Article initialement paru sur la rubrique blog de Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/140124/de-lambert-melenchon-democratie-et-revolution

Le livre de Laurent Mauduit et Denis Sieffert, Trotskisme, histoires secrètes. De Lambert à Mélenchon, est une bonne et forte lecture que l’on ne saurait que conseiller à tout jeune qui veut appréhender dans quelle gauche il débarque (et dans quel monde il vit), comme à tout ancien qui a, ou pas, sa petite idée sur comment on en est arrivé là. Du titre, je retrancherai volontiers la première proposition pour ne retenir que la seconde, « de Lambert à Mélenchon », aucun secret n’étant plus éventé ici, mais parfois détaillé. Le côté « scoop » de la couverture est largement dépassé par le contenu, qui ne consiste pas dans une histoire analytique du « lambertisme », laquelle reste à faire, mais qui y contribue par une série de développements procédant, comme ils s’en expliquent, de l’histoire personnelle des auteurs et de leur perception des besoins présents.

L’OCI (Organisation Communiste Internationaliste) a été tout à la fois un regroupement de révolutionnaires qui voulaient changer le monde, une matrice méconnue, et donc sujette à des légendes dorées et surtout sombres, pour tout le mouvement ouvrier français du second XX° siècle, et une forme idéal-typique de « parti-fraction » se voulant « léniniste » dans lequel l’homogénéité de l’organisation était une finalité en soi, une forme organisationnelle en fait bureaucratisée, et cela de longue date. Chacune de ces trois dimensions doit être saisie, dans sa relation aux deux autres, si l’on veut comprendre. Mauduit et Sieffert n’ont eu ni plus ni moins d’ambition, je pense, que de donner leur éclairage procédant et d’une riche expérience vécue et des méthodes de l’enquête journalistique, à cette saisie, sans l’épuiser. C’est pourquoi les jugements définitifs que je vois venir ça et là, allant de « ils ont voulu faire du mal à Mélenchon » chez de jeunes aveugles, à « ils ont voulu en finir avec le marxisme », chez des aveugles plus âgés, voire les deux anathèmes ensemble chez des aveugles de toujours, sont totalement hors sujet. La clef historico-explicative du drame des « partis-fractions », tendant à être des sectes, qui n’est pas un problème limité à l’OCI mais un phénomène mondial de l’avortement révolutionnaire du XX° siècle, ne se trouve pas dans un livre qui se suffit à lui-même sans avoir besoin de cette prétention.

D’où un côté « ombres et lumières » de celui-ci. Les lumières sont importantes. Le chapitre 3, De quelques personnages flamboyants, et le chapitre 4, De quelques combats héroïques, sont de ce fait des chapitres décisifs.

Les « flamboyants » sont ici Boris Fraenkel, l’homme qui a fait se rencontrer Herbert Marcuse et Pierre Lambert (hé non, nous n’avons ni notes ni enregistrement !), et qui a théorisé la révolution sexuelle dans une organisation qui passa ensuite, et fut, la plus fermée aux sujets dits, à tort, « sociétaux » pour les opposer aux questions « sociales » ; Claude Bernard dit Raoul, le bel aventurier qui organisait les travailleurs viets déportés en 1944 ou les acteurs et les artistes après 68 ; Pierre Broué, historien de premier plan ; Gérard Bloch, qui nous a légué une traduction de la biographie de Marx par Franz Mehring et, surtout, ses notes fluviales apportées à sa traduction ; Daniel Renard, le vrai meneur ouvrier et syndicaliste des origines de l’organisation (dont la légende fut transférée sur Lambert auprès des jeunes, ajouterais-je) ; et Claude Chisserey, « l’excessif » et le sincère jusque dans les excès organisationnels, qui en mourut. Ce choix éminemment subjectif et tout à fait respectable donne la liste des personnages qui ont « fait » l’OCI, en profondeur, et qui, tous, s’y sont finalement trouvés marginaux. Les deux personnages officiellement flamboyants de ce que fut l’OCI, Lambert et Just, sont écartés de la liste (une interrogation : je ne crois pas que Just était à FO, son bureau à la RATP ayant plutôt été une mise au placard qui l’arrangeait bien). L’un des flamboyants est à cheval sur la catégorie des marginaux et sur celle des apparatchiks centraux, c’est l’ambivalent, c’est Pierre Broué. Les auteurs se font à eux-mêmes la remarque de l’absence de femmes. Or, elles étaient nombreuses à la base de l’organisation. Leur quasi absence dans les chefs, flamboyants ou marginaux, dit quelque chose non pas seulement de l’époque, mais du type d’organisation.

