Réflexions personnelles sur un point précis à propos du livre de Laurent Mauduit et Denis Sieffert : «Trotskisme histoires secrètes de Lambert à Mélenchon» (Éditeur Les petits matins, janvier 2023). Dans un chapitre intitulé «le sauvetage d’une UNEF moribonde» après 1970 (pages 213 à 223) les auteurs apportent des éléments importants sur les rapports Cambadélis-Lambert-Bergeron dans la réunification de l’UNEF. A mon sens, cela va peser lourd pour l’après 1981… Cet article est une contribution et non une polémique contre ce livre. Les lambertistes, pour nos deux auteurs, soutiendraient aujourd’hui la FSU, point de vue que je ne partage pas. J’explique pourquoi…

Les rapports entre la reconstruction de l’UNEF (à partir de 1971 sous l’étiquette UNEF Unité syndicale) puis sa réunification (1980) et le bureau confédéral FO vont devenir réguliers : André Bergeron va s’y investir pour donner à l’UNEF la respectabilité d’un syndicat qui négocie avec les sommets gouvernementaux. Ce qui veut dire que Pierre Lambert est d’accord avec les initiatives de Jean Christophe Cambadélis qui aboutiront à faire tomber l’UNEF, au nom de la réunification, dans l’escarcelle des mitterrandistes. Certains des jeunes loups qui rejoindront le PS en 1986 avec Cambadélis mettront les mains dans le pot de confiture : avec la gestion des œuvres universitaires on aura la corruption, les affaires de la MNEF et compagnie, les plans de carrière, qui sont très bien expliqués par Laurent Mauduit. L’UNEF ne sera plus un syndicat lutte de classes, indépendant de l’État, dans la ligne de l’opposition aux conseils de gestion de la loi d’Edgar Faure que nous avons défendu dans notre jeunesse.

Cette évolution me confirme qu’entre 1970 et 1981 Lambert a d’ores et déjà pris ses distances avec la position qui était celle de l’OCI sur la FEN. En 1980, je serai personnellement témoin que les liens de la direction de l’OCI avec Louis Astre sont rompus. Les militants de ma génération n’ont pas oublié qui était Louis Astre (1924-2020) qui, sur le combat laïque, sur la défense du syndicalisme unitaire et du droit de tendance et sur l’association de la FEN à la défense des libertés démocratiques à l’Est et à l’Ouest, a donné au syndicalisme enseignant un profil dans lequel nous nous reconnaissions. Il fut aussi un ami personnel de Pierre Broué.

La victoire de François Mitterrand va amorcer, disent les auteurs, un long processus de désagrégation de la FEN… On ne peut pas le présenter ainsi. Il faut préciser que c’est la direction UID (Unité Indépendance et Démocratie) de la FEN qui porte la responsabilité du prétendu projet d’unification laïque, intégrant l’école privée, à 90% catholique, dans le service public. Les enseignants de l’OCI tiennent alors à juste titre à Paris à la Mutualité en 1973, à l’initiative de Michel Landron et de Jean Jacques Marie, une réunion dans laquelle ils expliquent que la FEN tourne le dos à la position qui était traditionnellement la sienne : fonds publics à école publique, fonds privés à l’école privée !

Alors que se dessine en 1971 à Epinay la perspective d’une nouvelle union de la gauche, rendue possible par la refondation mitterrandiste du PS, le CNAL tient des assises en mai 1972 sur la nationalisation démocratique de l’enseignement intégrant la nationalisation de l’école privée sous contrat de la loi Debré. On voit alors que des organisations foncièrement anti-laïques, sinon confessionnelles, se portent en soutien du CNAL. Il s’agit de la CFDT qui reste, malgré son apparente déconfessionnalisation de 1964, fondée sur le néo-corporatisme chrétien, de l’ACO (Action Catholique Ouvrière), les groupes La Vie Nouvelle qui jouent un rôle important dans la refondation du nouveau PS. Mitterrand tranchera en 1982 en faveur du projet qui est celui de la direction de la FEN contre le laïque Louis Mexandeau qu’on envoie aux PTT. Et Savary appliquera le monstre : la mobilisation des deux France [dénomination des deux manifs opposés : à Versaillesdans laquelle la FEN décentralisera le CNAL pour mieux lui tordre le cou, ce qui aboutira à la défaite historique de 1984.

