Photo illustrant cet article (source Wikipedia) : Toni Negri tient la banderole à droite.
Il y a une chose que l’on ne peut pas enlever à Antonio « Toni » (ou « Tony », selon les versions) Negri, c’est d’avoir toujours pensé et agi par lui-même, et d’avoir assumé les conséquences et les risques de ses choix.
Né en 1933 dans l’Italie fasciste, il perd son père tout jeune, car celui-ci était un communiste qui ne s’est pas remis des sévices de la police fasciste. Il accède donc à la vie consciente dans les années de la révolution et de la guerre puis de la reconstruction et du boom en pleine « guerre froide ». Le jeune Negri dans les années 1950 est avant tout un militant d’Action catholique – qui se prononce pour une « laïcité radicale » en matière sociale, selon ses souvenirs autobiographiques. Amorçant une brillante carrière universitaire, il rejoint les rangs du Parti socialiste italien. Cette adhésion fait suite à un séjour dans un kibboutz israélien qui l’aurait convaincu du bien-fondé du « communisme », dont il ne considère pas que le lieu de réalisation puisse être le PC.
Assez vite, dans le Parti socialiste italien (qui est encore à cette époque un parti de masse), il se rapproche de la mouvance innovante qu’inspire le penseur « méridional » Raniero Panzieri, dirigeant socialiste de Sicile qui « monte » à Turin et s’oppose à l’alliance permanente du parti avec la Démocratie chrétienne.
Autour de Panzieri, mort prématurément en 1964, s’est formée la mouvante « opéraiste » – la traduction littérale de ce mot en français serait « ouvriériste » mais il faut s’en garder : en France l’« ouvriérisme » désigne le culte des producteurs genre métallo en bleu de chauffe, alors que l’opéraisme italien commence par la découverte, l’enquête quasi ethnographique sur elle, et la valorisation, d’une nouvelle classe ouvrière, formée par les déqualifiés, migrants de l’intérieur venus du Sud, étrangers au capital technologique par lequel ils sont exploités, dont les opéraistes défendent les luttes spontanées de « précaires », comme on dirait aujourd’hui, contre les appareils syndicaux en place et leurs bataillons de travailleurs à statut, les « ouvriers industriels » proprement dits de la tradition.
Fait peu connu mais qui me semble stratégique, le premier envol du courant opéraiste, à Turin avec l’ « enquête » lancée par Panzieri chez Fiat (1961), n’aurait sans doute pas vu le jour sans le réseau fourni par les Grupi Communisti Rivoluzionnari, trotskystes en « entrisme profond » dans le PCI, n’apparaissant pas comme tels, dont Livio Maitan était l’animateur : les trotskystes « entristes », appliquant l’orientation dite « pabliste » du « III° congrès mondial », ont été pratiquement les « incubateurs » de tous les courants de la « nouvelle gauche » et de l’extrême-gauche italienne qui, tous également, leur ont totalement échappés à partir de 68-69 !
Ce soutien aux luttes d’une jeune classe ouvrière migrante, déqualifiée et méprisée, gyrovague et instable, nullement attachée au « travail » et au poste de travail, parfois même traitée de barbare et de « fasciste » par le si délicat et sophistiqué néostalinisme italien du PCI, se combine, dans les cercles opéraistes, à la traduction du Capital de Marx et à la découverte de ses Gründrisse, conduisant notamment Mario Tronti, auteur de l’article Marx en Angleterre, puis du livre Lénine à Détroit et d’Ouvriers et Capital,à expliquer les cycles du capital par l’action subjective ouvrière, qui impose les révolutions productives visant à produire la plus-value relative par le machinisme et l’organisation. La dynamique du capital serait donc impulsée par la lutte de classes montant d’en bas.
Ce qui conduit les opéraistes, dans cette deuxième phase du mouvement, postérieure à la mort de Panzieri, à envisager l’entrée dans une nouvelle période d’affrontements, qui se produit autour de l’année 1968. Tronti s’oriente alors vers l’entrisme dans le PCI qu’il suivra dans le « compromis historique » et sa « droitisation », alors que Negri est la figure principale du choix de créer des organisations « autonomes », formant une « nouvelle extrême-gauche ».
Il s’agit principalement, à partir du regroupement de Pise, de ce qui aboutira à la plus grande organisation « spontanéiste » des années 70, Lotta Continua, et à partir de ceux de Vénétie-Emilie, de Potere Operaio, plus centralisé, dont Negri est le principal organisateur et porte-parole (1969).