Autres lumières, les campagnes centrales, et largement victorieuses avec la libération de Pliouchtch, pour sauver et libérer des prisonniers d’opinion en URSS et en Europe centrale soi-disant « communiste ». Tout de même, ce ne furent pas les seules campagnes internationalistes de l’OCI qui portaient souvent sur la Bolivie, l’Argentine ou le Pérou, mais celles-là furent, en effet, irremplaçables, car personne d’autre ne pouvait les porter à ce niveau, et, pour certaines, les gagner et ainsi peser sur l’histoire globale.

Sans tenter d’histoire organisationnelle de l’OCI (dont on trouve des éléments dans mes propres travaux, dans la thèse de Jean Hentzgen ou dans les réflexions de Pierre Salvaing), Mauduit et Sieffert ont naturellement consacré un chapitre aux « purges », enfin, à quelques-unes d’entre elles : Fraenkel et sa « clique sexualo-sectaire » (sic), Nagy-Varga « agent du KGB stipendié de la CIA » (re-sic), l’ « affaire Berg », Stéphane Just, Pierre Broué « royaliste » (sic, sic et re-sic !!!), et le trio Corbières-Carrasquedo-Antonio en 1992. Dans cette liste, est insérée une « purge » qui relève plutôt d’un abandon en rase campagne, totalement méconnue par ailleurs, celle du groupe « Avant-Garde Israël » qui était venu de lui-même contacter l’OCI et s’en est mordu les doigts car ils pensaient par eux-mêmes et disaient ce qu’ils pensaient. Cette éviction participe de la dispersion internationale continuellement produite par les méthodes de « grands propriétaires fonciers », comme le disait le bolivien Guillermo Lora, qui étaient celles de l’OCI en la matière. Le pire fut ici l’ « affaire Varga » en 1972-73, un peu la mère de toutes les purges, sur laquelle toute la lumière reste à faire (concernant, non pas Varga, qui n’était évidemment pas un guébiste, mais les tenants et aboutissants du processus interne substituant une hystérie sectaire paranoïaque à des discussions nécessaires qui cherchaient à se faire jour).

C’est un peu une contrainte à quiconque parle de cette histoire de traiter de l’ « entrisme ». Les auteurs font le choix salutaire de distinguer l’entrée drapeau déployé, préconisée par Trotsky en 1934 dans la SFIO et d’autres partis réformistes, de l’entrisme « sui generis » chez les staliniens que Pablo, « secrétaire de la IV° Internationale », voulut imposer à sa section française en 1951, accouchant ainsi, involontairement et en réaction contre lui, de l’OCI, et de l’introduction de clandestins dans d’autres organisations ou dans l’Etat. Si ce dernier aspect a pris une importance particulière de la part de la direction de l’OCI, où son contrôle fut l’apanage et la particularité distinctive de Lambert, c’est, selon les auteurs, comme un substitut à une possibilité historique qui s’est offerte dans les années 1970, et que plusieurs participants de cette période – Charles Berg, Pierre Broué, Jean-Paul Joubert – ont dit par la suite avoir envisagée voire proposée sans succès : une entrée drapeau déployé comme gauche jeune du PS d’Epinay. Difficile de dire si ceci fut une occasion manquée ou un risque évité, mais force est de constater que là encore, une discussion à découvert n’a pas eu lieu : c’est le type d’organisation « centralisée » et ses relations internes, faisant de la direction une fraction soudée face à l’organisation, à son tour fraction soudée face à « la classe » et au monde, qui l’interdisait.

