Présentation

En complément de l’article de Vincent Presumey du 26 novembre sur le même sujet, nous publions ce texte très détaillé de Jacques Chastaing.

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Des interventions de Shawn Fain, le président de l’UAW syndicat de l’automobile, sont devenues virales sur internet à plusieurs reprises pendant la grève de l’automobile de ces dernières semaines, avec des diffusions en direct sur Facebook de son discours lutte des classes et de son radicalisme sans détour. De même O’Brien, du syndicat des Teamsters d’UPS a utilisé les médias pour dénoncer la pauvreté des salariés à temps partiel au cours d’une étape critique des négociations avec UPS. Les discours enflammés de la présidente du syndicat des acteurs, la SAG-AFTRA, Fran Drescher, contre les studios hollywoodiens, ont été également largement partagés et suivis sur les réseaux sociaux. Bien qu’elle n’ait pas (encore) fait grève cette année, la présidente de l’Association of Flight Attendants (dans l’aviation), Sara Nelson, est devenue par son radicalisme un emblème nationalement connu de la lutte de la classe ouvrière.

Les interventions de ces dirigeants ne sont pas devenus virales par leurs seules qualités mais parce que des millions de travailleurs qu’ils représentent ont voulu entendre ce radicalisme et s’y sont retrouvés en même temps que les luttes ouvrières victorieuses qui se succèdent les unes aux autres, UPS, Auto, acteurs et techniciens TV et cinéma, scénaristes, restauration-hôtellerie, santé… font de la classe ouvrière un point d’ancrage, une référence, d’un mouvement social plus large touchant à toutes les catégories sociales. À l’heure actuelle, le monde du travail est sexy et le soutien aux syndicats, en particulier parmi les jeunes, est extrêmement élevé.

À une époque où les deux principaux candidats à la présidence sont largement impopulaires et où règne une profonde méfiance à l’égard des dirigeants politiques, les dirigeants syndicaux sont en train de combler ce vide et recentrent le débat politique national sur les questions de la classe ouvrière tout en appelant à tenter de démocratiser les syndicats pour en faire de réels outils de changement.

C’est dans ce contexte, qu’aujourd’hui, l’UAW -par dessus l’échéance présidentielle, en quelque sorte quel qu’en soit le résultat – appelle sur ses pages publiques et dans ses débats internes à préparer la grève générale, certes pour le 1er mai 2028, mais en comparant cette date à celle du 1er mai 1886 qui fut un tournant mondial et à l’origine du 1er mai partout sur la planète.

Il faut bien se rendre compte que mettre la grève générale à l’ordre du jour – quelle qu’en soit sa possibilité – dans le paysage politique américain (où elle est interdite par la loi) est déjà en soi un bouleversement considérable.

Imaginons que la CGT en France mette la grève générale au débat et à l’ordre du jour partout dans ses syndicats mais aussi sur la scène publique ! Ce serait un bouleversement total de la scène politique et sociale.

Ainsi, au milieu de la morosité générale, le monde du travail en lutte apparaît comme une lueur d’espoir dotée d’un réel dynamisme.

Les militants radicaux du mouvement syndical qui avaient été marginalisés et même exclus, réprimés, pendant des décennies connaissent non seulement du succès, mais aussi une légitimité qui dépasse le cadre syndical pour s’étendre à la vie politique.

Labor Notes, par exemple, un réseau national de militants radicaux syndicaux, a connu un regain d’intérêt et d’activité ces dernières années. Sa conférence de 2022 a été la plus grande et peut-être la plus jeune jamais organisée, et celle de 2024 s’annonce encore plus grande, ouverte à la curiosité publique. Ces réseaux radicaux discutent et apprennent les uns des autres, en se regroupant autour de Labor Notes qui tente de se faire l’écho des luttes dans le pays , de leurs succès et difficultés, ce que ne font plus depuis bien longtemps les directions syndicales.. Un exemple pour la France.

Les Teamsters pour une Union Démocratique (TDU), le groupe de réforme du syndicat par la base a contribué à la réforme du syndicat au niveau national d’UPS en 2021 et a joué un rôle essentiel dans la campagne pour les gains obtenus lors de la lutte pour les contrats UPS en 2023 se faisant ainsi largement connaître au delà de ses rangs. La convention annuelle du groupe, début novembre, était la deuxième plus importante jamais organisée, où, de plus, le président de l’UAW, Shawn Fain, a pris la parole, ce qui aurait été impensable il y a à peine dix ans, rompant ainsi avec le corporatisme traditionnel des syndicats.