A l’instar de ce que fut en France, mais à beaucoup moins grande échelle, la « GP » (« Gauche prolétarienne »), on a là une série d’organisations constituées organiquement sur la confusion entre mouvement large et fraction « léniniste » centralisée, un trait organisationnel qui traduit à son tour un discours mouvementiste et autonomiste, ouvert aux questions féministes, écologiques, « urbaines », sexuelles …, mais sans aucune démarcation claire d’avec le stalinisme et le mao-stalinisme, également valorisés, de fait, dans ce qui apparaît en Italie comme « orthodoxie trotskyste », le tout amalgamé dans la forme dite « marxiste-léniniste ».
Ces deux points aveugles – ambiguïté du « parti-mouvement » et du « parti-appareil » juchée sur une ambiguïté plus fondamentale d’avec les États « communistes » – vont être à mon avis cruciaux, car les animateurs de ces grandes mouvances massives dans la jeunesse étudiante et ouvrière du « mai rampant » italien (toutes les années 1970) bifurqueront souvent soit vers l’intégration « réformiste » aux côtés du PCI puis du PDS, soit vers l’isolement d’une prétendue « lutte armée » elle-même infiltrée et instrumentalisée par l’État – et par le KGB.
Toni Negri a ici une responsabilité politique importante, qui recoupe et provient de l’absence d’analyse du stalinisme, de l’URSS, et de confrontation claire avec eux. En 1973 il appelle à la dissolution de Potere Operaia, organisation de plusieurs milliers de membres, dissolution devant conduire théoriquement à deux secteurs. Un secteur de masse, celui des « ouvriers collectifs » devenus « ouvriers-masse », la production de plus-value étant censée, dans un débordement généralisant des idées de Tronti, ne plus se faire dans les lieux de production matérielle mais partout : ce secteur consistera donc en centres sociaux, communautés autonomes, coopératives, etc. Et un secteur d’avant-garde, structuré à partir du SO musclé et armé de l’organisation, censé orienter les affrontements sociaux vers une issue insurrectionnelle victorieuse par la force et mener une guerre contre « l’État », désormais défini comme l’organisateur central de la production de plus-value.
Est ainsi légitimée la dérive terroriste dopée à la provocation et à l’infiltration policière et kaguébiste, ce qui alimentera les Brigades rouges, liées à la RAF allemande, bien que leur idéologie initiale s’oppose à l’opéraisme et relève de la mythification de la « guerre des partisans » de 1943-1945, fantasmée de façon acritique comme passé héroïque d’un communisme devenu réformiste, alors que Togliatti, sur ordre de Staline, avait sauvé l’État que combattait les partisans. L’aile militaire théorisée par Negri, ce seront, de fait, les BR, même s’il ne l’a jamais affirmé explicitement (à ma connaissance).
Negri n’a pas lui-même participé à la « lutte armée » et à sa récupération progressive des actions de rue contre la police, souvent tout à fait légitime de la part de groupes de jeunes dans la mouvance de Potere Operaio au début de la décennie, en opérations terroristes provocatrices et contre-productives, mais il lui a fourni sa légitimation théorique, morale et intellectuelle. Ce qui permettra son arrestation en 1979, après l’assassinat du président du conseil Aldo Moro, et son inculpation pour complicité, alors que celle-ci, au plan matériel et technique, n’a jamais reçue la moindre preuve.
Quand il sort de prison en 1983 (avant sa condamnation définitive, à la faveur d’une élection locale qu’il a gagnée) pour s’exiler en France, Toni Negri a écrit un livre important : L’anomalie sauvage. L’anomalie sauvage, c’est Baruch Spinoza, inspirateur des Lumières radicales et grand penseur de l’immanence, à la fin du XVII° siècle. Le Spinoza de Negri permet d’opposer la multitude massive, immanente, à l’ordre existant. La plupart des commentateurs de Negri situent la reprise par lui du terme de multitude dans ses travaux sur Spinoza, où il aurait une acception positive, en opposition à Hobbes, où il s’agirait de la multitude vile et dangereuse.
En fait, l’origine du terme ne se situe pas chez Spinoza (et l’on a dans son Traité théologico-politique des acceptions dépréciatrices du terme : la « multitude » n’est pas gouvernée par la raison, elle peut l’être par la superstition), mais plus anciennement, et de l’avis même de Negri, chez Machiavel, où son sens est souvent négatif également (une multitude sans chef est manipulable, etc.), mais où la multitude peut, par la lutte contre la domination, se constituer en peuple – la lutte de classe entre le grand nombre qui ne veut pas être dominé et le petit nombre qui veut dominer fournissant, chez Machiavel, le carburant de l’expansion républicaine romaine.
