoise.
La révolution surréaliste. Un exposé de Pierre Saccoman du 7 novembre 2024.
- Le 15 octobre 1924 : parution du « Manifeste du surréalisme »
- Le 1er décembre 1924 : parution du numéro 1 de la revue « La Révolution Surréaliste »
D’abord, il faut noter noter que les surréalistes ne sont pas les premiers à vouloir réaliser le lien entre Art et Révolution…Ne serait ce que les expériences en Russie suite à la Révolution d’octobre 1917: la « proletkultur », l’agit-prop, les poèmes que Maïakovsky écrivait sur les murs, en Allemagne, les expériences de Brecht et de Piscator, en France, Marcel Martinet, entre autres…
On note que la plupart de ces expériences s’effondrent à partir de 1925-1929 : le suicide de Maïakovsky(1930) qui suit celui d’Essenine(1925), la politique dite du « réalisme socialiste » imposé par Staline en URSS…
Tout d’abord, il faut relever que les surréalistes, au départ, n’ont pas voulu lier art et révolution, et c’est cela qui est intéressant : comment ce groupe (issu, rappelons-le, du mouvement DADA), à partir de sa propre démarche artistique a été amené à une approche politique et révolutionnaire.
Maurice Nadeau, place un des premiers chapitres de son livre « Histoire du Surréalisme » sous le titre : « Les poètes dans la guerre ». Ce n’est pas un hasard : la guerre de 14-18 a eu une influence énorme. Ce fut une guerre totale, destructrice, atroce. Aboutissement de la guerre économique due à la concurrence effrénée que se livraient les capitalistes Américains, Anglais, Français et Allemands pour la conquête des marchés. Des millions de morts dans les tranchées et les bombardements, des générations de jeunes lancés sur les champs de bataille.
En plus, ce fut l’objet d’une rupture radicale dans le mouvement ouvrier : en 1912, l’Internationale socialiste se prononçait contre la guerre impérialiste et menaçait de s’opposer à la guerre par la grève générale. En 1914, pourtant, tous les partis socialistes (sauf le parti italien, les bolchéviks russes et les « étroits » bulgares) votaient les crédits de guerre dans leur parlement respectif.
L’opposition à la guerre sera le travail de minorités infimes : Lénine, Trotsky, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, dont les efforts allaient aboutir, à travers les conférences internationales de Zimmerwald (7-8 septembre 1915) et de Kienthal (26-30 avril 1916) en Suisse, aux prémices de la Troisième Internationale…Pendant que les socialistes « officiels » allaient non seulement voter les crédits de guerre, mais en plus entrer dans des gouvernements d’ « union nationale ».
Un petit groupe de poètes, qui dans les années 1910-1914 se réclamaient d’Apollinaire, de Rimbaud, de Jarry et de Nerval, allaient se trouver mobilisés et affrontés à la boucherie : Breton, Aragon, Éluard, Soupault..
Or, leur « pape », Apollinaire allait les décevoir : lui, le dandy, le poète épris du Beau se porte volontaire pour le front. Il sera blessé et finalement mourra la veille du jour de la victoire…
Breton et Aragon, qui étaient étudiants en médecine, se retrouvent dans les services sanitaires de l’armée et Breton sera dans les services psychiatriques : c’est à l’hôpital de Nantes qu’il rencontrera Jacques Vaché. Celui-ci cultive la provocation intégrale : il se déguise en officier anglais, menace de tirer sur la foule. Il annonce la « fin de la littérature » : la meilleure écriture sera la page blanche… Il ira jusqu’à la négation totale : le suicide. La guerre finie, c’est la rencontre avec un autre révolté célèbre : Tristan Tzara fondateur à Zurich du mouvement DADA en 1916 ; il arrive à Paris en 1919, accueilli par Breton, pressé de le rencontrer.
Ribemont-Dessaigne écrit :
« Plus de peinture, plus de littérature, plus de musique, plus de sculpture, plus de religion… Rien… Rien… Rien. »
Ce sont les provocations permanentes contre l’art officiel, les réceptions, les salons : ils organisent le procès Barrès, accusé « d’atteinte à la sécurité de l’esprit ». Ils s’adonnent au goût du bizarre, recherchent l’hallucination, l’insolite, la découverte de l’objet rare.