Mon expérience de syndicaliste enseignant de 1970 à 1981 me conduit à dire que les éléments que les auteurs développent sur la FEN puis la FSU sont inexacts. (voir page 201)

«Le débat se concentra sur l’abrogation de la loi Debré, qui prévoyait le financement de l’école privée par des fonds publics. Les lambertistes – férocement anticléricaux – ne sont prêts à aucune concession dans cette affaire : le bureau confédéral de FO non plus. La franc-maçonnerie n’est pas très loin. Les lambertistes honorent une solide réputation de «laïcards» que l’on retrouvera plus tard dans le débat sur l’islam. FO crée pour eux la Fédération nationale de l’éducation, de la culture et de la formation professionnelle FO. Elle ne sera en vérité qu’une étape. Dix ans plus tard quand la désagrégation de la FEN sera totale, sous les coups de boutoir du PCF, les lambertistes rejoindront la FSU (Fédération Syndicale Unifiée) pourtant dominée par les communistes mais ouverte au droit de tendance. L’histoire du syndicalisme enseignant aura accompli une révolution complète au sens copernicien du terme…Les enseignants du POI se retrouvent aujourd’hui dans une tendance très minoritaire, dite Unité, Revendication, Indépendance syndicale (Uris)…»

La question laïque était portée par le SNI et la FEN sur la base d’un serment voté par un rassemblement de 500 000 personnes fondant le CNAL qui recueille en 1960 la majorité du corps électoral contre la loi Debré et qui exige son abrogation. Ce n’est pas une question de minorité «laïcarde». C’est l’honneur de la fraction enseignante de l’OCI d’avoir repris le flambeau : au-delà de l’affectation de fonds publics à l’école confessionnelle, c’est la question du respect de la laïcité de l’État qui est posée. Le régime bonapartiste que Charles de Gaulle impose au pays en 1958 repose sur le rétablissement des liens entre l’Église et l’État : la loi Debré rétablit les liens «monarchiques» du trône et de l’autel.

L’adjectif «monarchique» est de De Gaulle lui-même. La France «laïque» finance les cultes, à l’image des départements d’Alsace-Moselle, en rupture avec le régime de séparation de 1905. Michel Rocard, premier ministre, proposera plus tard d’aligner tous les départements sur le statut d’exception d’Alsace-Moselle, qui nous vient du casque à pointe de Bismarck.

La désagrégation de la FEN est le produit d’une capitulation d’elle-même sur la question laïque et d’une installation dans l’autonomie syndicale qui l’éloigne du projet de 1947, de faire tout ce qui était en son pouvoir, d’œuvrer pour une réunification du mouvement ouvrier dans une confédération CGT unique et démocratique. Les liens FO-UNEF après 1970, mis en lumière par les auteurs, m’inclinent à penser que Lambert était déjà sur la ligne de préparer le passage des enseignants trotskystes à FO, et donc de tordre le cou aussi au syndicalisme unitaire. Pourquoi un lien Bergeron-UNEF plutôt que syndicalisme enseignant – UNEF ? Pourquoi les équipes enseignantes venues des syndicats de la FEN n’auraient-elles pas aidé les jeunes camarades étudiants à construire un syndicat qui émergeait péniblement de la vague gauchiste qui suivit la grève de 1968 ? C’est une question légitime.

Les auteurs écrivent que «les lambertistes rejoindront la FSU» : ce n’est pas exact.

