Photographie illustrant cet article : Ted Grant protestant contre l’exclusion du courant Militant, conférence du Labour party, 1983.

A propos de : Nicolas SIGOILLOT, L’entrisme au sein du parti travailliste britannique, 1920-1992, Université de Bourgogne, thèse de doctorat, école doctorale LECLA, directrice : Agnès Alexandre Collier, soutenue le 30 juin 2022, 561 pages.

Le 27/4/2023 la version 1 (unique à cette date) a été copiée sur le site officiel theses.fr à l’adresse suivante : https://www.theses.fr/2022UBFCH015

Pour une organisation politique, pratiquer l’entrisme consiste à infiltrer un certain nombre de ses membres dans un autre parti. Cela dans le but d’y recruter des militants, voire d’en prendre le contrôle. En France, l’entrisme des trotskystes aux partis socialiste et communiste a suscité beaucoup de débats et commentaires. Bien entendu, l’entrisme n’a pas été pratiqué seulement en France. Afin de mieux comprendre ce phénomène, Nicolas Sigoillot a consacré sa recherche à 17 tentatives visant le Parti travailliste en Grande-Bretagne de 1920 à 1992. La première de ces démarches entristes correspond à la création du Parti communiste de Grande-Bretagne lequel, sur les conseils de Lénine, entreprend de rallier le Parti travailliste. Les 16 démarches suivantes relèvent de groupes trotskystes. La dernière d’entre elles s’achève en 1992, année de départ de Militant[1]. Celui-ci a constitué l’organisation trotskyste la plus importante dans le Parti travailliste.

Le nombre important de ces entrismes résulte des spécificités de la social-démocratie britannique. Dans ce pays, ce sont les trade-unions qui ont créé le Parti travailliste afin d’avoir des représentants au parlement. En conséquence, tout adhérent d’un syndicat se trouve membre de droit du Parti. Les ouvriers les plus radicaux y militent d’abord avant, éventuellement, de rechercher une organisation plus combative. Dans un tel contexte, l’entrisme constitue une démarche logique pour les groupes révolutionnaires. Néanmoins, ils doivent tenir compte des réactions de la direction du Parti travailliste. Elle se méfie des organisations d’extrême gauche et veille à exclure ou marginaliser ses membres s’ils gagnent en influence. De plus, au fil des années, les « infiltrés » risquent l’acculturation et peuvent devenir de véritables sociaux-démocrates.

En conséquence, les communistes puis les trotskystes ont débattu de la meilleure manière de procéder. Pour ces derniers, l’entrisme va provoquer bien des désaccords et des scissions que N. Sigoillot décrit avec clarté. Son document montre la grande variété des méthodes employées. Ainsi, certains groupes conservent une organisation indépendante du Parti travailliste avec une partie des militants. D’autres conservent seulement un organe de presse extérieur. De plus, certains groupes changent de stratégie entriste au cours du temps. Ainsi, dans les années 1950, Gerry Healy dirige dans le Parti travailliste une fraction secrète « The Club ». Ses membres cachent leur appartenance et leur identité trotskyste pour ne pas être exclus (p. 277-295). En 1959, G. Healy change de stratégie : il prend le risque d’une sortie à brève échéance du Parti travailliste. Il fonde alors la Socialist Labour League (SLL) au programme ouvertement révolutionnaire. La direction travailliste la proscrit aussitôt (p. 296-297).

Mentionnons aussi le cas de Militant précédemment évoqué. Ses fondateurs appartiennent au Parti travailliste quand ils créent le groupe. Lorsque la direction travailliste  prend des mesures à son encontre, Militant se résout à partir. Cela amène N. Sigoillot à parler à son propos de « sortisme » (p. 348-384).

Finalement, les 17 entrismes décrits aboutissent, au mieux, à des succès limités ou à des résultats très relatifs. Néanmoins, ils permettent à N. Sigoillot d’élaborer une intéressante définition de l’entrisme :

« La pénétration secrète ou non d’un corps politique hôte (parti entré) par un autre (groupe ou parti entriste) à court terme ou à long terme si effectué dans le cadre d’un entrisme sui-generis »[2](p. 34).

Surtout, à partir de ses travaux il dresse une typologie de l’entrisme en 5 critères et 16 modalités possibles (p. 401-410).

Par ailleurs, cette thèse nous amène à formuler quelques remarques. Premier point : elle traite d’abord de l’entrisme mais elle pallie l’absence en français d’une histoire du trotskysme britannique. Autre intérêt de cette recherche : montrer les difficultés de la IVe Internationale à s’orienter après le décès de Trotsky. Ses successeurs se refusent à actualiser ses prédictions et à tenir compte des réalités nouvelles. De plus, après la fin du conflit mondial, la direction de la IVe Internationale use de méthodes autoritaires. Ainsi, elle veut imposer à la section britannique, le Revolutionnary Communist Party (RCP) un entrisme total dans le Parti travailliste. Comme la majorité du RCP s’y refuse, le secrétaire général de la IVe, Michel Pablo, le scinde en deux organisations (p. 254-265). Nous constatons qu’à partir de sources différentes, l’historien Francesco Giliani a fait récemment les mêmes constatations[3].   

Par contre, l’étude de N. Sigoillot comporte des approximations sur la crise de la IVe Internationale en 1953. En fait, celle-ci commence avec l’exclusion de la section française l’année précédente. Cette expulsion est omise dans cette thèse comme le rôle important joué par cette organisation dans la constitution du Comité International (p. 336)[4]. De plus, à propos de la section britannique, l’auteur ne nous indique pas le devenir de la forte minorité « pabliste » dirigée par John Lawrence (p. 291). Néanmoins, il s’agit de reproches de peu d’importance comparés aux qualités de cette thèse qui montre bien les difficultés de l’entrisme et les spécificités britanniques.   

                                                                                                          Jean Hentzgen


[1] Ce groupe utilise le nom de son périodique, Militant, comme nom d’usage.

[2] sui-generis : spécifique, singulier.

[3] Francesco Giliani, « Troisième Camp » ou nouvel « Octobre » ? Socialistes de gauche, trotskistes et Deuxième Guerre mondiale (1938-1948), Université Lumière Lyon 2, décembre 2020. Il y a une recension de cette thèse sur ce site :

[4] Sur la crise de la section française et la constitution du Comité International, il est possible, entre autre, de consulter notre thèse : Hentzgen Jean, Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste en France jusqu’en 1963 disponible en ligne à cette adresse : https://www.theses.fr/2019NORMLH08