Et non seulement l’entrée de clandestins -mais en nombre important – au PS, coexistant avec une position officielle plus proche de celle d’Alexandre Hébert pour qui le parti d’Epinay rompait avec le mouvement ouvrier (position déjà rodée, ajouterais-je, lors des discussions sur la formation du PSU en 1960, le rôle attribué à Mitterrand étant alors tenu par Mendès-France), fut le substitut organisationnel à toute discussion ouverte et franche sur la manière de construire un parti révolutionnaire en France dans les années 1970 après que la percée d’une « extrême-gauche » ait touché ses limites et alors que les partis « traditionnels », « nouveau PS » en tête, remontaient vite la pente, mais l’activité de ces clandestins fut, politiquement, nulle : elle ne consista en rien d’autre qu’à appuyer Mitterrand. Dans ce cadre, les auteurs soulignent bien la situation individuelle particulière de Lionel Jospin.

Ils ont tout à fait raison de dissiper un souvenir dominant, qui voudrait que la tendance formée dans la LCR à la fin des années 1970, qui a rejoint finalement (en 1980) l’OCI qui fut en même temps le creuset de sa disparition rapide, aurait été le résultat du « sous-marinage ». Non, la TLT (Tendance Lénine-Trotsky) puis la brève LCI (Ligue Communiste Internationaliste) furent le résultat d’une évolution autonome, à l’intérieur de la IV° Internationale-Secrétariat Unifié, liée en France à la poussée pour chasser Giscard et au heurt de cette poussée sociale avec la politique du PCF et aussi de l’extrême-gauche hors OCI, qui connait alors sa plus grande force.

Une parenthèse quasi psychanalytique s’impose ici. Si la conviction, chez ses partisans comme chez ses adversaires, que ceci avait été une histoire de sous-marins, s’est imposée, c’est aussi à cause des extraordinaires pseudos internes et noms de plume des deux animateurs principaux de cette tendance formée dans la Ligue : Nemo et Ulysse ! Christian Phéline (Nemo) raconte pourtant que ce surnom lui a été donné par ses camarades de cellule de la Ligue. Hasards objectifs …

Il en est un autre que je signale : Daniel Gluckstein, lui aussi venu de la Ligue et lui non plus pas sous-marin malgré sa réputation, en a apporté son pseudo, Seldjouk, à l’OCI. Seldjouk, ou le grand vizir qui se prépare à prendre la place du calife …

L’imprégnation mutuelle de l’appareil de la CGT-Force Ouvrière et de celui de l’OCI est, quant à elle, un phénomène de longue durée, qui ne saurait lui non plus entrer dans la catégorie sommaire du « sous-marinage » ou, comme le disent les policiers, du « noyautage », mais qui fut un fait profond de l’histoire syndicale française. Il a abouti à former une sorte de réseau de soutien mutuel amical, syndical, maçonnique souvent, et, dirais-je, « fromager » (au sens de partage du fromage), dans lequel la vraie question n’est pas vraiment d’être membre ou pas, secrètement ou pas, d’une organisation politique, mais d’avoir les codes et les complicités implicites nécessaires pour tenir les « positions » (et de participer aux bons gueuletons à la bonne place).

Dans cette histoire longue, le moment clef dans la mythologie interne de l’OCI était le Non à De Gaulle au référendum de 1969. Si ce Non fut tout à fait justifié, il était néanmoins assorti d’une alliance organique avec la direction confédérale et avait été précédé d’un premier vote pour le rapport moral, mais pas à l’encontre du gaullisme puisque celui-ci s’était produit … en 1959, alors que FO avait refusé de s’opposer à l’avènement de la V° République.