Or, la « multitude » de Negri, elle, ne se constitue pas, surtout pas : elle « vit », elle s’affirme organiquement (ou inorganiquement !), de manière permanente. Que beaucoup de professeurs et d’étudiants croient lire la « multitude » à la Negri chez Spinoza et Machiavel atteste d’une mode intellectuelle, mais pas du fait qu’elle se soient trouvée effectivement chez eux !
Qu’est-ce que la « multitude » à la Negri ? Au départ, nous avons l’ouvrier productif de capital de l’opéraisme. Dans les années 70, il devient chez Negri « ouvrier-masse » : il sort de l’usine, il est déjà partout et nulle part. Finalement, la « multitude » est la masse des subjectivités humaines mondiales.
Nous avons là la perception de ce que la catégorie marxienne de « prolétariat », qui, lorsqu’elle apparaît en 1843, ne désigne pas « la classe ouvrière » industrielle, mais une non-classe issue de la décomposition de toutes les classes, portant le fardeau de toutes les oppressions et capable de ce fait de les faire sauter toutes, devient universelle et mondiale : la majorité des humains tente, pour vivre, de vendre sa force de travail, ou vivote sur un bien individuel ou collectif toujours menacé.
Mais la définition que je donne là exprime un rapport social, celui du travail produisant le capital, et de l’exclusion du travail par le capital qu’il a produit. Lui substituer la « multitude » fait fi de toute analyse des rapports économiques, de toute « critique de l’économie politique », et sert, chez Negri, à opposer la « multitude » à toute médiation dialectique et à toute organisation constituée servant de médiation. La classe ouvrière opéraiste s’est ici tellement dilatée qu’elle a disparu.
Connaisseur indubitable et commentateur vivant des auteurs qu’il utilise, Negri exilé devient une sommité académique en France, d’abord, aux Etats-Unis et ailleurs. Les rumeurs et soupçons sur ses relations avec « le terrorisme » lui confèrent une aura sulfureuse, ses dons de conteur et son regard perçant complétant le tout : dès cette époque, on a des fans, des disciples ou des adeptes, pour qui le professeur est « un prophète ».
La veine de la « pensée de la multitude » sera creusée et développée par lui dans divers ouvrages, dont les principaux sont Le pouvoir constituant (1992) – un « pouvoir constituant » qui, précisément, ne veut pas de médiations, pas de constituantes, pas d’organisation, pas de « dialectique » : c’est même sa médiation par la dialectique … de l’État, qui l’aurait tué dans la Russie léninienne (une des rares explications du cauchemar du communisme « réellement existant » dans Negri !) – et elle s’épanouira finalement dans un best-seller de 500 pages, Empire, initialement écrit et édité en anglais, en 2000, avec Michael Hardt. C’est ce livre qui est présenté dans les nécrologies actuelles de Negri comme « la Bible de l’altermondialisme ».
Et en effet, dans les discours ambiants, « Empire » désigne depuis l’ordre mondial existant, ou « nouvel ordre mondial » tel que les présidents US, Bush père puis fils, l’auraient voulu.
Negri et Hardt affirment que l’Empire a remplacé l’impérialisme : la production de plus-value est totalement délocalisée et déterritorialisée, c’est la multitude qui la produit comme producteur collectif et comme intellectuel collectif. Le pouvoir impérial, décrit par un décalque du schéma républicaniste antique Un/Petit nombre/Grand nombre (Negri a, en fait, depuis son Pouvoir constituant, largement recopié et réutilisé, mais en éliminant toute médiation, toute dialectique et toute forme institutionnelle démocratique stable, les travaux des républicanistes américains Pocock, Skinner et Pettit), a certes pour principaux pôles Wall Street et la force de frappe nord-américaine, mais il est en même temps partout et nulle part.
Face à lui, la multitude qui le produit et porte en elle la puissance de s’en passer. Comment ? En vivant, tout simplement, en exerçant sa force vitale contre le « biopouvoir » impérial. A savoir en migrant partout et en tous sens, en désertant « le travail », en jouant à ce qu’elle veut, en brouillant toutes les frontières, en se connectant, en formant des réseaux, en produisant des savoirs gratuits collectifs, en dépassant les classes et les genres, les identités et les mœurs existants, etc. L’informaticien, le squatteur, le trans et le migrant sont donc tous des figures de la « multitude », dont la « puissance », ici et maintenant, réalise un « communisme », revers matériel de l’ « Empire » délocalisé et dématérialisé.