De 1919 à 1922, c’est l’apogée du mouvement DADA. Celui-ci ne quitte pas le domaine de la littérature et des arts. Or Breton reproche au mouvement Dada de tourner « à vide ». Voir à ce sujet la thèse de Marguerite Bonnet : « André Breton et les origines du surréalisme ». Il cherche à dépasser le mouvement DADA. Féru de la philosophie de Hegel : tout est mouvement contradiction, dialectique, il recherche la négation de la négation. Il découvre le rôle de la révolution d’Octobre 1917.Tout le mouvement social et politique se détermine autour de cet axe nouveau, pourtant quasi clandestin en Europe occidentale, mais qui se manifeste de plus en plus : proclamation de la Troisième Internationale en mars 1919 ; les partis socialistes français et italien demandent leur adhésion à la Comintern. La CNT (anarcho-syndicaliste) espagnole, le Parti Social-Démocrate Indépendant allemand aussi. Tout cela sur un fond de guerres et de révolutions : révolution des Conseils en Bavière et en Hongrie, grève générale en France en 1920, mouvement des conseils de fabrique en Italie. Cette vague paraît tout emporter, mais bientôt, c’est le reflux : les vieux chefs socialistes chevauchent le mouvement pour mieux l’étrangler. C’est l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg en Allemagne en janvier 1919, la répression s’abat en Bavière et en Hongrie, les patrons et les propriétaires terriens italiens financent le mouvement fasciste de Benito Mussolini (ancien leader de la gauche socialiste) pour casser les conseils de fabrique, s’opposer aux occupations d’usines et des propriétés terriennes…
Pendant ce temps, des œuvres et expériences voient le jour : Breton et Soupault font paraître « Les champs magnétiques » première expérience d’écriture automatique. En 1922, le groupe lance la revue « Littérature » au titre ironique. En 1924, c’est le manifeste du Surréalisme, l’ouverture du « bureau de recherche surréaliste », dirigé par Antonin Artaud, le pamphlet « Un cadavre » rédigé après la mort d’Anatole France, salué par tout le monde, y compris le Parti Communiste.
C’est d’ailleurs ce pamphlet qui allait dresser tout le monde contre les surréalistes. Aragon écrivait : « C’est l’alliance de l’extrême droite jusqu’à Moscou la gâteuse ».
Bernier, un des responsables de la revue Clarté, proche du PC et aussi proche des surréalistes, critiquait cette phrase et Aragon lui répondit : « Cette phrase témoigne du peu de goût que j’ai pour le mouvement bolchevique et de tout le communisme… La révolution d’Octobre est au plus une vague crise ministérielle ».
Breton se rend bien compte que cette position est par trop erronée. Il pense qu’il faut regarder ce que font les travailleurs, comment ils font la grève par exemple : n’ont-ils pas les mêmes intérêts que nous en se dressant contre la bourgeoisie. Il écrit le poème « La grève » et pense qu’il faut dépasser l’acte purement littéraire. C’est le moment où les surréalistes s’emparent du mot d’ordre de Rimbaud : changer la vie ! Ils se dressent contre toute idée de religion, de patrie, d’armée, de police : « Licenciez l’armée, ouvrez les prisons ! ».
Deux événements vont précipiter les choses : la révolution allemande de 1923 et la guerre du Rif.
La révolution allemande en 1923 : après la révolution manquée de 1919 et l’assassinat des dirigeants du KPD, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, les socialistes au pouvoir affrontent une situation difficile : l’Allemagne, vaincue doit payer des indemnités de guerre colossales. L’économie allemande est saignée, et ne parvient pas à payer ce qu’elle doit. L’Angleterre et les États- Unis sont prêts à accepter le non payement des indemnités pour sauver le capital allemand, mais pas la France et la Belgique qui décident d’occuper militairement la Ruhr. Il s’en suit une crise majeure : dévaluations, fermetures d’usines, chômage massif ; la dévaluation est gigantesque : un timbre poste vaut plusieurs millions de mark, on fait ses courses avec une brouette pleine de papier monnaie, c’est la misère pour les ouvriers, la prolétarisation des classes moyennes, la bourgeoisie en pleine crise : ce sera le début de la montée du nazisme. Le Parti Communiste Allemand (le KPD) n’arrive pas à diriger une grève générale spontanée en juillet 23 : « envoyez nous Trotsky » câble-t-il à la direction de la Comintern, dont le dirigeant Zinoviev paraît dépassé par les évènements. Zinoviev lance le KPD dans la préparation d’une insurrection en octobre. Mais le moment est passé, la classe ouvrière ne suit pas, l’insurrection est ajournée.