Cette vérité historique est signalée par les auteurs, p. 181, à partir de mes propres travaux, qui se sont appuyés sur les comptes-rendus des congrès confédéraux et ont été étayés par ceux de Jean Hentzgen, auquel il faut rendre la primeur de l’information sur la première manifestation d’intouchabilité de Lambert, lorsqu’encore auparavant, en 1954, il fut réintégré dans la CGT après avoir rencontré Benoit Frachon sans en avoir discuté dans l’organisation. J’ajoute que Lambert n’a pas été exclu une seconde fois de la CGT, et que son rôle syndical dans les années 1950 et le début des années 1960 est un monument d’habileté roublarde – un vrai bijou ! -, que lui-même avait du mal à résumer clairement, et que j’ai tenté de démêler dans mon article cité en bibliographie.

Le fond du problème, son acte I, n’est pas que Lambert aurait mis le vers « réformiste » dans le fruit « révolutionnaire », par exemple en introduisant Alexandre Hébert (dirigeant FO de Loire-Atlantique) au Bureau politique alors qu’il n’était pas à l’OCI, et tout ce qui s’ensuit : le vote pour le rapport d’activité de FO à l’avènement de la V° République date de 1959, le premier grand signe d’intouchabilité de Lambert de 1954. C’est le fonctionnement en parti/fraction/secte qui a été le cadre des évolutions subséquentes, dans un cadre international sur lequel je ne reviendrai pas ici.

Les développements rapides du livre sur les conséquences de cette « adaptation » dans le syndicalisme enseignant, pp. 199-202, demanderaient à être fortement complétés, car le passage de la plupart des enseignants de l’OCI de la FEN à FO, en 1984, outre qu’il fut le déclencheur de la crise conduisant à la purge du courant de Stéphane Just, a été un choc pour le syndicalisme unitaire de l’enseignement, lequel a puissamment aidé la direction de la FEN, quelques années après, à tenter son autoliquidation en UNSA, produisant en réaction la formation de la FSU et une forte aggravation de l’émiettement syndical. Il est permis de penser que si ces forces étaient restées à la FEN, la direction de celle-ci aurait été minoritaire dans son entreprise (ce n’est que le petit détachement laissé à la FEN qui se trouve dans la FSU en 1992, le gros des forces enseignantes de l’OCI/MPPT/PT étant désormais à FO). Et, dans FO, l’affrontement Blondel-Pitous au congrès de succession d’André Bergeron, en 1989, ne s’explique qu’à moitié par la mainmise du réseau amicalo-syndical-fromager formé par Lambert plus ou moins dans le dos (mais avec la bienveillance initiale) de Bergeron, car derrière Pitous se trouvaient aussi les partisans de la « recomposition syndicale » alors lancée par la direction de la FEN. De plus, les « combinards », comme les auteurs appellent Cambadélis et la faction fromagère de la MNEF, étaient aussi à la manœuvre, et ce congrès et le congrès de Rennes du PS furent en résonance.

Sur ce chapitre, Robert Duguet a donc eu raison de souligner qu’en fait, la politique lambertiste, loin de continuer la défense du syndicalisme unitaire, laïque et confédéré, lui a, par ricochet, porté de grands coups. Cette continuation reste nécessaire et vivante (à titre personnel, je me permets de dire que j’espère agir ainsi en tant que responsable FSU) : il est important de démystifier aussi ce monopole imaginaire de la référence « syndicaliste confédérée » et de la référence « laïque » du lambertisme et de ses héritiers (POI et POID récemment rebaptisé à nouveau « PT »). Ainsi, dans le « débat sur l’islam », leur position et celle qu’ils impriment à la Libre Pensée n’est pas celle que l’on prête habituellement aux soi-disant « laïcards » – un terme qu’il me semble préférable d’éviter, entre guillemets chez Mauduit et Sieffert -, mais celle des … « islamogauchistes » (avec guillemets là aussi !) – même si on peut s’interroger sur la sincérité de ces positions en relation avec leur caractère, à nouveau … fromager, la LP s’étant rapprochée de la Ligue de l’enseignement.

