Présentation

Le site Russian Dissents a publié une traduction (du russe en anglais) du dernier article public de Boris Kagarlitsky paru avant son arrestation. Cet article est intéressant pour comprendre sa position politique réelle, qui n’est pas celle d’un « pacifiste », ni d’un révolutionnaire, ni d’un démocrate conséquent. La nature de ses positions ne conditionne en rien la nécessité d’exiger sa libération. Mais elle doit être connue pour ne pas confondre cette campagne avec tout autre chose.

Soudain, un J.L. Mélenchon appelle à défendre le grand « pacifiste russe », des néo-staliniens de toute l’Europe entrent en mouvement, et au moment où la question la plus importante pour les internationalistes est celle de l’exigence de fournir toutes les armes nécessaires, sans conditions ni politiques ni militaires ni financières, pour la contre-offensive ukrainienne, nous voyons une pression s’exercer dans la gauche radicale européenne pour en faire le sujet premier. En réalité, la libération de Kagarlitsky passe par la libération de tous les prisonniers politiques et c’est la défaite du régime poutinien, avec ou sans Poutine, par la victoire ukrainienne, qui est la voie la plus courte et la plus sûre vers cela.

Prendre des vessies pour des lanternes n’est jamais une bonne chose, et le sujet « Kagarlitsky » concentre en lui trois décennies – pour ne pas remonter à avant 1991 ! – d’aveuglement, d’ignorance ou de désintérêt dans la gauche radicale occidentale pour ce qui se passait réellement à l’est de l’ancien rideau de fer, qui n’était pas aussi tombé qu’on l’avait pensé. C’est pour cela que le sujet est important et, parfois, douloureux.

Dans son article, Kagarlitsky prend la défense du Club des Patriotes en colère, le mouvement de Strelkov/Girkin, un criminel tortionnaire en Transnistrie, en Bosnie, en Crimée et dans tout le Donbass, qui a été son proche allié politique en 2014 dans leur combat commun pour une guerre offensive russe soi-disant « révolutionnaire » dans le Donbass et au-delà. Restauration de l’empire des tsars et de son ruban de Saint-Georges, l’emblème des armées blanches de Dénikine, restauration de l’URSS, ou combat contre « l’empire » de la « finance » « occidentale », tout fut alors confondu dans la rhétorique social-impérialiste orientée vers la préparation du génocide contre les « nazis ukrainiens ». Kagarlitsky adopte une posture tout en hauteur envers les « naïfs » Patriotes en colère mais ne nous y trompons pas : il se solidarise fondamentalement avec eux, maintenant le lien qui les réunit depuis 2014 (au moins), et les salue comme ayant des principes et de l’honnêteté, même si ces principes sont, selon lui, dépassés.

Quelle est la critique politique qu’il leur adresse ? Que veut-il dire quand il dénonce leur naïveté politique et leur analphabétisme économique ? Ils auraient eu le tort de prendre au sérieux les motifs officiels de l’ « opération militaire spéciale » de février 2022. Rappelons-les : « dénazifier » et « démilitariser » l’Ukraine, détruire le « nazisme » et la menace de l’Occident et de l’OTAN. Ce « programme » n’est pas dénoncé par Kagarlitsky pour son contenu – c’est son programme de 2014 qu’il ne remet nulle part en cause – mais il l’est comme n’étant pas sincère de la part de Poutine. Celui-ci n’aurait aucun principe (ça, c’est vrai …), et en février 2022 il serait tombé dans un « piège » : piège de qui ? La thèse des « anti-impérialistes » soutenant l’impérialisme russe est que le piège a été tendu par l’OTAN. Et c’est d’autant plus la leur depuis que, de manière imprévue aussi bien pour Poutine que pour l’OTAN, le peuple et l’armée ukrainiens ont battu le blitzkrieg de février-mars 2022.

Donc, entre les lignes mais clairement, Kagarlitsky maintient son orientation de 2014 conduisant au génocide au nom d’un « antifascisme » frelaté, la main dans la main avec les fascistes, et déplore qu’en février 2022 Poutine se soit fait piéger, tout en estimant qu’il était dans sa nature de se faire ainsi piéger : car pour mener à bien le projet « révolutionnaire » de 2014, le projet ethno-impérialiste génocidaire repris en février 2022, il aurait fallu un autre État et une autre économie. En somme, la dynamique de la « libération du Donbass » et de l’extermination génocidaire des « nazis ukrainiens » devait accoucher, pour être menée à bien, d’une Russie à nouveau « rouge » mais teintée de brun et de blanc, et ceci a échoué, ce qu’il déplore. Sa défaite -la défaite de ce programme de réaction sur toute la ligne, formulé en effet en 2014 et formant le socle de l’alliance stalino-fasciste mondiale – le conduit à son opposition actuelle.