Cet échec aura des conséquences incalculables : la Révolution russe reste isolée, Lénine meurt le 21 janvier 1924, Staline va s’appuyer sur la bureaucratie soviétique pour lancer le mot d’ordre « révolution dans un seul pays », liquider peu à peu l’opposition de gauche (Trotskiste) puis de droite (Boukharine) ; la voie est ouverte pour la bureaucratisation complète de la république des Soviets. Bientôt ce sera les procès de Moscou, et la liquidation de la vielle garde bolchevique. Staline met au pas tous les partis communistes et spécialement le parti français.
L’autre évènement sera la guerre du Rif (1921-1926) : le marocain Abd El Krim soulève les populations berbères du Rif sous occupation espagnole. Les troupes espagnoles reculent sous le choc de la révolte et le chef de l’armée espagnole du Rif, Franco, fait appel aux troupes françaises : le général Pétain envoie le contingent intervenir contre Abd El Krim. Le PCF entame alors une campagne anti-militariste contre l’intervention française. Les surréalistes participent à cette campagne. C’est le début d’une collaboration entre les communistes et les surréalistes. Alors que l’Humanité mène toujours campagne contre ces « déclassés » et ces « inutiles », le journal Clarté à direction communiste ouvre ses colonnes à Breton, Aragon, Soupault, Desnos, Éluard, Perret.
Un manifeste commun est réalisé entre Clarté et Philosophie, journal surréaliste dirigé par Lefevre :
« La Révolution d’abord et toujours : le magnifique exemple d’un désarmement intégral et sans contre partie qui a été déclaré au monde par Lénine à Brest-Litovsk ».
Un projet d’une revue commune Guerre Civile n’aboutit pas. C’est vers cette époque qu’éclate l’incident « Naville » : celui-ci, membre du groupe Surréaliste part au service militaire où il organise le combat contre la guerre du Rif. Il adhère alors au Parti Communiste et se situe sur les positions de l’opposition de gauche trotskiste derrière Pierre Franck et Alfred Rosmer. Il abandonne de plus en plus l’action surréaliste pour se consacrer à l’action politique. Breton le convoque pour qu’il s’explique et Naville refuse, c’est la rupture (voir le second Manifeste du Surréalisme).
La question de l’adhésion des surréalistes au PCF est ouverte. Breton écrit dans « Légitime défense » :
« Dans le domaine des faits, de notre part, nulle équivoque n’est possible : il n’est personne de nous qui ne souhaite le passage du pouvoir des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat. »
Il déclare :
« C’était notre adhésion de principe, enthousiaste au communisme ».
Mais il réaffirme dans le mème texte :
« Il n’en est pas moins nécessaire selon nous, que les expériences de la vie intérieure se poursuivent et cela, bien entendu, sans contrôle extérieur même marxiste ».
En 1927, la quasi totalité du groupe adhère au Parti Communiste. Cela ne va pas sans problèmes : la direction du Parti leur demande d’abjurer le surréalisme. Les surréalistes se plaignent de voir les colonnes de l’Humanité s’ouvrir à Blaise Cendrars et Jules Romain et pas à eux. Il y a aussi rupture dans le groupe : Artaud, Soupault et Vitrac quittent le groupe. Les surréalistes vont saboter une représentation théâtrale d’Artaud qui fait appel à la police… Le groupe prend position contre le sort fait à Trotsky en URSS, il mène campagne contre le groupe « le Grand jeu » où Roger Vailland fait l’apologie de Dieu, du préfet de police Chiappe…
Pendant ce temps, l’Internationale Communiste continue son évolution. Staline supprime toute expression démocratique, les congrès se font rares et espacés, l’échec de la Révolution chinoise accentue encore la tendance à l’isolement. Trotsky est exclu du parti bolchevique en 1928, puis exilé à Alma Ata, enfin expulsé d’URSS en 1929. Pour l’IC, l’ennemi numéro un reste les partis socialistes déclarés « social-fascistes ». C’est la fin de la politique de Front Uni Ouvrier avancée par Lénine aux 3ème et 4ème congrès de l’IC.