De même, le bilan syndical de cette adaptation bureaucratique, qui n’est pas la même chose qu’un engagement syndical pragmatique, s’avère dans la durée contredire ses alibis historiques et rhétoriques : depuis Blondel et jusqu’à Verrier inclus, les secrétaires confédéraux FO sont donc issus du réseau construit en son temps par Lambert, mais l’affirmation de l’indépendance de classe du syndicat est allée en s’affaiblissant, et les différentiations au sein même du dit réseau montrent qu’il n’a plus de boussole, s’il en a jamais eu une. Rappelons, suprême ironie de l’histoire, que c’est Alexandre Hébert qui, à partir de 2005 environ, a trouvé que Lambert comme Mailly « dérivait » beaucoup trop !

J’en arrive aux chapitres sur les « héritiers », Cambadélis et, surtout et sur un tout autre plan, Mélenchon. Une remarque préalable s’impose à ce stade : une mésinterprétation possible de ce livre pourrait consister à lui prêter l’idée que les malheurs et turpitudes actuels de « la gauche » contemporaine, tout du moins (mais c’est déjà énorme) à travers les phénomènes d’intégration au capitalisme financiarisé et à l’appareil d’Etat de la V° République dans le cas du PS, conduisant à son rétrécissement implosif en 2017, ainsi que dans le bonapartisme populiste à la Mélenchon, prendraient leur source soit dans les défauts de Lambert, soit, plutôt, dans la matrice « lambertiste » de l’OCI.

Ce serait là attribuer énormément à l’OCI et en faire une sorte de deus ex machina diabolique. Il suffit de rappeler que la dégénérescence bureaucratique des organisations issues du mouvement ouvrier est bien antérieure, que la question est mondiale, et que ce qui a été dit de FO ci-dessus montre tout aussi bien que, dans le cas du lambertisme, l’influence a joué dans les deux sens et qu’au final, c’est l’influence bureaucratique de l’appareil syndical, véhicule des rapports sociaux dominants, qui est déterminante et donne la tonalité dominante, pour saisir que telle ne peut pas être la conception des auteurs du livre, qui, par contre, pointent, dans le cas de l’histoire du mouvement ouvrier et de « la gauche » en France, une forme particulière, spécifique, nationale, une touch véritablement sui generis, prise par ces phénomènes globaux résultant de l’histoire des révolutions avortées du XX° siècle et des tragédies qui en ont résulté. En tant que forme spécifique d’un phénomène global, le lambertisme n’en est pas la cause, mais la forme a son importance, son agentivité et son style propre. L’OCI n’est pas coupable des bureaucraties et autres turpitudes, mais, historiquement, victime dans son corps militant – mais aussi participante active en tant qu’appareil formé par le parti-fraction-secte.

Ainsi, la corruption des « combinards » de la SA Cambadélis-MNEF n’a pas apporté au PS ses propres turpitudes, mais il est vrai qu’elle a contribué à leur donner une tonalité dont, entre autres épisodes, l’ « affaire DSK » participa, et surtout qu’elle s’est remarquablement combinée à la manière dont, finalement, le PS allait friser l’autoliquidation. A ce sujet, je me permets un souvenir personnel. Dans l’OCI, j’étais en « dissidence » contre l’appareil vers 1985-1986, mais ce à quoi j’avais le plus affaire était l’appareil, en fait, de la fraction dirigeant l’UNEF-ID : son départ eut donc pour effet de me permettre de rester encore un peu, trois années. A des camarades étudiants socialistes qui me demandaient pourquoi je n’étais pas de cette fournée qui allait les rejoindre, je disais que ces gaillards là allaient très vite les doubler par la droite, et ce fut le cas. D’autres ont cru sincèrement quitter un cadre sclérosé pour aller former un vrai courant gauche au PS, ils ont été les dindons de la farce. Mais celle-ci a pu fonctionner aussi parce que, jusqu’en 1986, Lambert tolérait la formation d’un appareil autonome basé sur le syndicat et la mutuelle étudiants, conséquence non automatique de la « prise » de l’UNEF Unité syndicale et de sa préservation comme vrai syndicat, depuis 1971. Conséquence non automatique, mais fort vraisemblable dans le cadre de ce qu’était réellement l’OCI, parti/fraction/secte, de plus délesté de l’éventualité d’une organisation politique de jeunes à ses côtés depuis la mise progressive hors circuit de l’AJS et de l’IRJ. Et ceci a ensuite contribué à en renforcer les traits, notamment ceux, à l’époque et depuis, de citadelle assiégée par les « agents de l’Elysée » et par « les médias ».

