Les élections à la Chambre des communes du Royaume-Uni, ce jeudi 4 juillet 2024, ont procuré une écrasante majorité de 411 sièges au Labour party sur 650, produisant le départ du gouvernement conservateur de Rishi Sunak, remplacé par Keir Starmer. Le scrutin britannique donnant le siège aux candidats arrivés en tête au premier et unique tour, amplifie de ce fait les fluctuations électorales. En voix, le Labour est passé de 32% en 2019 à 33,7% cette fois-ci. En revanche, les Conservateurs s’effondrent, de 43,6% à 23,7 %.

La première clef explicative est donc la crise du plus vieux parti bourgeois du monde et, avec lui, de la monarchie britannique en tant que telle, mais cette crise est combinée aux sursauts du Labour. Les Conservateurs étaient au pouvoir depuis 2010. En 2015, le Labour semble disparaître en Ecosse, au profit du Scottish National Party. Dans la foulée, l’élection du porte-parole du Labour amène une énorme surprise, avec la victoire de la vieille figure de la gauche anti-blairiste, « Old Labour », Jeremy Corbyn, paradoxalement acquise par le fait que les modifications statutaires des blairistes ont distendu le poids des directions syndicales dans le parti et favorisé les suffrages individuels, qui se sont portés sur lui. Dans les mois qui suivent, le Labour voit les adhésions affluer, dépassant les 600 000 membres : c’est la renaissance d’un authentique parti ouvrier qui se produit en Europe, un fait qu’il ne faut pas laisser occulter dans les récits actuellement produits, car il a été décisif.

Décisif, car c’est essentiellement pour riposter à ce danger nouveau que le premier ministre James Cameron a engagé la grande manœuvre que fut le référendum de 2016 sur le Brexit. Il ne visait pas le Brexit, mais des aménagements et avantages supplémentaires pour le Royaume-Uni dans l’UE, mais surtout, il visait à désorienter le Labour, et cet objectif-là fut largement atteint. Corbyn était à la fois officiellement « pro-européen », et totalement prisonnier des positions dites de « gauche radicale », c’est-à-dire du campisme post-stalinien, hérité du XX° siècle. La combinaison entre la renonciation à virer la technocratie blairiste et bourgeoise installée les années précédentes dans l’appareil du parti, et le verrouillage bureaucratique de l’organisation de la tendance Corbyn, dont le réseau Momentum, a empêché une pleine restauration du Labour comme parti démocratique. Le bruit médiatique fait ensuite sur le thème de l’antisémitisme, à partir d’un vrai problème d’antisémitisme de gauche plus ou moins inconscient mais réel, a pleinement impacté le parti sur la base de ces failles initiales.

L’échec de Corbyn n’a donc pas été dû à l’espoir d’un parti ouvrier de masse réapparaissant en Europe, au contraire, mais à son incapacité à assumer cette poussée dans ses implications démocratiques radicales, en raison de l’héritage stalinisant et bureaucratique du siècle dernier. Cet échec a été soldé par la défaite électorale du Labour, pourtant toute relative, de 2019 (32% mais seulement 202 sièges). Keir Starmer, tout en évitant de prétendre officiellement revenir à Blair, n’a eu de cesse de cadenasser et d’interdire de vivre son propre parti, en empêchant les réunions de sections et en réprimant l’implication dans les grèves. Envers le Labour, Starmer est un flic, et le nombre d’adhérents s’est à nouveau rétracté (retombé à 400 000 quand Keir Starmer prend la direction, il n’a cessé de reculer depuis).

Revenons en 2016 : Cameron voulait désorienter le Labour de Corbyn, objectif atteint, mais aussi être conforté comme premier ministre négociant en position de force avec Bruxelles (et, à travers Bruxelles, avec Berlin et Paris). Là, fiasco absolu, le Brexit l’ayant emporté, qui plus est avec des clivages géographiques explosifs : Londres a voté contre, le reste de l’Angleterre et du Pays de Galles pour, l’Ecosse contre, et l’Irlande du Nord contre. La mise en œuvre du Brexit devient une source de crise permanente et l’est restée depuis. Le grand récit d’un décollage de l’impérialisme britannique restauré, axé sur sa puissance financière s’est fracassé. Même l’immigration qui, dans la thématique xénophobe des brexiters, devait régresser après le Brexit, a en fait augmenté, donnant lieu aux tentatives délirantes de déporter les africains affluant sur les côtes du Pas-de-Calais vers le … Ruanda.

En fait – ce que beaucoup de camarades britanniques, marqués par la stabilité de la monarchie parlementaire et peu habitués à réfléchir sur la forme de l’Etat, sa crise et la question du pouvoir, n’abordent pas assez – c’est la forme même du Royaume-Uni comme cadre étatique qui a été ébranlée par le Brexit, à travers les questions écossaise et, surtout, irlandaise (rappelons que « Royaume-Uni » veut dire : « Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord »). Le Brexit aurait dû conduire à rétablir une pleine frontière entre l’Irlande du Nord et l’Eire, ce qui était explosif. A reculons, l’impérialisme britannique a dû accepter de la part de Bruxelles, avec Berlin et Paris derrière, cette humiliation du maintien de l’Irlande du Nord dans l’espace douanier européen, et du déplacement de la frontière économique entre toute l’Irlande et la Grande-Bretagne, ce qui remet évidemment sur le tapis l’aspiration à la réunification irlandaise.