D’où cette caractérisation du moment présent : depuis le putsch Prigojine Poutine est fini – là aussi Kagarlitsky a raison, même si le fait de le dire a pu lui valoir sa liberté – et la seule issue pour ces « élites russes » piégées qui ne croient ni au socialisme, ni au tsarisme, mais seulement à leur portefeuille, c’est de se retirer d’Ukraine.

C’est donc en préparation d’un retrait total d’Ukraine, provoquant un changement de chef à Moscou, que Girkin aurait été arrêté, explique Kagarlitsky. Une prise de position pacifiste !? pas vraiment …

Et depuis, sa propre arrestation pourrait s’inscrire, selon une telle analyse, dans la préparation de la capitulation, résultant, certes, du « piège » de février 2022 !

Que des camarades ukrainiens, mais aussi certains russes, ne souhaitent pas, dans ces conditions, distinguer Kagarlitsky de Girkin et voir en lui un « prisonnier politique », peut se comprendre.

Mais trois autres choses comptent.

L’une est que Kagarlitsky a partie liée avec Girkin mais n’est pas Girkin. Girkin est l’ancien chef des forces armées coloniales et des milices mafieuses et fascistes à leur service, Kagarlitsky est un social-impérialiste conséquent et confirmé dans la « gauche radicale ».

L’autre est que cette arrestation a une signification internationale. Poutine peut bien faire celui qui ne connaît pas Kagarlitsky dans une récente conférence de presse, lui ou les vrais commanditaires savent très bien qu’il s’agit d’une icône de la « gauche radicale » occidentale et ceci entre en considération dans leur décision de le réprimer maintenant.

Le troisième point est que cette arrestation est un message terrible à toute l’intelligentsia russe et en particulier à tous ceux qui sont restés en Russie, parmi lesquels on a de vrais pacifistes, de vrais démocrates, de vrais socialistes, de vrais défaitistes : si un Kagarlitsky qui, même une fois arrêté, garde de puissants soutiens officiels (rappelons les prises de position en sa faveur de Simonyan et de Markov), si lui peut tomber, alors tous entrent maintenant dans la situation où, à 5 heures du matin si on sonne chez eux, ça ressemblera à 1937.

C’est pour cela que, sans se raconter d’histoires, mais au contraire en disant tout, sa libération doit être exigée.

Document

B. Kagarlitsky : Les idiots utiles ne le sont plus. Les Patriotes en colère paient le prix de leur loyauté.

« Eux peuvent le dire, nous pas ». Nous l’avons déploré pendant de nombreux mois, quand les opposants de gauche et libéraux étaient arrêtés et traînés en justice pour le simple mot « guerre » prononcé en rapport avec les opérations militaires sur le territoire de l’Ukraine, alors qu’Igor Strelkov et ses associés critiquaient les propos de l’état-major, pleuraient les défaites au front et parlaient ouvertement de la terrible situation des unités militaires. Et bien sûr, ils s’en tiraient parce qu’ils ne remettaient pas en question la nécessité même d’une action militaire. Au début, Poutine n’était pas désigné de son nom et n’était pas directement dénoncé. Ils reprochaient seulement son manque de détermination au gouvernement. Envers l’Ukraine, ils adhéraient strictement à l’opinion selon laquelle un pays portant un tel nom ne devrait pas exister.

Mais tout a changé. Le 21 juillet à 11 h 30, ils sont venus chercher Strelkov, et les agents du FSB détiennent le fondateur des Patriotes en colère. Auparavant, des accusations ont été portées contre le colonel à la retraite Vladimir Kvachkov, autre membre bien connu du Club. Il doit être puni pour avoir discrédité l’armée russe.

Certes, Strelkov a franchi certaines lignes rouges non écrites en tenant des propos insultants sur Poutine. Mais surtout, la situation a changé.

Les Patriotes en colère peuvent à juste titre être accusés d’agressivité et de soif de sang (et dans le contexte de ses compagnons d’armes, Strelkov est même l’un des plus modérés). Pourtant leur principal problème ne réside pas dans leurs opinions en soi, mais dans leur monstrueuse naïveté politique et dans leur analphabétisme économique, qui les ont menés là où ils en sont aujourd’hui. Ils n’arrivent pas admettre que les opérations militaires sont menées avec le maximum de compétence et d’efficacité que l’État russe actuel est capable de donner. Ils n’arrivent pas à admettre que les objectifs de ce conflit n’ont rien à voir avec les déclarations officielles (qui, d’ailleurs, se contredisent constamment), ou avec de beaux rêves de restauration de l’Empire russe ou de l’URSS, auxquels les Patriotes en colère continuent d’aspirer. Les autorités ont tout fait correctement et ont résolu leurs problèmes du mieux qu’elles ont pu. Si vous voulez qu’il en soit autrement alors vous devez changer l’ordre étatique et les objectifs politiques. Mais le problème est que tout changement suffisant ne laisserait place ni à l’oligarchie actuelle, ni à un programme « patriotique » visant à revenir à un passé imaginaire.