C’est évidemment à propos de Mélenchon que cet ouvrage peut faire le plus de vagues, susciter le plus de postures indignées, et soulever le plus de questions. Des thuriféraires de « JLM » pourraient faire un blocage sur le fait de lier la personnalité politique de leur idole à ce qui peut apparaître comme une vieille histoire, voire même comme une vieille préhistoire. Inversement, des nostalgiques de la « vieille OCI », car il en existe, pourraient refuser de voir la relation entre celle-ci et Mélenchon et estimer qu’on a là un tout autre thème, visant, qui sait, à faire du buzz. Il faut donc le dire fortement : sur ce point, politiquement d’abord, intellectuellement et psychologiquement ensuite, il était justifié, il était nécessaire, de traiter de la personnalité politique, d’abord, intellectuelle et psychologique, ensuite, de Jean-Luc Mélenchon, dans sa relation profonde, organique, historique, à l’OCI. Ce n’est ni une calomnie, ni une tare, ni un épiphénomène. Ce que Lambert nous a finalement légué, bien qu’il n’ait pas fait exprès, de plus « gros » aujourd’hui, hé bien, c’est Mélenchon, hé oui.

Le portrait psycho-politique du chapitre 11, principalement, est tout à fait remarquable et vrai, au-delà de toute interrogation binaire en mode « il en est ou il n’en est pas ? ». Ni l’un ni l’autre et les deux, mon capitaine : Mélenchon, ni sous-marin, ni adhérent au-delà de ses premières années, mais toujours compagnon de route, est radicalement, viscéralement, un des produits achevés de cette histoire, de notre histoire, celle de l’OCI …

C’est bien entendu par là que la question de la place de l’OCI dans l’histoire impacte le plus le moment présent. Mélenchon n’a jamais été un « agent de Lambert » et a d’ailleurs eu sans doute fort peu de contacts directs avec Lambert, mais il a mis en pratique une combinaison entre conscience historique de l’épaisseur des courants du mouvement ouvrier dans leur totalité, et une action assumant consciemment toutes les concessions à « la réalité » bureaucratique et gouvernementale, combinaison que l’on apprenait à l’OCI, cette école centrale, pour le meilleur et/ou pour le pire.

Lorsqu’il se fait « le » socialiste en rupture sur la gauche ambitionnant de regrouper en un « front » la gauche non ralliée au « libéralisme », il tend à mettre en œuvre l’idée synthétique qu’avait instrumentalisée Lambert, celle de l’union et de la synthèse des vieux courants, sociaux-démocrates, communistes, trotskystes, anarcho-syndicalistes, et d’autres encore – la synthèse des héritages de la classe !

Mais la dimension de l’Ego dominateur, de la camarilla des adorateurs du Chef, et toute la culture bureaucratique et gouvernementale inclinent cette synthèse, qui apparaissait dans ses meilleurs moments oratoires, vers la seule synthèse des méthodes et de l’habileté des chefs et des hommes de pouvoir : Mitterrand, Marchais, Lambert !

Cela se fait à travers une « innovation » idéologique, avec l’alibi de la découverte de Mouffe et Laclau : la formulation explicite d’une idéologie populiste, c’est-à-dire bonapartiste, précisément au moment où Mélenchon voit qu’il pourrait éventuellement devenir le Bonaparte de la V° République. Mais en même temps – les « lois de l’histoire » sont implacables même avec les plus malins qui veulent jouer avec elles ! – cela l’empêche d’y accéder : la majorité qui eût été possible par une politique de front unique réelle, ne l’est plus, de peu, mais ne l’est plus, dès lors que Bonaparte veut « construire son peuple ».