Ce sommet de la pensée « negriste » est diffusé au moment même où son auteur, très courageusement, est retourné ouvertement en Italie en 1997, pour y être immédiatement arrêté puis purger une peine consistant à dormir en prison et à enseigner la journée, ce qui accroitra encore son aura, jusqu’en 2003. En 2005, logique avec l’idée de la transformation finale du rapport capital/travail en une dualité Empire/multitude dans laquelle la levée de toute frontière pourrait voir se réaliser le communisme de la multitude, Negri appelle à voter « Oui » au « Traité constitutionnel européen » rédigé par une convention que présidait M. Valéry Giscard d’Estaing, afin d’ « en finir avec cette merde d’État-nation » (sic).
Le prophète est désormais devenu une icône, mais il reste modeste et avoue même que les conclusions d’ Empire étaient peut-être trop optimistes, puisque les guerres, les crises et les révolutions ont repris avec une vigueur effrénée.
Au plan personnel, la pensée de Toni Negri restait ouverte, et il a préfacé un essai du néo-trotskyste italien Yuri Colombo sur la Russie de Poutine, fait intéressant sur lequel je ne dirai rien de plus ici, ne m’étant pas encore procuré cet ouvrage.
Ses quelques interviews et bouts d’articles sur l’Ukraine depuis 2022, sans doute marqués par son grand âge, sont confus et ambigus – l’idée principale en est que l’Union Européenne, dont Negri est donc devenu un fervent partisan, ne doit pas se laisser entrainer par les Etats-Unis contre la Russie, le sort de l’Ukraine ne semblant guère l’intéresser (un « État-nation » …). Poutine, Modi et Xi Jinping ne seraient que des épiphénomènes de l’Empire global immatériel et dépourvu de murs et de frontières – les peuples enfermés dans des camps, entre des murs et sous des bombes n’ont de toute façon pas le loisir de méditer ces aphorismes douteux …
Si nous voulons être sévères, nous dirons que l’impasse de cette pensée vivante et stimulante a porté sur le stalinisme et les prétendus « États ouvriers », ce qui n’est pas que le problème de Negri mais celui de toute notre époque, et qu’ironiquement ceci a abouti à une philosophie politique dite « altermondialiste » dans laquelle on a pu croire et faire croire, selon la formule de John Holloway, qu’on allait « changer le monde sans prendre le pouvoir », et même, somme toute, réaliser le communisme sans le faire exprès.
Si nous voulons être empathiques, et il faut aussi l’être, nous soulignerons avec Michael Löwy, qui a sympathisé avec lui, qu’à 90 ans Toni lui écrivait : « Tous ensemble ! Avec comme horizon l’Internationale Communiste des Travailleurs ! », sans nul doute avec sincérité et volonté.
Si nous voulons être, pour terminer, l’un et l’autre, je dirai que la clef, tout à la fois morale, politique et intellectuelle, de Toni Negri, n’est autre, depuis sa jeunesse, que le poverello, François d’Assise, comme il l’a écrit lui-même pour qui voulait le lire, en derniers mots d’Empire : « … opposant à la misère du pouvoir la joie de l’être ».
VP, le 17/12/23.
👍👍👍
J’aimeJ’aime
Salut ! Aux travailleurs de l’humanité
J’aimeJ’aime
L’article sur Antonio Negri publié par Aplutsoc tente un équilibre entre la sévérité et l’empathie. Mais la plupart des médias sont davantage dans l’éloge du défunt que dans la critique : « Philosophe majeur du marxisme et militant communiste » pour Libération, le brevet de marxisme est généreusement décerné par des journalistes devenus soudain experts en matérialisme dialectique. Ainsi la nécro publiée dans le Monde le 16 décembre prétend que » Toni Negri a renouvelé le marxisme ».
Dans ce concert il est surprenant que des figures de la IVe Internationale prennent leur partition. Avant de nous raconter ses derniers échanges avec Negri, Michael Löwy commence par proclamer dans son blog sur Médiapart que « la cause communiste perd un grand penseur et un combattant infatigable ».
On pourrait multiplier les qualificatifs de ces épitaphes, l’éloge post mortem est après tout un genre littéraire convenu. Mais hormis le billet d’Aplutsoc, toutes sont oublieuses de ce que recouvrait réellement le discours de Negri sur la « Multitude », ce travailleur abstrait se substituant à celui saisi dans les rapports sociaux de production et sur « l’Empire », dépassement du capitalisme par le marché global mondialisé.