C’est alors qu’éclate la grande crise de 1929 : un crack boursier à Wall Street provoque en quelques semaines des vagues de faillites, de fermetures d’usine, de grèves. Dans cette ambiance, le titre de la revue change : La Révolution Surréaliste devient Le Surréalisme au service de la Révolution.
Pour Breton, il faut faire la Révolution, il faut être dans le Parti Communiste.
Il écrit dans « Positions politique du Surréalisme » :
« Nous avions proclamé depuis longtemps notre adhésion au matérialisme historique dont nous faisons nôtre toutes les thèses : primat de la matière sur la pensée, adoption de la dialectique hégélienne comme source des lois générales du mouvement… Nécessité de la révolution sociale comme terme à l’antagonisme qui se déclare à une certaine étape de leur développement entre les forces productives matérielles et les rapports de production existants ».
« Notre tâche critique principale dans la période actuelle doit être de démêler dans l’art d’avant-garde ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas. L’art authentique aujourd’hui a partie liée avec l’activité sociale révolutionnaire : il tend comme elle à la confusion et à la destruction de la société capitaliste »
Mais tout cela ne va pas de soi dans un parti déjà stalinisé : Breton ne cache pas que son adhésion au marxisme est passée par la lecture du livre de Trotsky sur Lénine. Il dit, dans « Entretiens » :
« Ni ma bonne foi qui était totale, ni l’ardeur de la conviction qui me poussait alors à cette adhésion… N’auront raison de l’inquiétude des responsables du parti… »
Breton passe devant des commissions de contrôle :
« Les commissaires étaient composés de trois membres inconnus de moi et qui se désignaient par des prénoms. Il s’agissait généralement d’étrangers ayant une connaissance imparfaite du français… Rien ne ressemblait plus, quand j’y songe à un interrogatoire de police… assez vite mes explications étaient jugées satisfaisantes, chaque commission était pour homologuer mon adhésion, mais je ne sais pourquoi une nouvelle commission décidait de se réunir après pour m’entendre… »
Devant cette hostilité, Breton et Aragon opèrent un certain recul.
C’est à cette époque que survint la rupture avec Aragon : celui-ci, ainsi que Georges Sadoul, surréaliste mais membre du PC, se rendent au Congrès des écrivains révolutionnaires à Kharkov en URSS (1930). Ils devaient y représenter le groupe surréaliste. Ils parviennent dans un premier temps à faire condamner la revue Monde d’Henri Barbusse. Celui-ci, longtemps compagnon de route du PCF, commençait à tourner vers le mysticisme et le confusionnisme idéologique. Mais quelques heures avant leur départ, on leur fait signer une déclaration contre le surréalisme accusé de « contrarier le matérialisme dialectique » ainsi qu’une condamnation du freudisme, « idéologie idéaliste », du trotskysme « idéologie social-démocrate et contre-révolutionnaire » (voir « Entretiens » d’André Breton).
Les débats au sein du mouvement surréaliste sont violents et passionnés et aboutissent à la rupture avec Aragon et Sadoul et à l’exclusion du PC de Breton, Eluard et Crevel en 1933 (celui-ci sera réintégré un peu plus tard).
C’est l’époque de la « troisième période » de l’Internationale communiste : l’ennemi principal est la social-démocratie. En Allemagne, on voit le KPD appeler à voter contre le gouvernement socialiste de Prusse de concert avec le parti nazi ! C’est la préparation de la venue au pouvoir de Hitler qui gagne les élections de 1933 grâce à la division des deux grands partis ouvriers.