Il y a toutefois ici à la fois continuité sur certains points, et discontinuité sur le plus important. Car l’OCI était sans doute l’organisation qui a le plus théorisé, formulé, affirmé, et pratiqué, le combat pour la liquidation de la forme bonapartiste de l’État bourgeois en France : la V° République. Or, Mélenchon n’est pas, à cet égard, une créature intemporelle, il évolue : formé politiquement à la dénonciation de ce régime, il franchit lentement et sans prédétermination une série de paliers au fur et à mesure que grandissent son rôle et son influence, de Données et Arguments à Gauche à la Nouvelle École Socialiste, puis à la Gauche Socialiste, puis à PRS, puis au Parti de Gauche et au Front de Gauche, et finalement, en franchissant un seuil qualitatif vers le bonapartisme, à LFI. Assurément, le fin portrait psycho-politique que Mauduit et Sieffert donnent de Mélenchon doit à partir de là être affiné encore comme fait historique qui n’avait rien d’inéluctable.

Or, cette involution vers le bonapartisme, ou si l’on veut vers l’illibéralisme, forme contemporaine de la domination du capital, aboutit au final à une inversion des valeurs fondamentales de ce qui fut l’OCI.

Quel contraste pire, en effet, que celui que nous avons entre les belles campagnes de libération d’un Pliouchtch et le poutinisme crasseux commun aujourd’hui à Mélenchon, au POI et au POID ! Et quelle honte de voir – à cause d’eux et pour le confort de son appareil –  FO soutenir de fait les mêmes qu’André Bergeron appelait « les cosaques » !

Même tête-à-queue dans la durée, sur le bonapartisme, un tantinet masqué par le discours idéologique de LFI sur la « VI° République » et « la constituante », mais l’une et l’autre censées devoir être octroyées par le Chef une fois président de la V° République !

Sur les pays de l’Est et la vision géopolitique du monde, comme sur le rapport à la pratique institutionnelle sous la V° République, Mélenchon et le POI (devenu sa garde prétorienne et dont il est le dirigeant de facto), le POID/PT les rejoignant sur les aspects internationaux (décisifs), il y a inversion des valeurs par rapport à ce que fut l’OCI. De ce point de vue, l’auteur de ces lignes, divers militants issus de cette organisation (par exemple dans le groupe Aplutsoc que je contribue à animer, ou au Réseau Bastille), et les auteurs de ce livre eux-mêmes, sont aujourd’hui plus héritiers de la « vieille OCI » que ne le sont le POI, le POID/PT et Mélenchon !

Cette inversion finale de principes fondamentaux, sur les régimes issus du stalinisme et sur l’opposition entre bonapartisme et démocratie, pèse lourd dans la lutte des classes aujourd’hui, en France, et donc sur l’ « état de la gauche » : le populisme LFI a placé Mélenchon juste sous le plafond de la victoire et a donc perpétué le régime sous sa forme macronienne, et l’absence d’internationalisme sur la Syrie ou sur l’Ukraine, et la forme ritualisée voire fantasmée de la défense de la Palestine, fait aussi partie du problème.

La période de la chute du Mur de Berlin et les années qui suivirent furent importantes dans cette involution idéologique, car c’est une appréciation globalement négative qui fut alors portée sur la fin des régimes « communistes », rapidement suivie d’une concentration des discours contre « l’Union Européenne » en lieu et place de la « V° République », dans une main tendue plus ou moins ouvertement aux « souverainistes » de tous bords.

Le fond idéologique qui a, sinon permis, du moins grandement facilité et fourni son terreau, à cette involution vers le campisme, le poutinisme, le populisme, le bonapartisme et l’illibéralisme …, c’est le mépris voire la haine de la « démocratie ».

Lambert n’était pas un ennemi de « la démocratie » : il s’en voulait, sincèrement, le plus ardent défenseur contre la V° République, les dictatures, et contre le stalinisme, mais il en insufflait le déni en matière d’organisation. Dan Moutot, membre du Bureau Politique depuis plus de quatre décennies, me disait en 1986, dans une conversation de bistrot faisant suite à un congrès où j’étais joyeusement allé proposer l’élection des responsables : « Toper [mon pseudo], tes histoires de démocratie, laisse tomber, la démocratie, c’est pour la galerie, et toi tu finiras mal si tu veux la démocratie. » Le même, 37 ans plus tard, déclare aux auteurs du livre qui le questionnent sur la démocratie interne à LFI : « Je m’en fous ! » J.L. Mélenchon lui aussi distille le plus grand mépris pour les formes démocratiques dans les organisations, au point d’en théoriser l’inexistence, en fait l’interdiction, dans LFI.

