Le 7 juin 2024, avant-veille des élections européennes, le site français « Contretemps » a publié une tribune quasi programmatique : Les tambours de la guerre battent en Europe, signée de Miguel Urban Crespo, dirigeant d’Anticapitalistas dans l’Etat espagnol, actuellement député européen, Éric Toussaint, de Belgique, figure connue des mouvements dits altermondialistes et contre la dette des pays dits du « Sud », et Paul Murphy, député irlandais du mouvement People Before Profit, dont il est opportun ici de rappeler qu’il avait mené campagne pour « ne pas applaudir » le président ukrainien V. Zelensky au parlement irlandais en avril 2022.

On ne saurait sous-estimer l’importance politique de l’orientation affirmée dans ce texte, qui entend définir l’internationalisme par le « pacifisme » et l’ « antimilitarisme » orientés centralement contre « l’Occident » en général et l’Europe occidentale en particulier.

De fait, nous avons là un bon exposé quintessentiel de ce faux internationalisme néocampiste mortifère qui ne saurait avoir d’autre fonction politique que de faire avorter tout mouvement de solidarité anti-impérialiste et anti-capitaliste effectif dans le monde réel d’aujourd’hui.

Le caractère circonstanciel du texte, en effet, à deux jours du scrutin européen et centré sur les activités du Parlement européen et de la Commission européenne, fait qu’il est clairement cadré par une vision du monde opposant non des classes sociales, non la majorité du genre humain aux rapports sociaux capitalistes conduisant à l’effondrement, mais un « Sud » fantasmé à une forteresse-Europe supposée, Poutine étant perçu uniquement comme un prétexte, à la rigueur une sorte d’agent provocateur de l’Occident (mais les auteurs ne disent même pas cela : de Poutine ils ne disent rien), prétexte à l’emballement « néolibéral et militariste » d’une Union Européenne perçue comme une totalité homogène, et soumise à « l’OTAN ».

Tentant un bilan de la précédente législature européenne, les auteurs semblent penser qu’elle avait bien commencé, les mobilisations ayant selon eux imposé une « déclaration d’urgence climatique » (dont il faut bien dire que les larges masses n’ont jamais entendu parler !), que la pandémie et la guerre ont permis d’enterrer (ils ne parlent pas des revendications des lobbies capitalistes agrariens en faveur des pesticides), ou, pire, de transformer, grâce à la « guerre en Ukraine », en discours sur la souveraineté alimentaire permettant de marginaliser le bio : l’Ukraine a bon dos !

Par contre, la politique européenne qui s’est le plus développée est la politique migratoire, ou plutôt la politique xénophobe anti-migrants, notamment avec le Pacte asile et migrations d’avril 2024, un aboutissement. On ne peut ici qu’être d’accord avec les auteurs. Toutefois, leur analyse rapide des politiques migratoires de l’UE souffre d’une triple lacune.

Elles ne visent pour eux à rien d’autre qu’à maintenir au dehors « l’humanité superflue que le système produit dans ses affres ». Mais en réalité, les migrants sont une composante du prolétariat massivement présente à l’intérieur des Etats européens et les politiques xénophobes organisent leur discrimination et leur surexploitation sur place, assurant une pression à la baisse sur la valeur de la force de travail.

Silence également sur le rôle de l’impérialisme russe, s’ajoutant notamment au français, en Afrique, dans la production de flux migratoires et leur « gestion » par l’esclavagisme, le racisme et le banditisme dans la zone Nord du continent (Libye, Tunisie), en complément avec les patrouilles de Frontex.

Absence totale, enfin, de toute perception du principal flux migratoire européen des deux dernières années, celui des ukrainiennes et des ukrainiens, de l’occasion qu’il a fourni pour remettre en cause les politiques xénophobes (une occasion que les Urban Crespo, Toussaint et Murphy ne risquaient pas d’exploiter !), et de la modification structurelle qu’il a apporté à la société polonaise, où le parti xénophobe PiS a perdu les élections législatives en 2023. Ces femmes et ces hommes, comme l’expérience vivante ukrainienne en général, sont éliminés par omission et inconscience totale.

Le corps principal de leur texte traite ensuite de la politique militaire et de défense européenne. A partir de citations de Mario Draghi, de Josep Borrel ou d’Ursula von Der Leyen, est accréditée l’idée que les pays de l’UE, dans une unité parfaite, en utilisant comme pur prétexte la menace russe, sont engagés dans un formidable processus de remilitarisation généralisée, allant vers une économie néolibérale de guerre, figure de la barbarie pure.

Le problème est qu’un total crédit est ainsi accordé aux propos des dirigeants « européens ». Un peu de la même façon qu’en France, les rodomontades de Macron sur « les troupes en Ukraine » sont sciemment prises pour argent comptant par le RN, LR, le PCF ou LFI, POI, PT, LO et autres.