En France aussi il y a une progression du fascisme par l’intermédiaire des « ligues »: Croix de feu et autres groupes. Le 6 février 1934, une manifestation des ligues tourne à l’émeute contre le parlement. Malgré les hésitations du PC (au début, celui-ci avait appelé à manifester contre le parlement), une manifestation des organisations ouvrières le 12 février est un succès : les deux cortèges du PC et de la SFIO fusionnent dans un enthousiasme incroyable. Le PCF accepte de signer une pacte d’unité d’action avec la SFIO. Mais le PC va plus loin et décide d’ouvrir le pacte au parti radical (soi disant parti de la petite bourgeoisie). Staline reçoit le président du conseil français Laval et signe avec lui un pacte approuvant la politique d’armement de la France. L’ouverture du « Front populaire » aux radicaux implique le maintien de l’ordre bourgeois, de la propriété privée. On assiste à la fin de la politique anti-militariste du Parti Communiste.
C’est le début d’une période marquée par les trahisons du Font Populaire et les Procès de Moscou. En Espagne, pour répondre au coup d’État de Franco en juillet 1936, le PCE s’allie au squelettique Parti républicain d’Azana, ce qui l’amène à réprimer par la force les barricades ouvrières de Barcelone en mai 1937. Le GPU intervient directement dans la répression contre le POUM et les anarchistes (assassinat d’Andres Nin en particulier).
Breton, dés le 7 février 1934, prend l’initiative d’un appel d’intellectuels pour l’unité contre le fascisme. 1936, c’est aussi l’année où s’ouvrent les fameux procès de Moscou : tous les compagnons de Lénine sont tour à tour accusés, condamnés et exécutés. Les journaux communistes, l’Humanité et Ce soir (directeur : Aragon) réclament le sang des « traîtres trotskystes ».
Quelle est alors l’attitude des surréalistes ? On a vu qu’ils ne veulent pas rester en dehors de la bataille contre le fascisme. Ils demandent à participer au « Congrès des écrivains pour la culture » qui se tient à Paris en mars 1935, à l’initiative d’organisations proches du Parti Communiste. Crevel obtint que Breton puisse y parler. C’est à ce moment qu’éclate l’incident Ehrenbourg : celui-ci, écrivain russe, devient un des écrivains staliniens les plus en vue. Il avait écrit :
« Les surréalistes veulent bien de Hegel et de Marx et de la Révolution, mais ce qu’ils refusent c’est de travailler. Ils étudient par exemple la pédérastie et le rêve… Ils s’appliquent à manger qui un héritage qui la dot de sa femme… Ils mettent en avant l’onanisme, la pédérastie, le fétichisme et même la sodomie.. plus c’est bête mieux ça vaut.. »
Il se trouve que Breton croise Erhenbourg dans la rue, se présente et le gifle. Du coup, le congrès refuse la parole à Breton. Le soir, Crevel se suicide. Tout sépare alors les surréalistes du stalinisme. C’est l’époque où Breton et ses amis écrivent le manifeste « Contre attaque », union des intellectuels révolutionnaires :
« 1 – Violemment hostiles à toute tendance, quelque forme qu’elle prenne, captant la Révolution au bénéfice des idées de nationalisme, de patrie, nous nous adressons à ceux qui, par tous les moyens et sans réserve, sont résolus à abattre l’autorité capitaliste et ses institutions politiciennes.
5 – Nous disons actuellement que le programme du Front Populaire, dont les dirigeants dans le cadre des institutions bourgeoises accéderont vraisemblablement au pouvoir, est voué à la faillite. La constitution d’un gouvernement du peuple, d’une direction de salut public, exige une intraitable dictature du peuple armé.
12 – Notre cause est celle des ouvriers et des paysans qui constituent le fondement non seulement de toute richesse matérielle, mais de toute force sociale.
Nous plaçant dans le rang des ouvriers, nous nous adressons à leurs aspirations les plus fières et les plus ambitieuses – qui ne peuvent pas être satisfaites dans les cadres de la société actuelle : nous nous adressons à leur instinct d’hommes qui ne courbent la tête devant rien, à leur liberté morale, à leur violence. »
(Positions politiques du surréalisme )
Deux citations importantes toujours dans « Positions politiques.. » :
« D’un coté le renforcement du mécanisme d’oppression basé sur la famille, la religion et la patrie, la nuit, de l’autre la destruction des barrières sociales, la haine de toute servitude, la perspective pour l’homme de disposer vraiment de lui-même »
Sur l’art soviétique :
« Nous y plaçons tout espoir, bien que l’art soviétique ne réponde pas encore à notre attente ».