Ce mépris de la démocratie, héritage final du stalinisme mais aussi du gauchisme, permet tous les tête-à-queue. C’est l’attachement à la démocratie, aux droits humains, qui permet par contre à beaucoup de rester fidèles quant au fond à ce qu’il y avait d’émancipateur et de révolutionnaire à l’OCI. Certes, ceci requiert de dépasser la dénonciation de la démocratie « bourgeoise » en tant justement qu’elle ne s’incarne pas dans les relations sociales réelles mais les masque, mais le contenu de toute démocratie réelle passe par des formes et donc par le droit – et il est tout à fait « marxiste » de comprendre ce résultat concret de l’histoire. La démocratie n’est évidemment pas la mollesse, c’est aussi le peuple en armes et la politique militaire prolétarienne …

Les auteurs disent sur la fin que la démocratie « est le vrai sujet de ce livre ». Ils veulent en faire une arme pour reprendre le combat, en estimant que signaler le problème antidémocratique de « l’informelle fusion LFI-POI » est, en somme, une tache de lanceurs d’alertes pour que la lutte puisse continuer. Peut-être ai-je une analyse et une perception plus alarmistes de l’époque actuelle qu’ils n’en donnent parfois l’impression : la crise climatique « donne quelques fondements » à une eschatologie funèbre, écrivent-ils sans plus développer ce point en conclusion. Toutefois, au début du livre, ils se demandent à juste titre si le mantra-OCI répétant cette phrase de Trotsky dans le Programme de Transition, écrit en 1938 : « Les forces productives ont cessé de croître », ne comportait pas un pressentiment écologique auquel l’OCI fut totalement hermétique, sauf les cris dans le désert de quelques camarades que j’ai rencontré, comme Alain Dubois parmi les anciens, ou Rémy Victor plus récemment, au POID. Certes. Au fait, elles croissent ou elles ne croissent pas ? Les deux, mon capitaine ! Il y a croissance et celle-ci devient destructive. C’est dialectique, mais est-ce si difficile ?

Laurent Mauduit et Denis Sieffert citent Laurent Schwartz : « Il n’y a pas de César individuel ou collectif qui mérite l’adhésion de tous. » et ils commentent (derniers mots du livre) :

« Mais puisque nous voilà engagés en morale, disons enfin que l’on récuse l’idée de l’échec d’une génération, et l’échec d’une vie pour ceux qui ont persisté. C’est le rêve qui était fou. Et participer au mouvement « les yeux ouverts », quelle qu’en soit la forme, pour reprendre les derniers mots de Trotski, n’est jamais indigne. Mais les yeux vraiment ouverts »

Je ne sais si l’ambigüité de ce qu’est ce « rêve » est volontaire ou non, mais elle signifie beaucoup. Plusieurs interpréteront ces mots comme qualifiant de « rêve » la révolution, que ce soit pour donner raison aux auteurs enfin assagis ou raisonnables ou pour tempêter, qui sait, contre leur entreprise contre-révolutionnaire ! Mais le « rêve » – et il me semble que ces mots venant juste après la citation de Laurent Schwartz contre tous les Césars cette lecture est plus probante – n’était-il pas plutôt l’idée qu’en suivant un Chef ou une phalange de chefs, en faisant de l’Organisation l’alpha et l’oméga, l’émancipation devenait un rêve, ce qu’elle n’avait pas vocation à être ?

J’opte pour cette interprétation. Sans Dieu, ni César, ni Tribun, l’humanité, le démos, le prolétariat, doit se sauver lui-même, et ceci mérite de s’appeler par son nom : révolution.

Vincent Présumey, le 14 janvier 2024.