C’est pourtant dans Le Monde qu’on lira un vieil article de 2007 où un ancien camarade de Michaël Löwy n’était manifestement pas d’avis que les concepts inventés par Antonio Negri renouvelaient autre chose que les traditionnelles tentatives d’occulter la lutte de classe.
Cela ne retire rien au fait que Toni Negri en rentrant en Italie en 1997 dans l’intention de tourner la page des « années de plomb » avec l’illusion que cela pourrait engager une procédure d’amnistie pour tous les militants italiens enfermés ou pourchassés sur tous les continents par l’État italien, a fait preuve à cette occasion de cohérence et de courage et l’a payé d’un nouvel emprisonnement, même si alors, l’exécution de la fin de sa peine a été aménagée.
On peut trouver la figure de Toni Negri sympathique. Ses inventions théoriques sur la Multitude et le communisme-déjà-là n’ont pourtant pas fini de faire des victimes tant est forte, chez tant de camarades, la tentation de ne pas affronter la question du pouvoir. « Tous ensemble » disait-il dans son grand âge en regardant, dixit Michaël Löwy, vers une « internationale communiste des travailleurs ». Une internationale communiste selon Negri ? Un parti mondial de la révolution déjà passée ?
https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/07/12/antonio-negri-nou s-sommes-deja-des-hommes-nouveaux_934621_3260.html :
« La Multitude “negriste” est censée garder les pieds sur terre, et endurer une interminable transition. Son destin n’est pas de préparer la rupture, assure Negri, mais de reconnaître qu’elle a déjà eu lieu : « Je suis convaincu que nous sommes déjà des hommes nouveaux : la rupture a déjà été donnée, et elle date des années 1968. 1968 n’est pas important parce que Cohn-Bendit a fait des pirouettes à la Sorbonne, non ! C’est important parce qu’alors le travail intellectuel est entré en scène. En réalité, je me demande si le capitalisme existe encore, aujourd’hui, et si la grande transformation que nous vivons n’est pas une transition extrêmement puissante vers une société plus libre, plus juste, plus démocratique. » (…)
“La scène mondiale devient alors un théâtre d’ombres où une abstraction de Multitude affronte une abstraction d’Empire”, écrit quant à lui le philosophe français Daniel Bensaïd, raillant une » rhétorique de la béatitude » où “la foi du charbonnier tient lieu de projet stratégique”: dans ces conditions, tranche Bensaïd, comment s’étonner que Negri ait appelé à voter “oui” au projet de Constitution européenne ?
Face à ces critiques, Antonio Negri tient ferme. Il explique que ses concepts demeurent “à faire”, et qu’il souhaite seulement proposer quelques “hypothèses” : “Moi je crois que la révolution est déjà passée, et que la liberté vit dans la conscience des gens. Vous connaissez la formule de Gramsci, « pessimisme de la raison, optimisme de la volonté ». Pour moi, ce serait plutôt « optimisme de la raison, pessimisme de la volonté », car le chemin est difficile…” Assis dans son bureau vénitien, entre une photo de son ami disparu, le psychanalyste Felix Guattari, et une statuette de Lénine, il pose la main sur un essai de Daniel Bensaïd traduit en italien (Marx l’intempestif) et repasse à l’offensive : “Bensaïd, qu’est-ce qu’il me propose ? De revenir à l’Etat-nation ? A la guerre ? A l’individu ? C’est impossible, c’est irréversible, les catégories de la modernité sont perdues.”
Et de conclure que si la gauche est en crise, c’est parce qu’elle n’a rien compris à la naissance de la Multitude et qu’elle s’accroche au vieux monde des “cols bleus” : “personne ne veut plus travailler en usine comme son père ! Il n’y a que les communistes français qui ne voient pas ça, et aussi Sarkozy ! Après tout, il a été élu sur quoi ? Sur le nationalisme, qui a été construit par la gauche dans la bataille contre l’Europe. Et sur l’apologie du travail, élaborée par la gauche dans sa lutte contre le contrat premier emploi (CPE). Je rêve d’une autre gauche, qui reconnaîtrait que le capital n’est plus la force qui unifie le travail, que l’Etat n’est plus la force qui fait les Constitutions, et que l’individu n’est plus le centre de tout. En bref, une gauche d’égalité, de liberté, de « démocratie absolue », comme diraient Spinoza et Machiavel”
(Le Monde, 12 juillet 2007)
J’aimeJ’aime
Le lien vers Le Monde des Livres n’étant pas accessible à qui ne dispose pas d’un abonnement au Monde en ligne, il convient de donner l’identité du contradicteur mentionné dans la longue citation tirée du Monde des Livres …. Daniel Bensaid.
J’aimeJ’aime