Ainsi, Urban Crespo, Toussaint et Murphy semblent prendre pour argent comptant la « Stratégie européenne de défense » adoptée par la Commission européenne en mars 2024, dans ses déclarations d’intention sur l’intégration des industries des Etats membres.

En fait (outre que le Royaume-Uni n’est pas compris dans ces proclamations), ce document définit des objectifs relatifs et incertains : que 40% des équipements de défense soient produits de manière collaborative d’ici 2030, que le commerce des armes intra-UE atteigne à la même date 35% de son commerce militaire total (ce qui est donc loin d’être le cas !), que les approvisionnements militaires soient intra-UE à 50% en 2030 et 60% en 2035, et pour tout cela, il prévoit un programme budgétaire d’un montant de 1,5 milliard d’euros sur 2025-2027, à comparer par exemple aux 413 milliards de la loi de programmation budgétaire nationale française prévus d’ici 2030.

Nous constatons donc que l’examen un tant soit peu sérieux des objectifs officiellement assignés par la Commission européenne, et des montants budgétaires annoncés, souligne non la réalité d’une reprise massive et coordonnée de l’industrie d’armements en Europe, mais le gouffre qui existe entre toute unité en la matière et la réalité du caractère national de chaque politique, d’abord en ce qui concerne les vieilles puissances impérialistes européennes : France, Allemagne, Italie, et, hors UE, Royaume-Uni. Les contradictions entre celles-ci et entre elles et les Etats Unis sont ignorées, tues, dans le texte d’Urban Crespo, Toussaint et Murphy.

L’explosion des dépenses militaires est une réalité, non pas européenne, mais mondiale, dont l’analyse serait nécessaire justement pour comprendre quelque chose à ce qui se passe au niveau européen. Je renvoie sur ce sujet, sous réserve des quelques actualisations nécessaires, à mon article de février 2024, Remarques sur la situation internationale et la multipolarité impérialiste, et à la partie de cet article sur Les dépenses militaires et la vraie place de la guerre en Ukraine.

Très clairement, c’est une représentation fétichiste et pas la réalité à laquelle croient et cherchent à faire croire Urban Crespo, Toussaint et Murphy : l’explosion des dépenses militaires mondiales serait liée à la guerre en Ukraine, tout particulièrement aux dépenses d’armement pour l’Ukraine, ce qui n’est pas le cas ; cette explosion interviendrait en Europe d’une manière centralisée et unifiée, ce qui est totalement légendaire ; et elle se ferait sous l’égide de l’OTAN c’est-à-dire des Etats-Unis, alors que les contradictions s’accumulent à la fois entre impérialismes ouest-européens et nord-américain et à l’intérieur de celui-ci (Trump !).

Le quitus donné aux responsables « européens » quant à la réalité de leur politique en matière de production d’armements est complété, envers le président français Macron, par une sorte de regret du temps où il qualifiait l’OTAN comme étant en « état de mort cérébrale » (c’était en 2019, avant que la guerre d’Ukraine ne soit « le prétexte » à tout !), ses propos tenus depuis fin février 2024 étant pris ensuite par nos auteurs pour la preuve de son intégration la plus complète dans la « résurgence de l’OTAN ».

Contresens total : les envolées macroniennes, ses déclarations sur la défense européenne et la place qu’un nucléaire français en partie mutualisé pourrait y tenir, sont en fait des manifestations, tout aussi velléitaires et hasardeuses, d’indépendance et de tentatives de se hausser du col, envers Washington et envers Berlin.

La guerre engagée par Israël contre Gaza suite aux pogromes du 7 octobre 2023 (dont la qualification et l’analyse sont évidemment absentes de cette tribune, cela va sans dire !) est réduite à l’illustration des analyses précédentes : le réarmement réactionnaire européen s’aggrave, le « mac-carthysme » sévit, le « génocide » passe à la télé, et nous n’avons strictement aucune réflexion, ni même aucune perception de ce qu’une réflexion serait nécessaire, sur la place prise par cette guerre dans la multipolarité impérialiste globale et son rôle par rapport à la guerre impérialiste russe en Ukraine.

L’irruption du nouveau depuis le 7 octobre 2023, pas plus au fond que depuis le 24 février 2022, n’est nulle part appréhendée  : le monde est pré-écrit dans les termes de l’opposition entre une Europe marquée par la « blanchité chrétienne » que défendraient ses dirigeants, et un monde extérieur de pauvres insurgés, dont ne fait pas partie l’Ukraine, perçue uniquement en tant que « prétexte » à l’affirmation militariste de la dite blanchité chrétienne.