Sur tous ces points, Breton n’allait pas tarder à rencontrer Trotsky : il le souhaitait depuis longtemps. Il n’a jamais été et ne sera jamais trotskyste, mais il trouve l’occasion en 1938 d’aller au Mexique. Il devait y faire pour le Ministère des Affaires Étrangères une série de conférences sur la littérature française. Aussitôt, Aragon envoie à tous les intellectuels de gauche mexicains une lettre dénonçant Breton comme provocateur.
Breton rencontre Trotsky dans la « Maison bleue » de Frida Kahlo ainsi que Diego Rivera. De cette rencontre devait rester le « Manifeste de la Fédération Internationale des Artistes Révolutionnaires »
(la FIARI).
Trotsky, en 1938, était très pris par les discussions autour de la préparation du lancement de la IVème Internationale. Il se savait aussi traqué par les agents de Staline. Il prit le temps de discussions longues et passionnées. Sur le terrain propre de l’art, le manifeste est un appel lancé à tous les artistes en lutte contre l’asservissement de l’esprit, qui se voulaient indépendants du nazisme, du stalinisme et de la bourgeoisie. Il rappelle la nécessaire indépendance de l’art : toute licence en art, aucun contrôle ou restriction de la part d’un parti.
Trotsky écrivait dans « Art et Révolution » :
« Le parti révolutionnaire ne peut assurément pas se fixer la tâche de diriger l’art. Semblable prétention ne peut venir qu’à l’esprit de gens enivrés de l’omnipotence de la bureaucratie de Moscou. L’art comme la science non seulement ne demandent pas d’ordres, mais même ne les tolèrent pas. »
Breton, retour du Mexique, prend la direction de la revue Clé, organe de la FIARI auquel collaborent Yves Allégret, Jean Giono, Maurice Heine, Marcel Martinet… C’est à ce moment qu’intervint la rupture avec Éluard. Celui-ci a accepté de collaborer à une revue du Parti Communiste. A Breton qui le lui reproche, Éluard répond :
« qu’il collaborerait même à une revue fasciste si on le lui demandait ».
Plus tard, en 1949, un autre épisode allait opposer Breton à Éluard : en 1935, à Prague, Breton et Éluard se sont lié d’amitié avec le poète Javis Kalandra. Celui-ci, devenu trotskyste est arrêté par les nazis et envoyé en camp de concentration. Sitôt libéré, il est arrêté par les staliniens au pouvoir à Prague et condamné à être pendu. Breton écrit à Eluard :
« La guerre et l’occupation aurait-elle établi un partage entre les hommes que Kalandra soit passé du mauvais coté ? Mais non puisque ce sont des écrits de 1939, en pleine occupation nazie, il ne craignait pas de tourner en dérision la propagande hitlérienne, qui lui valurent six années d’incarcération dans les camps… Comment en ton for intérieur peux-tu supporter pareille dégradation de l’homme en la personne de celui qui se montra ton ami ? »
Paul Éluard répondit :
« J’ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité ».
Kalandra allait être exécuté…
Il reste encore beaucoup à dire sur le legs de la culture bourgeoise. Dans « Positions politiques », Breton écrit :
« J’ai qualifié moi-même de magnifique et d’accablant le legs culturel qui nous est transmis. Ce legs, il n’est pas en notre pouvoir de le refuser mais, comme je l’ai dit, il est en notre pouvoir de le faire tourner à la déroute de la société capitaliste ».
Il ajoute, concernant l’art et la propagande :
« Oui cet art se justifie pleinement dans une telle période, et Maïakovsky a prouvé qu’il pouvait se défendre comme art… Mais… la pensée lyrique ne peut être que momentanément dirigée… »
Il est à noter que quand Breton rédige le projet de Manifeste de la FIARI, il avait rédigé « toute liberté en art » sauf « pour les ennemis de la révolution », et Trotsky a barré cette dernière mention en disant « qui va décider de qui est ami ou ennemi de la Révolution ? »
Pierre Saccoman, 07-11-2024.
Et après-guerre ?
Le centième anniversaire du premier Manifeste du surréalisme donne lieu à toutes sortes de manifestations éditoriales et institutionnelles dont l’exposition Surréalisme au « Centre Pompidou » (jusqu’au 13 janvier ). Elle couvre plus de quarante ans de création, de 1924 à 1969. Pourquoi 1969 ?