Une qualité spécifique de l’élite russe est qu’elle refuse non seulement d’admettre ses erreurs, mais aussi qu’elle ne souhaite pas avoir conscience de l’existence de problèmes objectifs (en particulier ceux générés par ses propres actions). Au lieu de reconnaître les problèmes, les autorités ne voient que des menaces, et n’y réagissent qu’en mentant à la télévision ou par la répression. L’un, bien sûr, va avec l’autre.

Les mensonges des propagandistes modernes du Kremlin sont radicalement différents de ce que nous avons connu du temps de l’URSS. En ce temps-là, la propagande visait au moins à résoudre les vrais problèmes stratégiques, à mobiliser le soutien et la participation du public. Aujourd’hui, seule une justification immédiate de la situation en cours est requise, tandis qu’un changement de cap ne demande aucune explication, mais seulement le refus de reconnaître ses propres déclarations passées – elles n’ont tout simplement jamais existé ! La pratique décrite de façon satirique par Mr. Orwell en 1984 est devenue notre routine quotidienne. Rien n’est exigé de la société sauf l’amnésie politique.

Strelkov et ses Patriotes en colère ont commencé à être une menace non pas au moment où ils ont commencé à critiquer le cours des hostilités, mais lorsqu’ils ont commencé à prendre au sérieux la rhétorique dont ils ont été nourris depuis un an et demi.

Nous n’avons pas besoin de recourir aux justifications du régime pour expliquer pourquoi toute cette opération a été lancée. Les autorités ne les prennent clairement pas au sérieux, car elles se préparent clairement à une volte-face majeure. Les responsables à tous les niveaux sont bien conscients qu’il est nécessaire de quitter le territoire de l’Ukraine, le plus tôt sera le mieux. Comment cela sera fait, et le plus important : par qui – nous ne le savons pas encore. Poutine ne rentre clairement pas dans ces nouveaux plans, mais après la rébellion d’Evgeny Prigozhin, ce n’est un secret pour personne que son règne touche à sa fin.

Et c’est alors que les Patriotes en colère sont réduits au silence sous prétexte de manque de respect envers le chef. Ils sont devenus beaucoup plus dangereux que la gauche et que l’opposition libérale, non pas parce qu’ils offriraient une sorte d’alternative, ou parce qu’ils veulent ou peuvent changer les choses, mais parce qu’ils s’accrochent obstinément à l’ancien agenda au moment même où les élites dirigeantes elles-mêmes se préparent à en changer. Les Patriotes en colère créent un ferment idéologique pour une révolte conservatrice.

Ils ne peuvent rien organiser eux-mêmes et ils ne le feront pas. Mais vous ne savez jamais quel sera l’écho de vos propres mots ! Et si les gens qui ont regardé la télévision prenaient trop au sérieux les slogans pesants qui leur ont été donnés ? Le respect du pouvoir en Russie aujourd’hui n’exige pas le soutien de ses objectifs officiels, en constante évolution, qui se contredisent et qui contredisent la réalité, mais il exige l’humilité. Un public loyal doit être prêt à être loyal à tout. Alors, il leur faudra écraser les patriotes sincères, les admirateurs de l’empire tsariste, les militaristes, les nostalgiques de l’URSS, et tout simplement tous ceux qui ont trop bien assimilé les mantras d’hier.

L’opposition d’hier peut jubiler aujourd’hui. Mais il n’y a rien de bon à cela. Peu importe à quel point les Patriotes en colère ont tort, peu importe leurs terribles déclarations, ils ne sont pas punis pour leurs péchés, ni même pour leurs principes, mais parce qu’ils ont des principes. Même si de telles mesures annoncent un prochain et trop tardif changement de politique, il n’y a pas la moindre raison de penser que le prochain tournant sera plus réussi que le précédent. Les problèmes sont non seulement irrésolus, mais ils ne sont pas reconnus. Ceux au pouvoir commencent à comprendre qu’il leur reste encore à sortir du piège ukrainien, dans lequel ils se sont joyeusement jetés il y a un an et demi. Mais après ça, tout l’énorme fardeau des autres problèmes non résolus retombera sur leurs têtes – et sur la nôtre.

Cependant, si quelqu’un essayait sérieusement de résoudre ces problèmes dans les domaines de l’économie, de la politique, de la gestion, du management, et des relations internationales, il n’y aurait pas de campagne ukrainienne, pas de situation présente, pas de Club des Patriotes en colère.

D’après la traduction anglaise de Dan Erdman.

Kagarlitsky en spectacle anti-guerre