Le passage «musique en tête» et obligatoire (eins! zwei!) des enseignants trotskystes au SNLC pour le second degré et au SNUDI pour les instituteurs, orchestré par les fins stratèges Lambert et Hébert, se fait au détriment du syndicalisme unitaire et démocratique, qui dans l’histoire du syndicalisme enseignant de notre pays remonte à la Fédération Unitaire de l’Enseignement, adhérente de la CGTU, née en 1919. Nous avons hélas laissé faire, habitués que nous étions à un fonctionnement centralisé et à la confiance que nous avions dans une direction : ce faisant, les enseignants trotskystes ont ajouté leur pierre à la destruction de la FEN. Aujourd’hui, non seulement les lambertistes n’ont pas rejoint la FSU, mais ils ne la reconnaissent pas comme organisation fédérant les syndicats nationaux de l’ancienne FEN. Quant aux «coups de boutoir» du PCF le propos est à moduler sérieusement, car depuis les années 1981, les enseignants d’Unité et Action, autrefois étroitement contrôlés par le PCF, ont commencé à prendre leur distance vis-à-vis d’une orientation visant à les encourager à rejoindre une CGT encore stalinisée. Aujourd’hui, la direction de la FSU, où le courant Unité et Action est majoritaire, reprend les principes de fonctionnement démocratique qui sont ceux de l’ancienne FEN.

Pour les lambertistes, le passage à FO ne produira pas les effets escomptés après 1984, l’illusion que le syndicalisme enseignant se recomposera dans et grâce à la confédération FO va vite se dissiper. 30 ans après on observe que parmi les syndicats FO de l’enseignement, le SNLC plafonne à moins de 10% des syndiqués de la profession et le SNUDI autour de 13%. Globalement les enseignants continuent de se syndiquer dans les syndicats nationaux de l’ancienne FEN, devenue FSU. Une fraction du POI reprendra un travail de construction d’un courant syndical dont le sigle est aujourd’hui URIS, comme l’indiquent nos deux auteurs. Cela ne veut pas dire du tout qu’ils rejoignent la FSU : ils ont une intervention dans les syndicats nationaux mais pas dans la FSU. Ajoutons au passage que le droit de constituer une tendance syndicale dans le SNCL ou le SNUDI est interdit : le premier congrès du SNLC, auquel j’ai hélas assisté avant de prendre la tangente et de réadhérer au SNES, visait à exclure de la direction un groupe de camarades sympathisants du courant de Stéphane Just qui venait d’être exclu du PCI. Procès politique en toute indépendance syndicale !

Les lambertistes sont aujourd’hui les gardiens de l’appareil confédéral de FO, à l’heure où, sur les droits du travail ce dernier entre dans la logique corporatiste de la politique néolibérale de Macron et rompt de ce fait avec le positionnement réformiste classique de la confédération depuis sa création.

C’est la ligne initiée par Jean-Claude Mailly. Cela les exclut des problèmes que se posent en 2024 bien des militants syndicaux. Le fait que dans les instances dirigeantes de la CGT, de la FSU et de Solidaires se pose à nouveau la question de la réunification syndicale dans une confédération unique traduit le fait qu’à la base cela bouge en ce sens. Résister, oui ! En continuant de se diviser ou en s’unissant ? C’est à ce moment-là que le POI devient la garde prétorienne de Mélenchon au sein de la France Insoumise, un mouvement de type populiste qui remet en cause la charte d’Amiens et accentue la pente vers l’intégration néo-corporatiste dans les structures de l’État. Entre le chef charismatique et le peuple, il ne doit y avoir aucun «corps intermédiaires», ce que sont les syndicats. Nous ajouterons que l’expression «corps intermédiaires» utilisée par Mélenchon appartient aux encycliques papales de Léon XIII et à la doctrine sociale de l’Église romaine. Drôle de mariage entre Mélenchon et le POI. Comme «laïcards», on peut faire mieux !

RD, le 09-01-2024.