Les élections de 2019 se sont déroulées dans un climat de crise institutionnelle, le gouvernement conservateur brexiter Johnson cherchant, de manière inédite, à gouverner sans le parlement pour s’affirmer envers « Bruxelles » sur la question des modalités de l’accord de retrait de l’UE, notamment sur cette question irlandaise. C’est le coup d’arrêt porté à la poussée ouvrière et jeune derrière Corbyn qui a assuré la reconduction de Johnson, contraint à assumer l’affaiblissement structurel de l’impérialisme britannique, qui ne connait aucun rebondissement. Entre le « panache » prétentieux de Johnson et cette réalité, les crises dites de gouvernance se sont engouffrées, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ayant consisté dans les « révélations » sur les fiestas organisées jusque dans les locaux ministériels par la bande à Boris Johnson en plein confinement face à l’épidémie de Covid : c’est le « Partygate ». Survient alors (automne 2022) la tentative d’un gouvernement conservateur « dur », avec une « seconde Thatcher » qui annonçait, par certains côtés, un Javier Milei, Liz Truss. Confrontée à une puissante vague de grèves, désavouée par le FMI, elle doit démissionner au bout de quelques semaines. Rishi Sunak, financier flamboyant, lui succède mais, affaibli à son tour par les mêmes causes profondes, il déclenche les récentes élections anticipées par suite des municipales de début mai 2024, qui sont une cata pour les Conservateurs.

Le « vieux sage » conservateur Michael Heseltine, 91 ans, a judicieusement déclaré : « Nous sommes confrontés à la campagne électorale la plus malhonnête des temps modernes. Parce que les deux grands partis n’ont qu’une obsession : empêcher le vrai débat sur le Brexit. » Mais c’est que le « vrai débat sur le Brexit », c’est le vrai débat sur le statut mondial et européen de l’impérialisme britannique, aujourd’hui de seconde zone, voire de troisième zone.

La remise en question du Brexit ne peut signifier un retour à avant 2016 mais exige de discuter de la démocratie tant au niveau britannique qu’européen. D’une certaine façon, le Labour récolte de manière différée (mais pas question de le dire !) les fruits de son rebond ouvrier par la gauche des années Corbyn, associés à cette remise en question du Brexit : il reprend des couleurs dans l’Angleterre du Nord-Est et même en Ecosse.

Quant aux Conservateurs, ils se font siphonner par le Reform Party (14,3%, 5 sièges), rejoint par le leader « populiste » – et poutinien – Nigel Farrage, l’un des auteurs du Brexit dont il parle pourtant le moins possible aujourd’hui, n’ayant que le mot « immigration » à la bouche.

Le Reform party n’est pas la simple continuation de l’extrême-droite pro-Brexit de 2016, mais veut se présenter comme un projet alternatif à la crise du parti conservateur, faisant écho à Poutine, à Trump, et au RN français. Le rejet de toute aide au peuple ukrainien est donc un sujet clef pour lui.

On retrouve exactement la même thématique, sous une rhétorique « sociale », dans une soi-disant « gauche radicale » qui a tenté de percer, mais a échoué. Faisons ici une parenthèse : la lecture, parfois entre les lignes, d’Informations Ouvrières, organe de la garde prétorienne de J.L. Mélenchon, de ces dernières semaines, montre la recherche d’un axe européen entre LFI, Sara Wagenknecht en Allemagne, Potere al Popolo en Italie, et, donc, en Grande-Bretagne, le Workers Party of Britain fondé en 2019 par l’ancien député Labour et ami des régimes syrien, des temps présents, et irakien, du temps de Saddam Hussein, Georges Galloway. Son programme en 10 points, publié dans Informations Ouvrières du 6 juin dernier, omet soigneusement toute mention du sujet, crucial pour la classe ouvrière, de son secteur formé par les migrants et les réfugiés. Le même journal clamait : « Le surgissement de ce parti bouleverse le jeu politique, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. » Depuis, on a vu : 0,7% des voix, pas de députés. Comprenons qu’avec Galloway, nous sommes beaucoup plus proche du « parti des travailleurs allemands », celui d’Anton Drexler aux débuts du NSDAP, que du mouvement ouvrier …

Cet échec affaiblit le projet trumpo-poutinien de rafistolage de la représentation politique au Royaume-Uni, puisqu’il s’agit de sa jambe gauche, la jambe droite étant le Reform party.

Soyons clairs : la victoire du Labour est une victoire de notre camp social et un sérieux accroc pour les forces qui, en ce moment même et directement en France, cherchent à instaurer l’ordre des guerres et de l’impérialisme multipolaire.

Mais elle appelle des mesures sociales, salariales et anti-capitalistes contre lesquelles Keir Starmer, en prévision de cette situation, a fait plus que blinder le Labour depuis plusieurs années. Les grèves et les demandes de négociations collectives, et de rétablissement des services publics détruits, qui viendront, vont se heurter à son gouvernement.

Elle appelle en même temps le franc débat, au-delà du Brexit, sur le rapport de la Grande-Bretagne au monde : réunification irlandaise, soutien aux luttes des peuples, le palestinien comme l’ukrainien, insertion démocratique dans l’Europe. L’éditorialiste Georges Monbiot, dans le Guardian paru la veille du scrutin, tout en disant qu’il n’aurait pas pensé devoir un jour plaider pour le réarmement, appelle à une politique étrangère indépendante du Royaume-Uni, s’émancipant des Etats-Unis surtout si Trump y revient au pouvoir, pour mieux se préparer à l’affrontement avec la Russie.

Une politique répondant aux besoins de la majorité en matière sociale, une politique étrangère et militaire démocratique en matière extérieure : ces deux questions sont, au fond, liées. Il reste du chemin à faire pour construire une gauche Labour à la fois anticapitaliste, démocratique et décidée à une telle politique étrangère.

VP, le 06/07/24.