Shawn Fain lui-même, ne serait pas arrivé au pouvoir sans l’Unite All Workers for Democracy (UAWD), le nouveau courant réformateur de l’UAW. Le courant s’est battu avec succès pour des élections directes, un membre, une voix, pour la direction, au lieu de l’ancien système indirect de délégués au congrès (encore un exemple pour la France ?). Lors des élections de l’automne 2022, cinq candidats de l’UAWD ont remporté des sièges au conseil d’administration, tandis que la course à la présidence de l’UAW (après que ses anciens dirigeants aient été mis en prison pour détournement des fonds issus des cotisations ouvrières) avec Shawn Fain s’est soldée par un succès, la presse s’en faisant grandement l’écho.

L’intensification des efforts de réforme a inspiré les membres d’autres syndicats à reconstruire leurs propres organisations. Un groupe appelé Essential Workers for Democracy a vu le jour au sein des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), certains participant à la convention du TDU. Les membres de l’Alliance internationale des employés de scène du théâtre (IATSE) ont lancé un courant de réforme appelé CREW (Caucus of Rank-and-File Entertainment Workers) et se préparent à leur lutte pour les contrats salariaux l’été prochain.

La grève des acteurs a aussi largement contribué à faire connaître ces combats par la notoriété de certains d’entre eux. Ainsi les déclarations du réalisateur – et gréviste – très connu aux USA de la série « The Bear », ont fait la « une » de certains journaux lorsqu’il a déclaré que cette grève lui avait fait découvrir la solidarité humaine en participant aux piquets de grève des employés d’hôtel, qu’il avait conscience que ce mouvement de grève n’était que le début d’un vaste mouvement pour révolutionner le monde et que désormais, il serait un écrivain de la classe ouvrière.

Plus important encore, c’est que la base ouvrière à l’origine de toutes ces transformations pousse toujours plus loin et fait que si ces militants radicaux ne sont pas encre révolutionnaires, la prochaine poussée pourrait bien conduire à l’émergence de militants encre plus radicaux.

Cette poussée pour aller plus loin s’est vue aux résultats du vote des salariés dans l’UAW pour accepter – ou pas – l’accord obtenu dans l’automobile. Bien que les militants radicaux aient présenté cet accord comme historique, de très nombreux salariés ont trouvé que c’était insuffisant, que le rapport de force et les énormes bénéfices des patrons auraient permis d’obtenir beaucoup plus, que la tactique syndicale qui n’a utilisé que 45 000 grévistes pour 150 000 ouvriers qui avaient voté la grève n’était pas bonne. Bref, beaucoup ont voté contre l’accord, avec dans un premier temps, un rejet global de l’accord chez GM et plusieurs usines de Ford qui le rejetaient également mais au final, un résultat donné par les directions syndicales, de 69% pour l’accord, que beaucoup de travailleurs ont alors considéré comme une tricherie, signalant en plusieurs endroits des résultats impossibles.

Cela indique fondamentalement que la poussée ouvrière est toujours montante et que ce militantisme radical récent n’est qu’une étape vers encore plus radical, ce qui pourrait à son tour constituer un tremplin vers de nouvelles luttes plus déterminées encore et une organisation générale nouvelle et dynamique.

Les travailleurs de l’usine Tesla de Fremont, en Californie, ont déjà formé un comité d’organisation de l’UAW, tandis que d’autres constructeurs automobiles comme Honda, Toyota et Hyundai ont annoncé de généreuses augmentations de salaire, démontrant le pouvoir de la pression actuelle de cette montée des luttes ouvrières et de syndicats plus radicaux, élevant les salaires et les normes partout même sans grève.

Le mouvement ouvrier et syndical connaît clairement un moment de croissance et d’élan, avec un esprit d’espoir auquel nous n’avons pas assisté depuis des décennies, ce qui est révélateur de changements mondiaux puisqu’on assiste à de tels mouvements en Inde – en changeant ce qu’il faut changer -. ou d’autres de moindre ampleur mais de même nature, en Grande-Bretagne, Suède, Finlande… ce qui ne peut qu’avoir un pouvoir d’entraînement partout sur la planète, comme on le voit déjà au Canada ou au Brésil par exemple.

Jacques Chastaing, le 27-11-2023.

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