Nous voyons là les catégories racialistes des courants les plus réactionnaires des puissances impérialistes déteindre sur la vision du monde de moins en moins classiste et de plus en plus campiste de nos auteurs, dans la mesure où c’est par ces représentations idéologiques, et non par les rapports de classes et les antagonismes de puissances réels, qu’ils se font leur grille de lecture du continent (et, partant, du monde).

Alors, à quoi aboutit tout cela ? On sera d’accord sur un point : l’extrême-droite peut et pourra se lover dans les institutions européennes existantes. La « lutte contre l’extrême-droite » est nécessaire, mais laquelle et comment ?

Laquelle, contre quelle extrême-droite faut-il lutter ? Voila bien la question la plus surprenante, la plus troublante, à laquelle nous conduit une lecture précise de la tribune d’Urban Crespo, Toussaint et Murphy, particulièrement de ce passage :

« … la bureaucratie eurocrate de Bruxelles, consciente qu’elle aura besoin du soutien d’une partie de cette famille politique pour assurer la gouvernance de l’UE, a entamé une campagne de différenciation entre la « bonne extrême-droite » et la « mauvaise extrême-droite », c’est-à-dire entre l’extrême-droite qui adhère sans ambiguïté à la politique économique néolibérale, à la remilitarisation et à la subordination stratégique aux élites européennes, et l’extrême-droite qui les remet encore en question, même si c’est de façon de plus en plus timide. »

Qu’est-ce à dire ? Y aurait-il une extrême-droite qui remet un peu « en question » les politiques néolibérales, c’est-à-dire capitalistes ? Qui ne serait pas subordonnées aux « élites européennes » (???) ? Quelle peut bien être cette extrême-droite moins néolibérale et moins subordonnée aux dites « élites » ?

En fait, le principal clivage qui traverse les extrême-droites européennes dérive du caractère plus ou moins prononcé de leur relation à leur parrain, Vladimir Poutine. Giorgia Meloni s’en est éloignée depuis qu’elle est au pouvoir en Italie, mais le poutinien Salvini est dans son gouvernement, et Viktor Orban appelle à la réconciliation des deux mouvances, en dehors et contre les « élites européennes » qui s’appellent, chez lui, « Soros ». Les plus poutiniens seraient-ils les moins « néolibéraux » ? Ou sinon, qui sont donc ces derniers ?

Quoi qu’il en soit, la convergence des deux mouvances d’extrême-droite au parlement européen irait de pair avec la réaffirmation, jamais abandonnée ni par Scholz, ni par Biden, ni par Macron, de la nécessité à terme de négociations « faisant une place au Donbass » comme l’a dit Macron, au profit du régime poutinien et sur le dos de l’Ukraine. Question qui échappe totalement à nos auteurs, bien entendu …

Mais comment « lutter contre l’extrême-droite » sans lutter contre son parrain international Poutine ? Et contre son second parrain, Trump ? Sans situer la lutte dans son vrai cadre international, qui est mondial, et dans lequel les questions entrelacées de la victoire ukrainienne et de la chute de Poutine sont centrales ?

L’internationalisme effectif est là. Faute de le voir, nos auteurs nous écrivent un roman : l’internationalisme doit être pacifiste et antimilitariste. A cela il est temps, en juin 2024, de dire clairement non.

Car le prétendu pacifisme antimilitariste européen qui nous est proposé là, c’est l’acceptation de l’ordre impérialiste réel, multipolaire, et c’est le désarmement des prolétariats, à commencer par le prolétariat ukrainien sur la ligne de front, sous les bombardements et dans les régions occupées.

L’internationalisme qui doit revivre sera combattant et pas pacifiste, et c’est ainsi seulement que la paix sera au bout de son combat (en ce sens, certes, le vrai pacifisme sera le sien !).

Il ne sera pas militariste au sens des généraux, mais il le sera au sens des femmes soldates ukrainiennes de Veteranka, première organisation syndicale militaire implantée dans l’armée ukrainienne parce que celle-ci doit combattre. Soyez des « militaristes révolutionnaires prolétariens », s’échinait à dire, peu avant son assassinat, Léon Trotsky à ses partisans médusés de telles formules, qu’ils s’empresseront d’enterrer une fois que le piolet aura frappé.

La reconstruction de l’internationalisme (et donc, finalement, de l’Internationale) peut-elle se faire en mélangeant les deux lignes, celle du combat prolétarien et de la politique militaire prolétarienne, et celle de la répétition des vieilles formules malgré le 24 février 2022 et le 7 octobre 2023, quand ces vieilles formules deviennent réactionnaires ? Le débat est certes nécessaire, mais s’il unit, ce sera en différenciant, en coupant le nouvel internationalisme du XXI° siècle des resucés de la géopolitique campiste du XX°. Le mort ne doit plus saisir le vif : question de survie !

VP, le 09/06/2024.