Sûrement parce que le 4 octobre 1969 Jean Schuster l’exécuteur testamentaire d’André Breton publia dans Le Monde le faire part officiel de décès du surréalisme dans un texte intitulé « Le Quatrième Chant ». Cette mise à mort fut non seulement refusée par la plupart des membres du groupe français dans lequel Vincent Bonoure lance l’enquête « Rien ou quoi » mais aussi n’a eu aucune influence au plan international où des groupes ont poursuivi leur activité surréaliste notamment aux Etats -Unis et en Tchécoslovaquie.
Pierre Saccoman qu’on peut remercier pour l’éclairage politique sérieux qu’il donne sur l’histoire du mouvement surréaliste, arrête-lui, son rappel historique en 1950 date du combat de Breton contre la pendaison du poète Zavis Kalandra.
Son article se termine en évoquant encore le manifeste constitutif de la F.I.A.R.I. de juin 1938 dont on peut relire l’introduction :
« On peut prétendre sans exagération que jamais la civilisation humaine n’a été menacée de tant de dangers qu’aujourd’hui. Les Vandales, à l’aide de leurs moyens barbares, c’est-à-dire fort précaires, détruisirent la civilisation antique dans un coin limité de l’Europe. Actuellement, c’est toute la civilisation mondiale, dans l’unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne. Nous n’avons pas seulement en vue la guerre qui s’approche. Dès maintenant, en temps de paix, la situation de la science et de l’art est devenue absolument intolérable. »
Au milieu des années 60, plusieurs mois avant la mort d’André Breton, plusieurs groupes l’avaient saisi de propositions de reconstitution de la F.I.A.R.I. sur lesquelles André Breton a pris ouvertement parti le 19 avril 1966 en signant un texte intitulé « Ni aujourd’hui, ni de cette manière » qui exprimait déjà une volonté d’enterrer le surréalisme, en même temps que le refus de tout projet de faire revivre la F.I.A.R.I. :
(…) « Aujourd’hui, comment méconnaître le bouleversement de la situation ? Le nazisme est mort. L’équilibre de la terreur nous vaut la coexistence pacifique . Les grands empires s’assagissent. Il est entendu que les guerres n’auront plus lieu que sur des terrains de sport soigneusement clos. Si odieux que soit ce parti-pris, il n’en est pas moins en 1966, la règle du jeu politique. Aux classes dirigeantes de l’Est et de l’Ouest, on peut accorder d’avoir fait preuve de réalisme et de modération. De la même manière, les unes en rétablissant par paliers le profit particulier, les autres en améliorant le sort des déshérités ont également démontré le succès pratique du réformisme. (…)
Précisons que ce texte était également signé « pour le mouvement surréaliste » par Philippe Audouin, Vincent Bonoure, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster.
Cette fin de non-recevoir fut qualifiée en 1966 de faillite et de suicide collectif par le groupe surréaliste RUpTure dans son tract « Qui Vive ? ».
Breton, Schuster, Bonoure et Cie se disqualifiaient par la naïveté complaisante de leur analyse et leur tentative d’opposer la défense de la liberté artistique à son illustration par la création elle-même. « Quant aux conditions de la création et de l’expression artistique où prend-on qu’elles viennent de se détériorer » , écrivent-ils, l’année où des happenings sont interdits manu militari par la brigade mondaine lors du IIIe Festival de la Libre Expression, où le film de Rivette La Religieuse est interdit de projection et Les Paravents de Jean Genet interdit de représentation.
Ce double non de Breton qu’on ne s’attendait pas, même à la fin de sa vie, à voir sombrer, ne démoralisa pas ceux pour qui la question de construire une union des artistes révolutionnaires était et reste d’actualité. Une fédération internationale des artistes de toute tendance, dont l’esprit et les objectifs pourraient ressembler à ceux de la F.I.A.R.I. : défendre et inventer la liberté de créer, « un combat qui ne saurait comprendre de trêve et dont l’issue reste encore et toujours la révolution » (Qui Vive ? , Groupe RUpTure)
J’aimeJ’aime
Erratum : Lire Vincent Bounoure et non Bonoure
J’aimeJ’aime